LE SILENCE (LE CRI DE L'ÂME)

'LE SILENCE (LE CRI DE L'ÂME)' écrit par moi, le magicien (@suisei__ )

léger tw au niveau des thèmes abordés
(pour la description du tw rendez-vous en nda afin de ne pas spoiler)
(c'est vraiment pas la plus angsty de mes fics tho don't worry)


Depuis ses treize ans environ, Beomgyu déteste revenir ici.

La brise saline se fraie doucement un chemin entre ses longues mèches noires. Comme pour lui souhaiter un bon retour. Et du haut de ses vingt-trois ans, malgré toute la rancœur qu'il porte avec lui, il ne la repousse pas et la laisse caresser ses joues avec tendresse. Parce que Beomgyu déteste revenir ici, auprès de la mer, mais que la mer elle, ne l'a jamais détesté. Elle a vu tout ce qu'il s'est passé, toutes les tempêtes dont elle n'est pas responsable mais auxquelles elle a été associée. Alors non, la mer ne déteste pas Beomgyu, elle ne le détestera sûrement jamais. Il s'est parfois dit que cela aurait été préférable pourtant, qu'elle lui en veuille. Ça aurait sûrement rendu tout cela plus facile : il n'aurait eu aucun mal à ne plus jamais revenir ici, à dire adieu pour de bon à cet endroit.

Pourtant, la mer ne déteste pas Beomgyu. Et plus le temps passe, moins il est certain de la haïr.



À dix-sept-heures trente-huit, le train en provenance de Séoul arrive en gare. Une longue silhouette s'extirpe un peu maladroitement de la voiture cinq.

– Soobin !

Beomgyu lui fait un signe de la main et leurs regards se rencontrent. Un grand sourire apparait sur le visage de Soobin. Ce dernier n'a pas le temps de faire trois pas que déjà, Beomgyu se rue dans ses bras.

– Hé là, crevette ! s'exclame le plus grand. Tu veux déjà me casser un truc, alors que je suis à peine arrivé ?

Il ne répond rien et se contente de le serrer contre lui, cachant son sourire dans le creux de son cou en silence.

Beomgyu déteste le silence. Ça, il en est sûr et certain. Mais il ne l'a jamais dit à qui que ce soit ; il a peur de devoir donner des explications. Parce qu'en règle général, Beomgyu est quelqu'un de très silencieux qui ne se fait jamais remarquer. Il n'a pas envie de faire face à l'épreuve, aussi ridicule soit-elle, de surmonter l'étonnement que cette idée peut évoquer. De s'expliquer, de se justifier ; toutes ces règles tacites qu'il est quelque part conscient de ne pas avoir à suivre mais auxquelles il est incapable d'échapper. Alors plutôt que de s'y soumettre, il ne dit rien. Il fait perdurer le silence, celui qui le constitue selon les autres, celui qu'il n'a jamais su apprécier.

Mais avec Soobin, c'est différent.

Ça l'a un peu toujours été. Depuis leur rencontre au lycée, Beomgyu sait. Il a senti avant de savoir que Soobin serait toujours différent, que les règles ne s'appliqueraient pas à lui. Etrangement, ça ne l'a pas effrayé. À vrai dire, il n'a pas eu le temps d'être effrayé que déjà, il avait embrassé cette particularité, ce simple fait qui rendait Soobin spécial.

C'est un peu flou d'ailleurs, la façon dont il considère Soobin. Mais Beomgyu déteste le silence, pas l'incertitude. Alors tant que Soobin l'aime, il l'aime en retour, sans avoir besoin d'en savoir plus que cela.

– Tu as fait bon voyage ? demande-t-il finalement en s'écartant de lui.

– Bof, tu sais, quand on fait la taille d'un lampadaire...

Beomgyu répond avec un petit rire peiné. Il sait. Il a même vu à plusieurs reprises Soobin se dandiner dans des positions peu confortables pendant des voyages en train. Au lycée, il n'était pas aussi grand qu'il l'est aujourd'hui, mais il dépassait déjà tout leur petit groupe d'au moins une tête et était loin de s'habituer à la place de plus en plus importante que son corps occupait. Aujourd'hui, Soobin a arrêté de grandir – Dieu merci – mais Beomgyu se doute que son gabarit reste un inconvénient pour un certain nombre de chose.

Il espère au moins que sa présence pourra faire oublier à son ami les restes d'inconfort de son trajet. En tout cas, c'est l'impression qu'il a lorsque Soobin lui dit à quel point revenir ici le rend heureux. Dès lors, son bonheur devient tout ce qui compte à ses yeux.



Ici, c'est une maison à une dizaine de mètres de la plage, située au sud-ouest du village. Elle se trouve non loin des falaises typiques de la région, au pied desquelles se trouvent de nombreux rochers, qui viennent trancher avec le paysage paradisiaque de la plage de sable fin. Les vieilles fenêtres à carreaux qui surmontent le plan de travail de la cuisine offrent une vue prenante sur l'une d'entre elles et sur ce décor atypique. La cuisine par ailleurs, ne forme en réalité qu'une seule et grande pièce avec le salon, qui fait également office de salle à manger. Dans un coin de ce dernier débute le couloir, qui donne sur trois chambres et une salle de bain. Enfin, au fond du couloir se trouve l'accès au grenier : un escalier en pierre curieusement fait, dont les marches sont à peine suffisamment larges pour y déposer un pied entier. Le grenier en lui-même n'a pas grand-chose de particulier : c'est une pièce où il fait toujours froid et où s'entassent de trop nombreux objets pour pouvoir les compter et raconter leur histoire. Dans le grenier en revanche, se trouve une odeur que Beomgyu a toujours apprécié, en dépit de la sordidité du lieu. C'est une odeur de pierre fraiche mêlée à celle du vieux papier, que l'humidité ambiante rend presque palpable. Une odeur qu'il trouve cent fois plus agréable que celle qu'ils retrouvent lorsqu'ils franchissent la porte d'entrée.

– Ah, cette odeur ! s'exclame Soobin une fois rentré ici. Y'a pas à dire, ça, c'est l'odeur des vacances.

Beomgyu laisse un léger rire s'échapper d'entre ses lèvres. Un rire qu'il ne pense qu'à moitié, parce que Soobin a beau dire cela chaque fois qu'il remet les pieds ici, Beomgyu ne le comprend pas. Il ne le comprendra jamais d'ailleurs, c'est un fait avec lequel il doit encore apprendre à faire la paix. Parce qu'ici, c'est certes la maison dans laquelle Soobin a passé la plupart de ses vacances d'été au lycée, mais c'est surtout en partie la maison d'enfance de Beomgyu. La maison de son père. Un endroit bien loin du nid confortable qu'il représente pour leur petite bande d'amis. Un endroit qui a été source d'angoisse avant d'être source de rires. Un endroit trop silencieux en dépit de son emplacement côtier.

– Pas besoin de te montrer le chemin, je suppose, fait-il doucement avec un sourire bien sincère cette fois-ci.

– Eh non, cette maison n'a plus aucun secret pour moi ! s'exclame Soobin en se dirigeant machinalement vers la chambre au fond à gauche. C'est qu'elle serait presque autant la tienne que la mienne !

Et Beomgyu a envie de lui dire que oui, il a presque raison. Presque, parce que ce n'est pas encore vrai, mais qu'au fond de lui il ne désire rien avec autant d'ardeur. Il veut pouvoir rentrer ici et sentir lui aussi une odeur singulière, propre à Soobin. Une odeur qui serait venue remplacer celle de la pierre et de l'alcool, qu'il ne sent plus vraiment mais dont le fantôme le hante jour et nuit. Il aimerait pouvoir rentrer ici et ne pas combattre continuellement ce sentiment qui lui pèse lourd sur le cœur. Il aimerait pouvoir revenir ici et avoir effacé tous les vieux souvenirs douloureux qui s'accrochent à ces meubles, qu'il a toujours trouvé de mauvais goût, et à la place trouver une maison. Une vraie.

Mais ça, Beomgyu ne le dit pas, il le garde pour lui.

À la place, il laisse gagner le silence.



Le soir-même, ils sortent en ville faire des premières courses. Les quelques heures qu'ils passent ensemble suffisent à faire oublier à Beomgyu les derniers jours qu'il a passé seul ici, sans autre compagnie que celle de ses vieux souvenirs. C'est là tout le pouvoir de Soobin, l'une de ses démonstrations tout du moins. Avec lui, Beomgyu ne sent pas le temps passer, seuls suffisent leurs rires en farandoles et leurs sourires complices pour envoyer valser les pensées sombres qui ont tant de fois essayé de le couler ces derniers jours. L'espace d'une soirée, il s'autorise à oublier la raison de leur présence ici à tous les deux. Il ne pense qu'à Soobin, au confort de sa simple présence et au soulagement que lui procure sa voix.

– Oh regarde, t'es en promo, lui annonce sobrement ce dernier en s'approchant du rayon fruit de mer. Deux barquettes pour le prix d'une.

Interloqué par l'absurdité de ses propos, Beomgyu cherche du regard l'article que pointe Soobin du doigt. Lorsque ses yeux se posent sur les fameuses barquettes de crevettes roses, il maudit sa naïveté et réprime un haut le cœur.

Pour toute réponse à cette blague qu'il trouve de mauvais goût, il se contente de frapper l'épaule de son ami qui feint une souffrance démesurée.

– Alors que je déteste ça, marmonne-t-il avec aigreur en évitant soigneusement de regarder une seconde de plus en direction du rayon.

– Ce que je trouve toujours aussi dommage ! s'exclame Soobin. C'est si mignon, les crevettes. Et tellement bon.

Elles sont mortes, surtout. Beomgyu s'abstient de lui partager sa pensée : trouver une répartie a cessé d'être une priorité à l'instant où Soobin a glissé des doigts curieux entre les mèches de ses cheveux. Il se contente de sourire, laisse sans difficulté le silence s'installer entre eux pour se concentrer sur l'agréable sensation que cette action éveille en lui.

Quelques minutes de commentaires sur la pousse de ses cheveux et de vaines négociations plus tard – Non Soobin, pas mêmes des crevettes grises –, ils règlent leurs achats et rentrent d'un pas enthousiaste.

Ce n'est qu'une fois couché que Beomgyu retrouve l'ombre de ses idées moroses. Elles ne l'enlacent plus avec la même facilité que lorsqu'il était seul ici, mais reviennent lui chuchoter des mots tristes, qui refont un peu plus pencher la balance de son humeur du côté de cette odieuse mélancolie. Mais savoir que Soobin se trouve de l'autre côté du mur de sa chambre les empêche de l'atteindre complètement, et il s'endort avec une sérénité qui lui avait manqué.



Le lendemain, Beomgyu se lève tôt.

Il faut dire qu'il n'a jamais très bien dormi ici. En se réveillant ce matin, il espère qu'un jour cette maison en bord de mer ne lui procurera que du réconfort. Pour l'instant, c'est encore loin d'être le cas. Alors comme il a rarement faim le matin et que Soobin est un gros dormeur, il décide de sortir.

À cette heure-ci l'air marin n'a pas encore cette lourdeur pénible qui va avec les longues journées d'été. La brise qui balaie quelques-unes de ses mèches cheveux est agréable, sa fraicheur chasse les dernières traces de sommeil qui brouillaient encore un peu son esprit. Les yeux fermés, il avance sans but précis. Dès lors qu'il ne voit plus, il a l'impression que le bruit des vagues s'amplifie. Il fronce les sourcils. Il se rend compte que ce son l'angoisse légèrement. Il trouve quelque chose de terrifiant dans l'ampleur des vagues et de leur fougue imprévisible dès que le vent se lève. Ça lui rappelle qu'il n'est rien face à la grandeur de la nature, qu'il est constamment à la merci de ce qu'il ne contrôle pas. C'est peut-être pour ça qu'il n'a jamais été très à l'aise dans l'eau, ni dans cette maison d'ailleurs. Qu'il s'agisse de vagues déferlantes ou des cris de son père, il n'a jamais été à l'abris d'aucune tempête. Il était constamment victime de quelque chose, qu'il soit à l'intérieur ou à l'extérieur de cette fichue maison. Mais ce matin Beomgyu refuse de laisser ces horribles pensées gâcher son début de journée. Il prend une grande respiration et essaie de trouver quelque chose d'apaisant dans la salinité de l'air. Il tente de relativiser. Il se dit que le bruit des vagues est peut-être angoissant, mais que c'est toujours mieux que le silence.

Surtout, il essaie de se rassurer comme il le peut : les vagues lui ont toujours fait plus de peur que de mal, et son père...




Son père est mort.

Ça lui revient. L'arrivée de Soobin lui a presque fait oublier l'essentiel, la raison même de leur venue ici. Il y a quelques mois, son père est mort de ce poison qui aura causé sa perte et celle de leur famille. D'elle il ne reste plus que lui désormais. Lui, cette maison et tous les démons qui s'y cachent.




– Ah, t'es là ! J'ai préparé un truc pour le petit dej', t'en veux ?

Beomgyu ne sait pas encore en quoi consiste ce « truc » que Soobin a préparé, mais il n'a pas besoin de réfléchir plus que ça pour accepter. L'odeur qui émane de la cuisine ouverte embaume tout le petit salon et lui fait instantanément oublier l'odeur de la mer et de l'alcool. Il sautille jusqu'à Soobin et observe le contenu de la poêle par-dessus son épaule. Il se sent saliver à la simple vue des œufs au plat et des tranches de lards qui les accompagnent.

– T'as assaisonné avec quoi ? demande-t-il en observant les herbes avec scepticisme.

– Que des bons trucs et rien qui agressera ton palais, t'inquiète.

Il finit par s'éloigner avec un sourire pour mettre la table. Il a beau être difficile avec la nourriture, il a une confiance aveugle en Soobin et ses talents de cuistot.

– On commence par quoi ? lui demande ce dernier une fois leur petit déjeuner englouti.

Beomgyu force un sourire. Pour la forme mais aussi pour se donner de la force, se convaincre ne serait-ce que quelques heures qu'il est capable de faire ce pour quoi il a invité Soobin et ses amis cet été. Peut-être que grâce à ce sourire, à celui de Soobin et à leur playlist partagée, il aura la force d'affronter tous les recoins de cette maison, de faire face à tous les souvenirs qui y résident pour mieux les oublier.

– Par le grenier, je pense, fait-il tout bas.

Mais il sait que Soobin l'a entendu lorsqu'il allume son enceinte portable et se dirige gaiement vers les escaliers qui mènent à l'étage.

– À nous deux, vilain grenier !

Un rire lui échappe. Beomgyu se fait peut-être de faux espoirs, mais il se dit qu'il y a bien une chance, même infime, que tout se passe bien.



– Euh Gyu ?

Beomgyu relève la tête du carton de livres qu'il était en train d'organiser. Ses yeux se posent instantanément sur le cadre que lui tend Soobin.

– Je savais pas trop où ranger ça...

Sans dire un mot, il lui prend délicatement le cadre des mains et détaille la photo qui y réside. C'est une photo de son père et lui, au bord de la mer. Beomgyu pourrait reconnaitre cette plage entre mille. C'est la sienne, la leur. La sienne, maintenant. À en juger son petit gabarit et le point de vue duquel est pris la photo – celui de sa mère, sans doute – il ne doit pas avoir plus de cinq ans. Et avec cette simple image, une myriade d'autres surviennent. Comme des peurs d'enfant enterrées depuis des lustres, elles resurgissent à une vitesse folle, et Beomgyu se souvient. Il se souvient d'avant, lorsque tout allait bien, que sa famille en était vraiment une. L'époque où cette maison n'était synonyme que de bons moments à partager avec son père, le vrai, celui qu'il n'a plus jamais été par la suite. Et les images défilent, elles ne s'arrêtent plus. Il a à peine le temps de se remémorer ces bons souvenirs longtemps oubliés que tout s'écroule. D'un souvenir à l'autre, les sourires s'effacent, le temps se couvre et les premières tempêtes apparaissent. Les rires se transforment en larmes, les frissons d'appréhensions éclipsent les derniers instants de bonheur. Très vite, il n'y a plus que des cris résonnant depuis le salon, des bruits de verre cassé, et la pluie dehors qui n'arrête pas de frapper contre la vitre de sa petite chambre, tandis que sa silhouette frêle tremble, recroquevillée sous son bureau.

Puis le silence, plus rien. Cette impression de fin du monde, d'instant figé pendant lequel tout est possible. Le pire surtout.

– Gyu ?

La voix de Soobin l'arrache à cette affreuse soirée d'averse qu'il a vécue trop de fois pour les compter. Il sent son pouce caresser sa joue ; c'est seulement là que Beomgyu se rend compte que ses larmes déforment le visage de son père derrière le verre poussiéreux. Lorsqu'il replonge ses yeux dans ceux de Soobin, il se sent comme revenir à la surface, et un semblant de soulagement fleurit dans sa poitrine douloureuse.

– Tu peux t'en débarrasser, dit-il en lui tendant le cadre sans lui accorder un regard de plus. 

– T'es sûr ? fait Soobin avec hésitation. Parce que...

Et Beomgyu n'a pas les bons mots. Pas aujourd'hui. Il ne les a jamais lorsqu'il est question de lui et de parler de ce qu'il ressent réellement. Il n'aime pas ça. Ce demi-silence qu'il fait exister par son incapacité à dire, simplement dire à Soobin qu'il ne veut plus jamais se souvenir du calme avant la tempête. Qu'il veut simplement oublier à nouveau qu'une douce normalité a existé avant que sa vie ici ne vire au cauchemar. Parce qu'alors, cela voudrait dire qu'il y avait un espoir, un premier deuil à faire bien avant que son père ne meure. Celui d'une adolescence heureuse, d'une vie simple.

Cela voudrait dire que Beomgyu ne déteste pas vraiment revenir ici, mais bien que ce lieu lui rappelle constamment ce qui lui a été arraché.

Non, Beomgyu n'a pas les bons mots pour dire sa douleur. Mais avec Soobin, il n'en a pas toujours besoin. Alors en attendant de pouvoir trouver les mots, ne serait-ce que pour lui-même, un simple regard suffit, et Soobin reprend le cadre.



Le soir-même, Soobin insiste pour sortir d'ici. Prendre l'air, et peut-être aussi une glace à déguster le long de la plage.

– Si je reste une minute de plus dans ce grenier, je vais devenir fou !

Beomgyu a accepté avec un petit rire, à la fois désolé d'infliger ce dur labeur à son ami et infiniment soulagé de le savoir à ses côtés. Et même s'il n'est d'ordinaire pas très friand de glace, il faut dire qu'il n'a jamais trop su résister à quoique ce soit ayant la saveur pamplemousse. C'est donc tout heureux qu'il commande après Soobin une boule du sorbet pamplemousse que propose le jeune vendeur de glace de la plage, non sans écoper d'une grimace exagérée de son ami.

– Donc moi, j'ai pas le droit d'acheter de crevettes pour te faire des bons petits plats, et toi tu te nourris de ce... truc.

Un grand sourire apparait sur le visage de Beomgyu.

– Tu veux goûter ? demande-t-il d'un ton excessivement enjoué, en rapprochant dangereusement sa cuillère en plastique de la bouche de Soobin.

La réaction de ce dernier ne se fait pas attendre, alors qu'il pousse un cri effrayé et s'éloigne à grand pas.

Une dizaine de minutes de taquineries et de dégustation plus tard, ils passent devant ce qui semble être une brocante. La plupart des exposants sont en train de ranger leurs affaires, mais ça ne les empêche pas de gentiment leur sourire chaque fois que leurs yeux s'arrêtent sur ce qu'ils proposent. En l'espace de seulement cinq minutes, Beomgyu a déjà flashé sur une collection de CD monumentale et Soobin sur un bac rempli de vieux jeux-vidéo. Malheureusement, l'heure n'est plus à la vente, mais ils se promettent – et promettent également aux propriétaires des stands – de revenir dès le lendemain.

– Dis, tu penses pas qu'on pourrait exposer nous aussi ? lui demande Soobin sur le chemin du retour.

– Hm ? demande Beomgyu, déjà ailleurs à l'idée de rentrer.

– À la brocante. On pourrait demander à avoir un stand non ? Pour se débarrasser de tout ce qui y a dans la maison de ton père. Ça éviterait d'avoir à tout jeter...

– Oh... oui, c'est sûr.

Beomgyu a conscience de ne pas avoir l'air très convaincu. Pourtant, l'idée lui plait : tous les moyens sont bons pour faire disparaitre toutes les traces que son père a laissé ici, et il se sentira toujours moins coupable de donner une seconde vie à toutes ces affaires qu'il ne souhaite pas garder.

– Je ne sais pas comment on doit s'y prendre, par contre...

– Bah, fait Soobin en haussant les épaules dans un geste nonchalant, les gens avaient l'air sympa, j'suis sûr qu'ils nous laisseront improviser notre stand dans un coin.

Beomgyu a gros doute.

Mais la confiance à toute épreuve de Soobin le fait rire. Le chemin du retour passe à vitesse folle, malgré son désir de ne jamais voir cette balade se terminer. Le soir-même, il est plus que ravi d'observer Soobin faire le clown en préparant à manger, jouant avec le feu alors qu'il s'amuse à faire sauter son omelette le plus haut possible. Leur playlist partagée, vieille de plusieurs années déjà, berce leur soirée depuis l'enceinte du plus grand, posée dans un coin du salon. Puis, à nouveau, la soirée s'éteint trop rapidement et laisse un peu trop vite Beomgyu seul face à ses pensées douloureuses. Allongé dans son lit, tout le ramène à cette photographie que Soobin lui a montré plus tôt dans la journée. Plus que tout le reste, c'est le sourire de son père et le sien qui le hantent. Puis toutes les images qui en découlent : les bribes d'une enfance heureuse trop vite oubliée. Ces images-là sont fourbes, bien plus encore que tous les souvenirs douloureux de son adolescence. Parce qu'elles accentuent la souffrance qu'il pensait avoir apprivoisée. Comme si accepter avec peine et résignation que son père n'en était plus un depuis des années n'était pas suffisant, il faut désormais qu'il se remémore qu'avant ça, il avait su être autre chose que cet homme violent, ce père raté.

Et ça le met mal à l'aise, ça le remue de l'intérieur de la pire des façons, à lui en donner la nausée. Il suffit de cinq longues minutes de silence pour que ses pensées le consument tout entier et tirent des larmes de ses yeux fatigués. Puis il repense à Soobin, de l'autre côté du mur. Le connaissant, il est peut-être encore en train de traîner sur les réseaux. L'espace d'un instant, Beomgyu hésite à le rejoindre. Ce ne serait pas la première fois qu'ils partagent une couche ; seulement la première fois que ses démons en sont à l'origine. Et même s'il sait pertinemment que Soobin ne refuserait pas, il abandonne vite l'idée. À la place il retrouve son casque, qu'il a délaissé dans un coin de sa chambre depuis l'arrivée de son ami, ainsi que sa vieille console.

Et à vingt-trois ans, Beomgyu se retrouve de nouveau recroquevillé sous son petit bureau en bois, le même tube de son groupe favori dans les oreilles et le même jeu vidéo pour le divertir que lorsqu'il en avait douze.



Le lendemain, Beomgyu se réveille anormalement tard.

C'est loin d'être dans ses habitudes, mais sa mélancolie d'hier soir l'a poussé à jouer jusqu'à très tard. Ou plutôt, jusqu'à très tôt. Lorsqu'il sort de sa chambre, il se rend compte que la maison est plongée dans un terrible silence.

– Soobin ?

Aucune réponse. Il jette un œil dans le salon, puis dans la salle de bain et enfin, dans la chambre de Soobin. Son ami n'est pas là. À cette réalisation, un désagréable sentiment le traverse. Il a beau apprécier la solitude, elle lui est insoutenable lorsqu'il est ici. Les jours qu'il a passés seul avant l'arrivée de Soobin ont été un pur calvaire d'insomnies, de larmes et de balades sur la plage pour ne pas avoir à rester enfermer ici. Seuls ses appels récurrents avec Taehyun, qui est bien plus doué que lui lorsqu'il est question d'administratif, ont réussi à le guider à travers sa pénible attente. Et même s'il se doute bien que Soobin ne l'a pas abandonné, ça n'empêche pas une légère panique de poindre en lui. Il se ressaisit finalement en pensant à débrancher son téléphone sur sa table de chevet. C'est avec soulagement qu'il découvre sur l'écran plusieurs messages du contact « soo <3 ».

yo crevette !! t'étais (bizarrement ? ) pas debout ce matin, dcp j'ai décidé d'etre un adulte responsable et de retourner à la brocante pour négocier avec les exposants. jsuis sur qu'ils diront oui !!
09 : 46

ah et je vais faire des courses aussi. promis jprends pas de fruit de mer 🙄
09 : 50

et y'a des restes d'hier et de ce que j'ai fait ce matin dans le frigo si tu veux pour ton petit dej !
09 : 57

La panique se dissipe peu à peu et il se détend en même temps qu'il laisse échapper un soupir. Avec un peu de chance, Soobin sera rentré quand il aura terminé de prendre son petit déjeuner, et il n'aura pas à se retrouver seul sans avoir rien d'autre à faire que de retourner dans le grenier. C'est donc en prenant soin d'allumer l'enceinte de Soobin qu'il récupère ce que ce dernier a préparé pour lui. C'est un mélange des restes de l'omelette de la veille coupée en morceaux accompagnés d'une fine tranche de dinde et de quatre quartiers de pêche. Pour ce qui est de la boisson, il se contente d'un verre de lait, puisque la dernière fois, Soobin a refusé d'acheter une bouteille de jus de pamplemousse – sous prétexte que lui ne pouvait pas acheter ses crevettes. L'un étant aussi têtu que l'autre, ils sont tous les deux rentrés bredouilles.

Leur playlist partagée en fond – même s'il est seul, elle lui donne l'impression qu'une partie de Soobin reste avec lui –, il s'installe à la petite table basse du salon, les genoux repliés contre lui. La tête baissée, il fait tout ce qu'il peut pour ne pas trop regarder autour de lui. Lorsque Soobin est là, c'est on ne peut plus facile de ne pas laisser ses yeux s'arrêter sur chaque recoin de la maison, sur le moindre élément qui pourrait lui rappeler son père, son enfance ici et toutes les tempêtes qui vont avec. Mais face à son assiette, c'est déjà plus compliqué. Il a beau manger lentement et apprécier chaque bouchée de son petit déjeuner, rien n'y fait. Arrive ce moment terrible où il repose son verre, dont le bruit résonne dans tout l'habitat, venant ponctuer la fin d'une chanson comme le son du glas. Beomgyu regarde l'écran de son téléphone : aucune nouvelle de Soobin. Il n'ose pas l'appeler, de peur de le déranger en pleine négociation ou en pleine course. Il sait que ça ne le dérangerait pas outre mesure, mais il a déjà l'impression de trop lui en demander. L'espace d'un instant, il pense à appeler Taehyun ou Yeonjun. Seulement il sait que ces derniers sont très occupés de leur côté, avec le travail à temps plein de l'un et l'alternance de l'autre, couplés à leurs préparatifs pour venir les rejoindre ici dans quelques jours. Il est déjà trop heureux qu'ils aient accepté de se déplacer pour l'occasion et de l'aider à distance depuis le décès de son père ; là encore, il ne veut pas abuser de leur bonté.

Fatalement, il se retrouve seul. Seul avec eux. Ces souvenirs qui s'accrochent comme des sangsues à chaque parcelle de la maison. Parviendra-t-il un jour à les oublier ? Beomgyu ne sait pas s'il a peur d'y arriver ou au contraire, d'échouer à les laisser partir. Lorsque de là où il est, il aperçoit le plan de travail de la cuisine, il revoit une image un peu floue de son père en train de préparer l'une de ses énièmes recettes d'aubergines. Recettes qu'il n'a jamais appréciées au final, mais il se souvient vaguement de la fascination qui le traversait chaque fois qu'il le regardait cuisiner. C'est aussi sur ce plan de travail que pour la première fois, il l'a vu chancelant près d'une bouteille d'alcool un peu trop entamée. Le regard ailleurs, l'air un peu honteux, avec un sourire à mille lieux de sa sincérité habituelle. Il lui suffit de relever un peu plus les yeux pour tomber sur les fenêtres qui donnent sur les falaises de la côte. Fenêtres que son père a cassées une fois, fou de rage, trop alcoolisé pour se rendre compte du monstre qu'il devenait peu à peu. Ce soir-là, Beomgyu avait eu le malheur de lui raconter sa dernière sortie avec sa mère et son nouvel amoureux, qui lui avait offert un poster de son film préféré et les avait invités au restaurant. La tempête n'avait pas tardé. L'orage avait grondé en même temps que la voix de son père, qui prenait une tonalité insupportable chaque fois qu'il avait bu. Et il avait beau eu se boucher les oreilles, il avait été incapable de bouger, incapable de défaire son regard du sien, hargneux, méconnaissable. Dehors, la pluie s'était mise à taper contre les vitres, puis sur les meubles et le sol de la cuisine, après que le tonnerre ait frappé.

Lorsqu'il détourne enfin les yeux, Beomgyu sent une lourdeur pénible dans sa gorge. Il peine à ouvrir la bouche pour respirer et déglutit avec difficulté alors qu'une larme solitaire dévale sa joue gauche. Il faut qu'il se ressaisisse ; ce n'est pas le moment de craquer. Soobin pourrait revenir d'un moment à l'autre, il ne veut pas que tous les efforts qu'il a faits jusque-là pour qu'il ne le surprenne pas dans un état lamentable n'aient servi à rien. Alors même si ses lèvres restent sèches et scellées, il essuie sa joue et se relève maladroitement. C'est seulement à ce moment-là qu'il se rend compte qu'il est encore là.

Le silence.

Glaçant, oppressant. Il se précipite en quelques enjambées vers l'enceinte de Soobin et comprend après quelques manipulations que sa batterie est vide. Un soufflement de nez désabusé lui échappe alors qu'il la repose un peu trop brusquement. Il s'en veut immédiatement ; après tout, elle n'a rien demandé. Comme lui, d'ailleurs. Il n'a rien demandé de tout ça. Il n'a jamais demandé à ce que ses parents se séparent, jamais demandé à ce que son père sombre aussi rapidement dans ce foutu poison qui lui a arraché son adolescence et son amour d'un même coup de tonnerre. Jamais demandé à craindre de revenir ici alors qu'il n'avait que treize ans, à ne plus se sentir bien entre les quatre murs de cette chambre qui avait si longtemps été son refuge à l'époque. Jamais demandé à détester cette plage, cette maison, son propre père. Et il s'en veut de penser tout ça : il sait que ses parents ont eu raison de se séparer, que rester ensemble n'aurait sûrement pas été une meilleure solution. Mais au fond, qu'est-ce qui aurait pu être pire que ça ? Sa prise se resserre autour de l'enceinte, sa respiration se fait de plus en plus difficile. Beomgyu secoue la tête ; il ne veut pas penser à tout ça, pas maintenant. C'est trop tard. Il ne peut plus rien faire désormais : il ne retrouvera jamais cette adolescence normale qui lui a échappé, ne retrouvera jamais son père, mort avant d'avoir pu rattraper ses erreurs. Mort avant d'avoir pu le serrer dans ses bras et s'excuser. Il ne saura jamais ce qui aurait pu se passer si ses parents avaient pris des décisions différentes.

Trop Tard.

Submergé par cet abject mélange de haine, de tristesse et de frustration, il finit par s'effondrer contre le meuble. Il laisse les larmes couler, chaudes, contre ses joues rougies par la colère qui lui noue la gorge et scelle ses lèvres. Seuls ses hoquets étouffés et quelques geignements viennent fendre le silence. C'est sans réfléchir qu'il glisse ses doigts entre ses mèches de cheveux pour en agripper les racines. Puis il tire. C'est douloureux, et pourtant à mille lieux en deçà de la douleur qu'il ressent réellement et qui continue de lui tordre le ventre, malgré cette feinte vaine et futile. Comme déjà épuisé par cette vulgaire mascarade, il abandonne – lâchement, ne peut-il s'empêcher de penser – et repose ses poings serrés sur le sol, impuissant face à sa propre détresse. C'est en se redressant légèrement pour sommairement essuyer son visage que son regard se pose sur un meuble du salon. Un meuble qu'il a particulièrement pris soin d'éviter depuis son arrivée ici. Un meuble qu'il ne voyait pas être vidé avant la toute fin de son éprouvante mission ici, ni autrement que par les mains d'un autre. C'est un tout petit placard de rien du tout, fait dans le même bois que la plupart des autres meubles du salon. Un placard haut comme trois pommes, qui se laisse presque oublier dans un coin de la pièce, tant sa placidité détonne avec le reste de la décoration. Et pourtant.

C'est pourtant bien ce minuscule placard qui enferme la source de tous ses malheurs, l'origine du mal, le début de la fin. Ce placard qu'il a appris à détester, un peu comme tout ici, avec un peu plus d'amertume tout de même. Ce placard dont il retiendra le grincement jusqu'à sa mort probablement, et dont le souvenir continuera de le faire frissonner à jamais. Ce placard qui renfermait et renferme encore aujourd'hui ces jolies bouteilles de verres, toutes plus belles les unes que les autres, impeccablement rangées par taille de ses propres mains d'adolescent. Ce placard dont il n'a jamais su refuser l'accès à ses amis, lorsqu'il les a plusieurs fois invité à passer les vacances ici et qu'ils souhaitaient pimenter un peu leurs soirées. Ce placard ridiculement petit dans lequel se terre son ennemi juré, l'auteur-même de sa souffrance la plus brute.

Aujourd'hui, Beomgyu ne le supporte pas plus qu'avant, et sa vue lui donne un haut-le-cœur. Seulement aujourd'hui, Beomgyu est exténué. Il est las et furieux : furieux d'avoir ainsi été amené à haïr un pauvre meuble en bois et cette jolie maison en bord de mer. Alors aujourd'hui, Beomgyu décide qu'il en a assez. Il essuie son visage d'un geste trop hargneux pour être efficace, et se dirige vers le placard en bois.



– Gyu ?

Lorsque Soobin revient tout heureux de se matinée, deux bonnes nouvelles lui brûlant les lèvres, il ne s'attend pas à faire face au silence. L'espace d'un instant, il se dit que Beomgyu est peut-être parti se balader sur la plage, comme il sait qu'il a l'habitude de le faire. Il ne saurait expliquer autrement cette absence presque dérangeante de bruits ou de musique, d'un quelconque signe de vie lorsqu'il met les pieds ici. Parce que Soobin sait. À peu de choses près, il a saisi depuis quelques années déjà les subtilités qui font de Beomgyu ce garçon si particulier pour qui il serait prêt à tout. Et il sait pour le silence. Il sait qu'au-delà de cette façade que son ami s'efforce de maintenir aux yeux des autres, le silence le terrifie. Qu'il hait au fond ce garçon timide, discret et taiseux qu'il n'a su s'empêcher de devenir, au strict opposé de celui qu'il s'autorise enfin à être lorsqu'ils sont ensemble.

Alors Soobin s'inquiète. Il s'inquiète de ne pas le voir rentrer, ni d'obtenir de réponse. Il s'inquiète de constater que son enceinte, toujours posée dans un coin du salon, ne remplit plus sa fonction aussi fidèlement. Il entretient, l'espace de quelques secondes, l'espoir de retrouver Beomgyu emmitouflé dans ses draps malgré la chaleur, son casque audio sur les oreilles. Pourtant, il constate assez rapidement que toutes les chambres de la maison sont vides. La panique le prend peu à peu, et il abandonne lâchement son sac de course pour téléphoner à son ami. Son cœur rate un battement lorsque la sonnerie du téléphone de Beomgyu retentit dans le salon, déchirant le silence autrement que comme il l'aurait souhaité. Profondément perdu et de plus en plus angoissé, il récupère le portable vibrant sur la table basse. C'est seulement à ce moment-là qu'il relève les restes de petit déjeuner abandonnés négligemment. Ça ne fait qu'aggraver son inquiétude. Beomgyu n'est peut-être pas maniaque, mais il n'aurait jamais laissé ses couverts sales ici, sans au moins les ranger près de l'évier.

Soobin se mordille l'intérieur de la joue, nerveux. Malgré lui, il craint le pire. Il ne peut que se laisser engloutir par une multitude de scénarios sordides, trop préoccupé par le sort de son ami pour raisonner correctement. Certes, il n'a pas remarqué de signe particulièrement alarmant venant de Beomgyu récemment – et au fond, il sait qu'il en est sûrement la raison. Mais maintenant qu'il se retrouve planté là au milieu du salon, seul avec le silence et son imagination fourbe, il remet tout en question. Il sait bien que Beomgyu vit un moment très difficile, mais l'impuissance qui l'accable de tout son poids lui ouvre les yeux sur sa potentielle négligence. Il a beau s'être déplacé le plus vite possible pour venir le rejoindre ici, avoir fait tout ce qui est en son pouvoir pour lui donner le sourire comme il a toujours su le faire, il ne peut décemment pas savoir ce qu'il se passe dans sa tête. Malgré leur lien particulier et cette facilité déconcertante avec laquelle ils se sont toujours aimés, il se retrouve douloureusement ramené à la réalité. Celle qui ne cesse de lui échapper, celle qui l'empêche de prédire les pensées et actions de celui qui compte le plus pour lui, et donc, de prendre soin de lui comme il le souhaiterait.

Il sombre peu à peu sous l'assaut de ses pensées, trop nombreuses et trop nocives pour qu'il puisse réfléchir un peu plus clairement à la situation. Il prend une grande inspiration et se force à relativiser, en laissant trainer son regard sur le reste de la pièce. Et ce n'est qu'à ce moment là qu'il l'aperçoit.

Le petit placard. Laissé entrouvert.

Alerté, il se précipité jusqu'au meuble et ouvre pleinement ses portes. Il constate avec effroi que les nombreuses bouteilles d'alcool qui y ont toujours résidé n'y sont plus. Il sait, pourtant, à quel point Beomgyu déteste ce meuble et ce qu'il a trop longtemps contenu. Il sait aussi qu'il a mis un point d'honneur à l'ignorer depuis le début du grand ménage qu'ils font ici. Une idée lui traverse l'esprit, et il se dirige vers la poubelle de la cuisine avec l'espoir d'y trouver une réponse rassurante. Mais rien : la poubelle est telle qu'il l'a laissé ce matin en quittant la maison. Il passe une main sur son visage dans un geste inhabituel, qu'il hait à l'instant où il le fait tant il lui fait prendre conscience de la gravité de la situation.

Qu'est-ce qui s'est passé Beomgyu putain ?

Abattu, il se résout au bout de quelques secondes à partir à sa recherche, rassuré par la certitude qu'il ne peut pas être bien loin. C'est seulement à ce moment-là, lorsqu'il se redresse, et que son regard se pose sur la falaise en face de la maison, que son cœur chute dans sa cage thoracique.

Quelques grandes enjambées plus tard, la porte d'ici claque si fort qu'elle ne se referme pas bien, tandis qu'au sol, des pamplemousses s'échappent du sac de courses.



Beomgyu l'entend arriver de loin.

Il avait imaginé cette possibilité : celle que Soobin rentre peu après son départ précipité et vienne le retrouver ici. Pourtant, chaque pas qu'il l'entend faire derrière lui fait battre son cœur un peu plus fort. D'ici, il parvient à entendre le verre brisé craqueler sous ses semelles, après qu'il ait jeté une à une les bouteilles de son père sur le chemin menant jusqu'à la falaise. Tous les dix mètres, il en a laissé une tomber, s'éclater violemment contre la roche et se briser en mille morceaux, répandant ce qu'il restait d'alcool sur sa route et projetant quelques morceaux coupants vers ses mollets et chevilles. Sur le moment, il a trouvé particulièrement plaisant de voir ces jolies bouteilles voler en morceaux, disparaître définitivement dans un grand fracas qui brisait le silence d'un bruit fort. Mais maintenant que la respiration erratique de Soobin lui vient aux oreilles, traversant le vacarme de la mer déchaînée quelques mètres plus bas pour l'atteindre au plus profond de lui, il s'en veut. Il s'en veut de l'avoir probablement inquiété avec cette décision, farfelue et inconsidérée. Il s'en veut, se demande quelle mouche l'a piqué alors que ses doigts se resserrent autour de la dernière bouteille qu'il tient entre les mains. Désolé, désolé, désolé... Il ne pense plus que ça alors que quelques instants plus tôt, le bruit assourdissant des vagues venait réduire ses pensées noires au silence. Je ne voulais pas t'inquiéter, je ne voulais pas... il ne faut pas que tu t'inquiètes, je suis juste foutu, t'y peux rien Soo', je voulais juste...

– Beomg-

Soudain, un cri. Perçant, grave, éraillé. C'est cette voix, enfin, celle qui n'a jamais pu sortir après la première tempête. Beomgyu crie. Pour la première fois, il abat le silence, le transperce et le déchire à lui tout seul, à la seule force de cette âme meurtrie et révoltée. Beomgyu crie. Pendant un instant, il n'entend plus ni les vagues, ni Soobin, ni son propre cœur battre. Beomgyu crie. Il n'a toujours pas trouvé les mots, et pourtant il parvient à dire. Dire la souffrance, la haine, la tristesse, la déception, les regrets et les remords, la frustration et la solitude.

Il parvient enfin à dire : Je t'aime. Laisse-moi. Pars et ne reviens pas.

Enfin, Beomgyu jette la dernière bouteille à la mer. Il brise une bonne fois pour toutes le silence.


contenu du tw : ce texte traite du deuil d'un proche et d'alcoolisme. ces thèmes sont traités de façon subjective, et le texte se concentre davantage sur les conséquences émotionnelles qu'ont ce deuil et cette addiction dudit proche sur le personnage principal que sur la description en détail de quelconques violences.

mais nan la team !!! ça me fait tellement plaisir de vous retrouver après tant de temps pour un nouveau one shot txt !! j'espère qu'il vous aura plu malgré les thèmes pas vraiment joyeux ,,,

en tous cas ça a été un réel plaisir pour moi de l'écrire dans le cadre du projet ATLANTIS ! d'ailleurs, pour celleux à qui ça dit quelque chose, ce texte s'inscrit dans le même arc narratif que « Invisible Evidence », OS du recueil ARTE que j'avais organisé en 2021 ! C'est plus une sorte d'easter egg qu'autre chose, puisque que les deux textes peuvent se lire indépendamment sans problème.

bref je parle toujours trop, n'hésitez pas à laisser des retours ça fait toujours grandement plaisir, on se retrouve je ne sais trop quand avec le prochain et dernier OS qui viendra conclure ce petit recueil collaboratif :3

la bise !!

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