Chapitre 57

Sophie lança un regard moralisateur sur sa petite protégée qui n'avait pas touché à son assiette de tout le repas. Sa grève de la faim, loin d'être volontaire, empirait de jour en jour, si bien que la jeune femme avait maigri à vue d'œil.

— Tu dois manger, s'agaça la vieille femme. Si tu n'as pas faim, fais-le au moins pour le bébé. Si tu continues ainsi, il sera rachitique à la naissance.

— Hmmm...

Pour montrer qu'elle avait compris, Émilia planta sa fourchette dans une tomate et la porta à ses lèvres. Rien que l'odeur qui effleura ses narines lui arracha un haut-le-cœur et elle se précipita jusqu'à l'évier où elle vomit.

— La reine Mathilde était exactement pareille lorsqu'elle vous attendait. Elle ne mangeait plus rien au risque de vomir. Ton père a fait renvoyer les meilleurs cuisiniers du pays en pensant que les mets préparés n'étaient pas au goût de sa femme.

— En réalité, ils ne l'étaient pas au nôtre, comprit-elle, affichant un maigre sourire.

— Exact. Daraen et toi étiez très difficiles quand cela concernait la nourriture. Mais ton cas est différent, jeune fille. C'est l'inquiétude qui te rend malade et rien d'autre. Tu penses encore à Rayn ?

Émilia hocha la tête et dut se retenir au rebord de la table pour ne pas tomber. Un simple mouvement et le monde se mettait à danser violemment sous ses yeux.

— Tu n'as pas à t'en faire. Je suis certaine qu'il reviendra.

Elle n'aimait pas voir sa fille dans cet état et, plus que tout, elle était contrariée de ne rien pouvoir faire pour l'aider.

— Je le sais bien, tenta de la rassurer Émilia. Il me l'a promis, après tout. Je ne peux qu'attendre patiemment son retour.

Un vertige la saisit de nouveau, le saladier qu'elle tenait entre les mains se fracassa sur le sol.

— Émi ?!

Pliée en deux, la jeune femme gémissait de douleur. Elle avait l'impression qu'on la déchirait de l'intérieur. Sophie blanchit en apercevant la flaque d'eau qui était en train de se former par terre.

— Tu perds les eaux, s'exclama-t-elle en regardant autour d'elle.

— Je quoi ? bredouilla la jeune maman qui n'entendait plus très bien.

— Le bébé arrive. Allez, viens avec moi.

Lui prêtant son épaule, l'ancienne gouvernante soutint Émilia jusqu'à sa chambre et l'aida à s'installer. À peine son dos eut-il touché le matelas qu'une nouvelle décharge vrilla son dos, lui arrachant un nouveau hurlement.

— Je reviens tout de suite.

— Ne me laisse pas ! cria-t-elle alors que sa mère se précipitait déjà dans la cuisine.

Elle revint quelques minutes plus tard les bras chargés de serviettes et d'une bassine d'eau chaude. Elle écarta ensuite ses cuisses, ignorant les protestations de gêne de sa fille.

— Écoute-moi bien. Je sais que c'est douloureux mais il va falloir que tu pousses. Le bébé a commencé à descendre. Si tu ne pousses pas de toutes tes forces, vous allez y rester tous les deux.

Les yeux noyés de larmes, Émilia hocha solennellement la tête et poussa. Deux mains invisibles vinrent attraper ses organes et entreprirent de les faire sortir. Elle pouvait les voir clairement dans son esprit et, sans l'avertissement de sa mère plus tôt, elle aurait tout arrêté.

C'est dans ta tête. Tout ça c'est dans ta tête, se répétait-elle alors que ses cris résonnaient dans toute la maison.

— Je vais mourir, cracha-t-elle alors que le souffle lui manquait.

Elle en avait connu des souffrances, entre son enfermement, les expériences et les entraînements. Son corps en gardait encore les marques à de multiples endroits, des marques qui ne disparaîtraient sans doute jamais. Mais des souffrances comme celle-ci, jamais.

Elle avait beau avoir entraîné son corps et son âme sa vie durant, rien ne l'avait préparée à ça.

— Tu ne vas pas mourir, la rabroua sèchement Sophie. La reine Mathilde a survécu à votre naissance à tous les deux et, crois-moi, tu es beaucoup plus courageuse qu'elle.

Elle marqua une petite pause au souvenir de l'adolescente cambrée de douleur au-dessus des draps. La pauvre petite n'avait guère eu le temps de profiter de ses enfants avant d'être emportée par la maladie.

— Je vois le sommet du crâne. Encore un petit effort.

En réponse, Émilia poussa un nouveau cri, de rage cette fois. Elle mit ses dernières forces dans une ultime poussée avant de s'effondrer sur le matelas, pantelante. Si elle n'était pas morte, elle le serait bientôt. Son corps n'était plus qu'un tas de chair sans la moindre once d'énergie.

Des pleurs remplacèrent les hurlements et l'esprit d'Émilia devint blanc. Lentement, elle se redressa dans l'espoir d'apercevoir le nouveau-né. Malheureusement, Sophie lui tournait le dos, l'empêchant de voir.

— Toutes mes félicitations, s'exclama soudain la vieille femme qui pleurait malgré elle. Rayn avait raison. C'est un magnifique petit garçon.

Incapable de prononcer le moindre mot, Émilia tendit les bras pour recevoir le petit être confortablement enroulé dans un drap blanc rougi par le sang.

Elle avait longtemps imaginé à quoi cet enfant, source d'autant d'émotions contraires, pourrait bien ressembler. En le tenant tout contre elle, elle réalisa combien elle s'était fourvoyée. Il était si petit, si léger, si fragile... Elle avait du mal à croire qu'un peu plus tôt, il se trouvait encore en elle.

— Heureusede faire ta connaissance, Daryon, murmura-t-elle en déposant un baiser sur sonfront fripé. Ce prénom est un cadeau de ton papa pour te faire don de toute laforce et de tout le courage de ton arrière-grand-père. Il représente notreamour pour toi, sois-en toujours fier.

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