Chapitre 60

Lorsqu'Émilia retrouva les remparts familiers du château d'Espart, la jeune fille eut l'impression d'être partie depuis une éternité. Cela faisait si longtemps que ce n'était plus chez elle, désormais. Le mot foyer trouvait tout son sens en la petite bâtisse érigée dans les Pics, là où elle avait vécu avec Rayn, Daryon et Sophie. Mais même ça, on le lui avait enlevé.

Elle avait croisé des soldats pendant leur ronde quotidienne et ces derniers s'étaient empressés de lui proposer de la raccompagner. Ils lui avaient prêté un cheval, sa propre monture étant particulièrement fatiguée par ce rude voyage, et s'étaient dirigés d'un pas vif jusqu'aux portes du palais auquel la nouvelle était déjà parvenue.

Nombreux étaient ceux venus accueillir leur roi enfin de retour, Durkhem et Evelyn les premiers. Elle n'était pourtant pas dupe et savait que derrière leurs sourires se cachaient d'inavouables sentiments.

— Votre Majesté ! Où étiez-vous donc passé tout ce temps ? l'interrogea son Premier ministre qui semblait avoir vu un fantôme.

Evelyn ne lui laissa pas le temps de répondre, ce qu'Émilia n'aurait pas fait de toute manière. Elle se jeta dans ses bras, toujours aussi coquette et insupportable, son parfum agressant les narines de la reine qui se retint difficilement de froncer le nez.

Son frère était mort à la guerre et la demoiselle ne semblait même pas un minimum affectée par cette disparition. Cela valait peut-être mieux ainsi. Elle avait au moins l'honnêteté de ne pas feindre le deuil. Dans le cas contraire, cela aurait été sans doute plus dur à supporter pour Émilia.

— Où est-il ? les gratifia-t-elle tous deux de la plus froide des indifférences.

— À la chapelle, comprit immédiatement Durkhem qui ravala toute sa fierté mal placée afin de lui répondre.

Sans même les saluer, elle les planta à l'entrée et marcha d'un pas raide jusqu'à la chapelle. Elle qui avait jadis admiré les vitraux qui recouvraient ses façades et la baignaient d'une douce lumière aux multiples couleurs, ses yeux n'étaient plus rivés que sur l'autel sur lequel trônait un couffin en osier tressé dans lequel reposait la tête de Rayn.

Elle savait qu'il s'agissait là d'un traitement de faveur du Premier ministre par égard pour son neveu en attendant son enterrement au jardin d'honneur, les autres têtes ayant déjà été rendues aux familles endeuillées. Pourtant, voir son amant réduit à un tel état et exhibé à la vue de qui voudrait bien le voir la blessait plus que tout.

Ramenant derrière son oreille une mèche échappée de sa queue-de-cheval, elle se pencha au-dessus de la tête coupée et déposa un baiser sur les lèvres gelées de Rayn. La sensation fut la même que si elle avait embrassé une statue. Elle se laissa alors tomber à genoux et hurla en direction du ciel, laissant ses larmes couler sans chercher à les endiguer.

— Menteur ! Tu m'avais dit que ce n'était pas un baiser d'adieu. Tu m'avais promis de revenir vers nous. Daryon t'attend toujours là-bas. Menteur !

De longues heures durant, elle laissa libre court à sa peine, maudissant Rayn d'être parti ce jour-là, de les avoir abandonnés pour satisfaire son stupide ego de soldat en prétextant un quelconque devoir envers la couronne.

Au fond d'elle, elle savait que ce n'était pas la vérité. Il l'avait fait pour elle, pour leur fils, pour qu'ils puissent enfin vivre en paix. Mais comment pouvaient-ils vivre heureux sans lui à leurs côtés ? Elle en était incapable.

Des bruits de pas la tirèrent de son désespoir, la forçant à faire face à l'indésirable qui osait interrompre leurs adieux par sa simple présence. Adossé à l'encadrement de la porte, un Jeff rongé par les remords et le chagrin attendait les yeux baissés, incapable de s'approcher davantage de son roi défiguré par le chagrin.

— Que s'est-il passé ? lui demanda-t-elle d'une voix glaciale ne laissant pas la place au refus ni même à l'hésitation.

— Notre équipe a été choisie pour une mission d'assassinat dans l'espoir de mettre un terme à la guerre avant même qu'elle n'ait commencé, bredouilla le soldat dont la voix tremblait sous le poids d'une émotion encore vive. Tout se passait bien jusqu'à notre infiltration dans le palais.

Il joignit ses mains devant lui dans l'espoir de faire cesser les tremblements. Ce fut inutile. Plus il ravivait ses souvenirs, plus ceux-ci gagnaient le reste de son corps, si bien qu'il dut se laisser choir sur le banc le plus proche afin de ne pas tomber.

— Nous nous sommes séparés en petits groupes mais l'armée borméenne avait été prévenue de notre arrivée et nous attendait. Rayn et moi formions le groupe chargé d'assassiner l'empereur. Nous avons pu nous glisser jusqu'à sa chambre grâce à Jeanne mais nous sommes tombés dans un traquenard.

Il s'arrêta de nouveau, la tête dans les mains. Il ne voulait pas revivre ce moment encore une fois. Plutôt mourir.

— Continue, lui ordonna Émilia qui n'était plus capable de faire preuve de considération envers autrui.

— On m'a tiré dessus avant même que nous comprenions ce qu'il se passait. Rayn s'est interposé pour protéger Jeanne. C'est alors qu'elle... Elle l'a poignardé dans le dos.

Sa voix se brisa et il inspira de grandes goulées d'air alors qu'il tentait désespérément de dissimuler les larmes qui ravageaient son visage.

— Si je suis encore en vie aujourd'hui, c'est à Rayn que je le dois. Il a demandé à Jeanne de m'épargner.

— Et elle l'a sagement écouté ? aboya la reine qui peinait difficilement à garder son sang-froid, ses ongles profondément enfoncés dans la chair de ses paumes.

— Étrangement, oui, reconnut le soldat. Elle a soumis l'idée d'envoyer un messager à Espart, les têtes décapitées de mes camarades en guise de lettre. Si Rayn n'avait rien dit, peut-être m'auraient-ils tué moi aussi, et les têtes ne nous auraient jamais été retournées.

Les propos du garçon ne réconfortèrent que trop peu Émilia qui aurait préféré voir Jeff mourir à la place de Rayn. Elle ne pouvait cependant proférer de telles paroles à ce jeune soldat qui avait voyagé deux semaines durant avec la tête de ses amis sur le dos afin de permettre aux familles des défunts de faire leur deuil. Et puis, c'était un ami de Rayn. Le seul véritable ami qu'il était parvenu à se faire dans cette luxueuse prison.

— Et le reste des corps ? demanda-t-elle d'une voix chevrotante, sentant les larmes revenir à la charge.

— Les Borméens les ont empalés devant les portes d'Arrestite en guise d'avertissement. Quiconque tentera de s'en prendre à l'Empire sera exterminé.

Prenantune profonde inspiration, Émilia se redressa, royale. Quoi que cela lui encoûte, elle tuerait Jeanne de ses propres mains. Elle s'en faisait la promessesolennelle et celle-ci, elle comptait bien la tenir.

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