Chapitre 4
RILEY
Elle doit me prendre pour un fou et se demander comment j'ai choisi mon prénom. J'ai choisi Riley mais elle, elle s'appelle toujours huit cent trente-quatre, alors elle ne peut pas me juger. Je ne me sens pas assez proche de cette fille et confiant pour lui avouer que des bribes de souvenirs me sont revenues.
Je me suis souvenu de moi, gosse, confortablement installé dans un long canapé blanc et étonnement confortable ; c'est comme si j'avais pu ressentir ce confort à travers mon souvenir. J'étais seul, dans une grande pièce immaculée un peu trop éclairée et à la décoration très épurée, minimaliste et impersonnelle. Devant moi se tenait une télévision, un grand écran faisant pratiquement tout le mur, presque aussi fin qu'une feuille de papier. Un halo de lumière s'échappait de tous les côtés de la télévision, m'immergeant dans l'univers de ce que j'étais en train de visionner. Aussi étrange que ça puisse paraitre, je me rappelle que je voyais les images aussi réellement que si elles se déroulaient devant mes yeux. J'étais concentré, mais je riais de temps à autres. Je voyais dans l'écran un petit garçon manipuler des objets électroniques, je n'arrive pas à mettre le nom sur ces objets, c'est comme si je les connaissais sans vraiment les connaitre. Sensation très perturbante. Le petit garçon avait un sale caractère, il boudait de temps à autres et faisait les quatre cent coups. Il me plaisait bien. A un moment, il a déclaré « Je suis Riley ». Moi aussi, je veux être Riley.
Lorsque j'ai annoncé mon nouveau nom à la fille, elle m'a scruté avec des yeux ronds, je crois que je n'ai jamais vu la forme de ses yeux au naturel tant elle prend cet air étonné. Elle devrait se décoincer un petit peu, on dirait qu'elle garde son calme et qu'elle s'empêche d'exploser, un truc du genre. À vrai dire, sa présence m'ennuie et ce qui m'horripile par-dessus tout, c'est le fait d'être attaché à cette fille agaçante au nom d'autant plus nul, huit cent trente-quatre. Une expérience très positive, en somme.
Je trouve qu'elle pose un peu trop de questions. Évidemment que j'ai envie de savoir ce que nous faisons là, de me rappeler mon passé, de connaitre mon vrai nom. Parce que Riley n'est qu'une une usurpation d'identité, ça n'est pas moi. D'ailleurs je me demande quel genre de statut elle possédait pour avoir le droit de pénétrer dans l'arboretum, l'accès est restreint au personnel, il y a des visites de temps à autres, mais je n'ai jamais pu y aller. Mince, qu'est-ce que je raconte ? Comment j'ai fait pour me souvenir de ça ?
Peut-être finalement que je n'ai pas totalement perdu la mémoire, huit cent trente-quatre a raison, je me suis rappelé Riley, puis ça, je parviendrai peut-être à me souvenir de mon nom, de ma famille et même de ce que je fais ici attaché à cette fille, à qui je devrais trouver un prénom moi-même puisque ça n'a pas l'air d'être l'une de ses priorités. Des bribes de souvenirs me reviennent.
Je me retrouve dans une grande pièce blanche, un salon. Une télévision y trône ; quand j'étais petit, j'aimais me poser devant et regarder un petit garçon faire des bêtises. Ce souvenir m'arrache un triste sourire. Je ne suis plus cet enfant innocent, maintenant, j'ai des responsabilités. Un cri de souffrance me parvient du bout du couloir de l'appartement dans lequel je me trouve, je m'y dirige en courant, je sens l'urgence dans le cri de ma sœur.
En arrivant dans sa petite chambre d'un blanc aussi immaculé que celui du salon, je la vois, allongée dans son lit, haletante. Elle me tend la main, une grimace de douleur déforme les traits pourtant habituellement si angéliques de son visage. Je lui prends la main et m'assieds à son chevet, puis je commence à lui caresser les cheveux. Petit à petit, elle se calme mais des larmes perlent sur ses joues ; je sais très bien que malgré ses pleurs, elle reste forte. Je suis fier de ma sœur, c'est une petite fille très courageuse. Je regarde l'heure sur l'horloge numérique posée sur sa table de chevet. C'est l'heure.
Je lâche sa main quelques secondes pour ouvrir la boite posée sur la table de chevet et une rage s'empare de moi lorsque je vois ce qu'il reste à l'intérieur. Deux. Il ne reste que deux pilules. J'en prends une entre mes doigts et referme la boite d'un coup sec, enfermant l'unique pilule restante. Je ferme les yeux et tente de me calmer, je ne dois pas me laisser aller devant elle, elle ne doit pas sentir la panique en moi.
— Il y a un problème ? me demande-t-elle de sa petite voix fluette.
— Aucun problème, je lui réponds d'une voix douce en lui reprenant la main.
Je lui glisse la pilule dans la bouche et lui tends le verre d'eau qui était également posé sur la petite table de chevet. Elle se redresse, boit, avale sa pilule d'un geste machinal et se rallonge. Je retiens ma colère qui fait rage en moi, ma sœur est trop jeune pour mourir, elle n'a que six ans. Je reste à son chevet jusqu'à ce qu'elle se rendorme et lorsqu'elle ferme ses yeux et qu'elle ne me regarde plus, je laisse mes larmes couler.
— Tu t'es souvenu de quelque chose ? me demande la fille, me sortant de ma rêverie.
Je ne m'étais pas rendu compte que des larmes coulent le long de mes joues, je les essuie d'un mouvement bref de ma main libre. Ça y est, j'ai perdu toute crédibilité, je ne sais pas comment je vais faire pour qu'elle me craigne maintenant qu'elle sait que j'ai un cœur, ce qui contraste avec l'image que je tente de lui donner depuis que je suis réveillé et qu'elle me harcèle de questions. Je ne peux cependant pas répondre à sa question, elle n'a pas à savoir ça, c'est bien trop personnel. Elle ne doit pas s'attacher à moi, j'ai l'intime conviction que je ne saurai pas la protéger, elle ne doit rien attendre de moi.
Je tente de mettre un nom sur ma sœur, cette petite fille effrayée dont je prenais soin. Ce souvenir était bien trop réel à mon goût, j'en ai ressenti toutes les émotions liées, comme si je me trouvais actuellement dans cette chambre devant elle. Je n'arrive pas non plus à savoir de quoi elle souffre, je ne comprends pas. Maintenant qu'elle m'est revenue en mémoire, je ressens un lien fort envers elle, c'est ma sœur, ma famille, je le sais. J'ai envie d'en découvrir plus sur moi-même, je veux connaitre tous les détails de ma vie.
Je fais le point sur ce que je sais déjà sans avoir à me creuser les méninges. Je ne connais pas mon nom, je vais m'en tenir à Riley. Je sais que j'ai vingt ans et que je ne suis jamais allé dans l'arboretum. Je sais que cette fille m'énerve et que ma mémoire est trouée, on dirait qu'elle est sélective. Mais là je m'égare, à vrai dire, la faim commence à me déconcentrer, nous n'avons rien à manger, peut-être que je devrais tenter d'assommer huit cent trente-quatre avec la pierre de tout à l'heure – si je la retrouve – et de me servir de son corps comme d'un repas.
N'importe quoi Riley, tu racontes n'importe quoi. Je la regarde, elle est d'ailleurs en train d'en faire de même depuis tout à l'heure, les sourcils froncés. J'aimerais bien voir son visage au repos, depuis tout à l'heure elle a un air coincé, on dirait qu'elle a un nerf bloqué.
— Je sais que tu te rappelles certaines choses, décrète-t-elle. Tu ne veux pas m'en parler, c'est ton choix, mais je tiens juste à te préciser que plus nous partageons nos souvenirs, plus nous pourrons retracer ce qu'il s'est passé. Cette idée est purement logique, je ne comprends pas pourquoi tu n'es pas d'accord avec moi.
— Comment je sais que tu n'es pas mon ennemie ? je lui demande finalement. Il se peut qu'on m'ait attaché à toi pour une sorte de test ou autre chose de complètement stupide, tu es là pour me sonder et voir comment je réagis, tu fais semblant de ne te souvenir de rien pour que je pense que toi et moi on est dans la même galère...
— Et je pourrais penser la même chose de toi, me coupe-t-elle.
Elle marque un point. Je ne sais rien d'elle et sans mes souvenirs, impossible pour moi de savoir si nous sommes dans la même galère ou si j'y suis seul. Je n'ai pas envie de lui faire confiance, de toute façon, une fois que j'aurai brisé cette chaine, elle n'aura pas besoin de savoir quoi que ce soit sur moi et vice versa. Je vais quand même faire un effort, si je peux lui soutirer quelques informations, ce n'est pas plus mal.
— D'accord, on a qu'à faire ton truc.
— De quoi tu parles ? me demande-t-elle.
— Ton truc, tu sais, réfléchir à ce qui a pu se passer.
Elle lève les yeux au ciel comme si elle attendait ça depuis une éternité et c'est vrai que j'ai agi comme un abruti, j'étais juste trop concentré sur l'idée de bouger d'ici mais même dans le cas où nous y arrivions, où est-ce qu'on irait sans aucune information ? Riley, tu crains.
— De quoi tu te souviens ? me redemande-t-elle.
— De ma famille, je réponds.
— Pourquoi on se souviendrait de notre famille mais pas de notre prénom ?
— Pourquoi j'ai l'impression qu'on est manipulés ? je lui demande, ignorant sa question.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— C'est logique, explique-moi pourquoi et surtout comment notre mémoire a pu être effacée aussi partiellement ?
— D'accord, alors tu sous-entends que quelqu'un nous a fait ça ? Mais quel est l'intérêt ?
— Peut-être qu'on a fait quelque chose de mal ?
Elle me regarde du coin de l'œil, pas vraiment convaincue de ma proposition. Et moi non plus d'ailleurs, je ne doute pas que j'aurais pu faire quelque chose de mal mais la concernant, je ne vois pas ce qu'elle aurait pu faire de répréhensible, elle a l'air tellement innocente et bonne sous tous rapports.
— Pourquoi tu avais l'air étonné que j'aille à l'arboretum ? me demande-t-elle.
— Parce que ce n'est pas donné à tout le monde, seuls les scientifiques et les gens influents ont le droit d'y pénétrer. Les plantes, les fruits et les légumes sont des denrées rares. Sans parler du nombre de crédits qu'on doit payer pour s'en procurer, c'est juste hallu...
— Comment tu sais ça ? me coupe-t-elle agressivement.
Si je lui dis que je n'en ai aucune idée, est-ce qu'elle va m'écraser sur le crâne la pierre qu'elle brandit en l'air de sa main libre ? Je dois réfléchir à la bonne réponse à lui donner. Le truc, c'est que je ne sais pas comment je me souviens de ça, je le sais, c'est tout. Il ne s'agit pas d'un souvenir comme avec ma sœur, c'est une connaissance innée, tout comme je sais compter, parler et faire des choses basiques. Mais alors, comment se fait-il que j'aie conscience d'une quelconque société, d'un mode de vie, mais pas de ma vie ?
Je sais simplement que nous avions des crédits sur une carte qui est rechargée chaque mois en fonction de notre travail, les gains sont variables. Il n'y a pas vraiment de caste, mais il y a bel et bien différents niveaux de vie, bien que nous vivions tous dans des appartements blanc immaculé ; nous profitons tous du même confort, quels que soient nos revenus. Ce dont nous ne jouissons pas à parts égales, ce sont des denrées alimentaires, si on n'a pas de crédit sur notre carte, on ne mange pas. La société estime que tout travail mérite salaire, si le salaire ne nous permet pas de vivre correctement, c'est de notre faute, on ne peut blâmer que nous-même. Et ces choses-là, je les sais, c'est une évidence pour moi.
— Tu ne te souviens pas de ça, toi ? je lui demande prudemment.
— Si. Bien sûr que si, dit-elle en reposant la pierre sur le sol.
Je ne sais pas si elle bluffe. Si elle le savait aussi, alors pourquoi s'énerver et me menacer de m'écraser le crâne avec cette grosse pierre ?
Personne ne parle pendant un moment, puis je me dévoue pour briser ce silence, à défaut de pouvoir briser la chaine.
— Tu sais, je ne peux pas continuer à t'appeler huit cent trente-quatre, ça ne te va pas super bien comme nom, je tente pour détendre l'atmosphère.
— Tu te moques de moi ? demande-t-elle un sourcil arqué. On s'en fiche de mon nom, appelle-moi comme tu voudras, trouve-moi un nom, fais-toi plaisir, mais par pitié, arrête de mettre ce sujet sur le tapis, ça n'est absolument pas important ! Et puis comme tu l'as dit, tu vas me laisser seule une fois qu'on sera détachés, alors qu'est-ce que ça peut faire, comment je m'appelle ?
Elle marque encore un point, c'est exactement ce que je lui ai dit tout à l'heure, alors pourquoi je cherche à faire connaissance avec elle ou à lui trouver un nom ? Je trouve juste ça malsain qu'on s'appelle par des nombres, comme si nous étions de vulgaires sujets d'une expérience qui aurait mal tourné. J'aimerais qu'elle ait un nom, qu'elle devienne une personne. Peu importe, elle n'en veut pas. De toute façon, la nuit est maintenant tombée, on ferait mieux de dormir et de réfléchir à tout ça demain. Mon mal de tête ne m'a pas quitté, il est toujours bel et bien présent, tapant sur mes tempes, dans mon front, derrière mes orbites, prenant la totalité de mon crâne en otage. Je n'arrive ni à réfléchir, ni à me concentrer.
Je m'installe plus confortablement sur le tronc d'arbre contre lequel je suis assis depuis tout à l'heure et ma partenaire de galère s'installe aussi contre mon arbre, sur un autre côté du tronc, autant que nos menottes nous le permettent. Un insecte vole devant moi, mon subconscient me dit que c'est un papillon, il me dit aussi que c'est inoffensif et que ça ne se mange pas. Je suis cette petite bête volante des yeux et la vois se poser sur quelque chose qui me parait blanc dans la pénombre. J'essaye au maximum d'adapter mes yeux à l'obscurité et me concentre sur cette tache blanche. Mon subconscient me dit cette fois-ci que c'est une fleur et que ça ne se mange toujours pas, à part si je veux tomber malade. Mon ventre gargouille rien qu'à la pensée d'avaler quelque chose, je fais taire ce besoin en reportant mon attention sur la fleur. Je tends mon bras libre au maximum et approche ma main de la fleur, faisant fuir le papillon qui s'envole. Je l'arrache de sa tige, la privant de sa vie et de ses racines, rendant tout de suite le paysage plus terne.
J'hume la fleur et je dois avouer que ça sent extrêmement bon. Je n'en ai jamais senti de ma vie, elles se trouvent toutes dans l'arboretum et je n'y ai jamais mis les pieds. Je me rappelle simplement les avoir étudiées en cours de botanique. Je me sens frustré de me rappeler des détails insignifiants de ma vie et d'avoir oublié le plus gros, le plus important.
Ça n'est qu'un détail mais la fleur n'est pas toute blanche, des lignes jaunes traversent ses quelques pétales et je vois aussi qu'elle est composée de quelques anthères marron à l'aspect poudreux. Si je sais tout ça, c'est grâce à mes cours de botanique. Je reconnais la fleur comme étant un lys. Une idée me traverse l'esprit.
— Tu as déjà vu des fleurs, en vrai ? je demande à la fille en espérant qu'elle ne soit pas endormie.
— Oui, à l'arboretum. J'adore les fleurs, il n'y en a que là-bas, elles sont rares et précieuses.
— Et est-ce que tu aimes les lys ?
— Oui... Pourquoi toutes ces questions ?
Pour toute réponse, je lui tends la fleur que je tiens entre mes doigts. Elle écarquille les yeux en la voyant et me la prend délicatement des mains, comme si elle avait peur de l'abimer alors que la fleur est déjà en train de mourir puisque je l'ai arrachée à son habitat naturel. Elle la sent et je remarque que ses sourcils ne sont plus froncés et que c'est la première fois que je la vois sourire, ce qui lui va bien mieux. En fait, elle est même plutôt jolie.
— Tu pourrais t'appeler Lily ? je lui propose.
Elle m'adresse un large sourire, elle a l'air drôlement heureuse que je lui aie trouvé un prénom pour quelqu'un qui prétend s'en moquer depuis tout à l'heure.
— Va pour Lily, me répond-elle.
Nda : Lily correspond au lys en anglais.
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