II. ASPHALTE
Je regarde les longues lignes blanches peintes sur l'asphalte défiler devant nous à la lumière des phares. Le doux murmure du moteur me berce presque et de fines gouttes de pluies glissent le long du pare-brise, terminant leur vie écrasée sur la route – martyres du voyage et des papiers déchirés. C'est Matthéo qui conduit, les mains pâles plaquées sur le volant de cuir noir. Sa vitre est un peu ouverte et l'air frais chargé d'eau embaume l'habitacle de l'odeur de l'herbe mouillée.
Matthéo m'a souvent demandé pourquoi le bruit du tonnerre m'effrayait. C'est en regardant les poils blonds sur la peau de mes bras se dresser de froid qu'il m'apparaît que j'ai toujours su la réponse. Le tonnerre qui frappe le sol de fureur en de sonores cris de douleur ressemble aux battements de mon cœur. N'est-ce pas terrifiant de se réveiller un matin dans un corps inconnu qu'il convient de maîtriser, de nourrir et de bouger ? Entendre le sang pulser dans mes veines bleues, cachées sous ma peau. Inspirer chaque seconde un amas de molécules invisibles, douces comme l'Amour. Les yeux ouverts, la nuit, à ne voir que du noir, comme si la vie ne se résumait qu'à cela. Peut-être ai-je simplement peur de vivre.
Je détourne mon regard du pare-brise parsemé d'étoiles cristallines. En face de nous, à trois cents mètres, j'ai repéré un espace assez large pour une voiture sur le bas-côté de la route. Un arbre se dresse juste devant, protecteur de cet espace de repos égaré.
— On devrait s'arrêter là.
— Comme tu veux.
Je souris, car je sais qu'il est fatigué. Ses cheveux sont redevenus noirs, sa peau n'est plus teintée de bleu-néon. Il était beau, avec cette couleur-là. Il gare la voiture juste devant l'arbre et déverrouille les portières, j'ouvre la mienne et sors inspecter notre hôte végétal. En arrivant près du tronc de bois sombre, quelque chose s'écrase sur le sol devant mes chaussures mouillées. En me penchant, je saisis le fruit et l'inspecte.
— C'est une noix. On est en octobre, c'est normal qu'il y en ait.
Matthéo s'est approché et tire sur les lacets de mon sweat. Je jette la noix par terre pour observer le noyer de plus près. Il me semble immense. Ses longues branches s'étalent tout en largeur et ses feuilles plates abritent près d'elles de petites coques brunes. En posant ma main contre son tronc humide, je me dis que j'aime cet arbre.
— Tu savais que les Romains avaient dédié cet arbre à Jupiter ? demande-t-il d'une voix un peu endormie.
J'attrape son index blanc au vol. En caressant sa main parcourue de nuées blanches semblables aux feuilles pâles étalées devant nous sur l'asphalte gris, je hoche la tête pour qu'il continue. Matthéo sait raconter des histoires.
— Jupiter gouvernait la terre et le ciel. Sur notre passage, il a envoyé la foudre qui t'a fait frémir et a mouillé le noyer.
— Sans la pluie, nous ne serions pas arrivés ici.
Je le vois sourire dans la pénombre d'un air triste.
— On ne sacrifiait en son nom que des animaux de couleur blanche. Mais moi, je ne suis ni blanc ni foncé. Je n'existe pas pour lui.
Sur son avant-bras, je relie du bout des doigts mes constellations occultes.
— Tu es trop beau pour être sacrifié.
Il dégage ma main de son bras pour l'enfermer dans ses paumes. Je sais qu'il se hait et qu'il aurait préféré que le brouillard qui parcourt son corps se soit dissipé à sa naissance. Je sais que sa mère lui manque et qu'il ne s'est jamais trouvé à la hauteur. Matthéo, c'est mon orphelin.
— Tu sais qui tu es, pour Jupiter, Vinciane ?
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Il murmure. Les mots dans sa bouche ont un goût d'éternité.
— Tu es Minerve, sa fille. Déesse de la guerre et de la sagesse, tu es un poison trop doux pour être consommé. Point de discorde à tes côtés, juste un soupir et tout s'efface.
Il serre ma main dans la sienne. Ses yeux sont aussi noirs que le ciel au-dessus de nous, caché par les bras de Jupiter – grandioses branches de noyer. Dans ses prunelles se reflète la lumière jaune des phares de la voiture, encore allumés dans son dos. Passant à travers ses boucles brunes ils constellent ses iris de taches dorées, image du feu ardent qui semble le consumer.
— Toi, tu es son fils. Vulcain, dieu du feu et du métal. Autour de toi tout brûle, mais ton toucher est froid, froid d'argent.
— Le noyer a trouvé ses enfants.
Nous soupirons en cœur – les retrouvailles sont éprouvantes. Quelques gouttes tombent à nouveau du ciel. Matthéo semble épuisé. Je le guide par la main jusqu'à la voiture.
— Dormons.
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