Chapitre 5

Que les dieux soient maudits !

Daraen fut arraché des bras de Morphée par une lumière si vive qu'elle l'aveugla presque à travers ses paupières closes. Il constata, presque avec aberration, que le brouillard de ces derniers jours avait cédé la place à un ciel bleu qui lui rappela que c'était bel et bien l'été et non pas la saison des pluies comme il avait fini par le croire.

Mais Diable ! pourquoi fallait-il qu'il fasse beau spécialement aujourd'hui ? À croire que les dieux tenaient absolument à un rapprochement entre lui et Evelyn. Ce qu'ils pouvaient être cruels.

Peu désireux de respecter sa promesse faite à la jeune femme, il l'évita toute la matinée. Il fit apporter son petit-déjeuner dans sa chambre et ne se déplaça que pour se rendre à son bureau pour travailler. Il avait même emprunté un trajet différent pour s'y rendre, persuadé que Durkhem avait révélé à Evelyn celui qu'il empruntait habituellement. Fort heureusement pour lui, elle n'avait pas eu la brillante idée de l'attendre directement devant la porte de la salle, il n'aurait alors eu aucun moyen de lui échapper.

Il se laissa choir dans son fauteuil et se massa les tempes. La lumière, trop violente pour s'y habituer rapidement, lui donnait mal aux yeux et il en résultait une migraine de bon matin. Ajoutez à cela le problème Evelyn qui ne l'aidait en rien à se détendre.

Il savait que son comportement n'était pas digne d'un monarque – digne d'un homme tout court, en fait. Toutefois, il ne pouvait se résoudre à agir autrement. Il avait trop de choses à faire, des choses bien plus importantes que de se balader avec sa fiancée afin de faire plus ample connaissance.

Il essaya de travailler un moment, s'attaquant à la pile de documents qui l'attendaient déjà sur son bureau. Ils réclamaient son attention, son arbitrage. Pourtant, il fut bien obligé d'admettre qu'il n'arrivait pas à se concentrer. Il venait de réaliser qu'une phrase sur deux, il relisait la même ligne. À ce rythme, il n'aurait pas fini avant que la lune ne soit déjà haute dans le ciel nocturne.

Non. Le travail était une excuse. Il ne voulait pas voir Evelyn, tout simplement. Cette femme l'avait toujours agacé, et ce depuis leur plus jeune âge. Il ne supportait pas ses airs de sainte nitouche aux deux visages. Ce qu'il détestait plus que tout chez une personne, c'était les faux semblants. Et en la matière, Evelyn était la reine.

Dieux ! pourquoi avait-il fallu qu'elle soit la nièce de Durkhem ?

Les intentions de son premier ministre étaient aussi limpides que de l'eau de roche. Si sa nièce l'épousait et lui donnait un héritier, il pourrait inscrire sa famille dans la lignée royale et gouverner dans l'ombre de son petit neveu – s'il pouvait appeler ainsi cet enfant qui ne viendrait jamais. Daraen ne pouvait pas lui en vouloir pour ça. Il connaissait depuis longtemps l'ambition du ministre, mais celui-ci lui avait tant appris qu'il faisait mine de ne rien voir. Et puis, Evelyn n'était pas désagréable à regarder. Elle pouvait même être potentiellement sympathique s'il faisait un effort et prenait le temps de la connaître un peu mieux. Oui, cela aurait pu marcher si ce n'était pas lui, le roi.

Daraen soupira. Les ennuis commençaient à peine qu'ils occupaient déjà toutes ses pensées. Cela dit, accepter ses véritables sentiments lui permit de faire la part des choses et de balayer d'un revers de la main tout ce qu'il avait sur le cœur. Pour le moment, du moins. Il put donc se remettre au travail.

Il planchait sur une possible nouvelle répartition des terres du roi, essentielles à la survie des petits paysans alentours, lorsqu'Evelyn entra en trombe dans la pièce. Il déposa le document sur son bureau et fronça les sourcils en l'observant approcher. Si elle n'était pas plus heureuse que lui, elle réussit à mieux le dissimuler.

— Daraen, il fait un temps superbe aujourd'hui ! s'exclama-t-elle en se postant à l'une des fenêtres.

Il les avait ouvertes pour aérer un peu la pièce qui sentait le renfermé après plus d'une semaine sans possibilité de le faire. Elle huma l'air à pleins poumons, visiblement ravie. Elle avait la tête d'une personne qui avait prié toute la nuit pour voir son vœu exaucé au matin. À se demander quels étaient les critères des dieux...

— Tu aurais au moins pu frapper. Et c'est Votre Majesté, pour toi.

Il avait répondu sur un ton autoritaire qui laissait transparaître son agacement évident. Il n'avait nullement l'intention de feindre quoi que ce soit avec elle. Il espérait qu'ainsi, elle partirait d'elle-même. Et dans le cas où elle déciderait de s'accrocher jusqu'au bout, eh bien elle aurait été prévenue. Elle saurait à quoi s'attendre de sa part.

Rien.

— Tu n'étais pas en train de m'éviter... N'est-ce pas Daraen, ignora-t-elle royalement sa remarque.

Cela lui arracha un soupir las. Autant laisser tomber. Il n'avait pas la force ni l'envie d'aller à contre-courant.

— Où comptes-tu m'emmener aujourd'hui ?

Les yeux de la jeune femme pétillaient d'impatience à l'idée de se retrouver seule avec lui. L'agacement qui semblait l'habiter à son arrivée dans le bureau avait totalement disparu à présent qu'elle le tenait dans ses filets.

— Je n'y ai pas réfléchi. (Il pensait avoir bien plus de temps que ça avant de devoir tenir cette stupide promesse.) Y a-t-il un endroit que tu aimerais voir en particulier ?

Evelyn n'y avait pas réfléchi non plus. Il y en avait plein, en réalité. Le lac, Espart la capitale...

— Le jardin royal, finit-elle par trancher. J'ai beaucoup entendu de rumeurs quant à sa beauté et j'aimerais le voir de mes propres yeux.

Sa demande rassura Daraen. Ils n'auraient pas à se déplacer trop loin et il pourrait retourner à son travail dès que la visite serait terminée. Car il n'avait pas l'intention de s'éterniser plus que nécessaire.

Daraen guida Evelyn jusqu'à l'arrière du palais, où se trouvait le jardin royal. Apparemment, c'était sa mère qui l'avait installé lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant. Elle avait commencé avec un carré de terre dans lequel elle avait planté des graines trouvées lors d'une de ses nombreuses promenades dans les bois.

En voyant que ces graines, en plus de donner quelque chose, s'étaient transformées en sublimes fleurs aux pigments s'étalant du jaune pâle au orange vif, elle entreprit d'en planter d'autres.

En grandissant, elle avait agrémenté son jardin de plantes plus exotiques qu'elle ramenait de ses nombreux voyages diplomatiques. Ainsi, plutôt que d'être le reflet représentatif de la végétation de ce pays, il s'agissait plutôt d'une jungle où des plantes des différents coins du monde se côtoyaient sans réelle logique.

Il n'était donc pas étonnant, en se promenant, de passer d'une zone à la chaleur aride à une zone bien plus humide et moite. Cela arracha d'ailleurs quelques protestations à Evelyn qui craignait pour sa coiffure et l'état de sa peau. Daraen aurait préféré qu'elle s'y intéresse un peu moins et profite davantage du paysage. Car malgré l'incohérence des lieux, il fallait reconnaître que c'était tout simplement magnifique.

— Tu te rappelles ? demanda-t-elle soudain de sa voix un peu trop perchée pour qu'elle soit agréable à l'oreille du roi. Ton père refusait que l'on vienne jouer ici lorsqu'on était enfants. Ce jardin lui rappelait trop ta mère et il avait peur qu'on le saccage en chahutant. Je trouvais cela stupide mais Arthurus n'était pas un homme à contredire. Honnêtement, il me faisait froid dans le dos.

— Je partage son avis.

La réponse évasive de Daraen la fit se retourner. Si elle était outrée par sa réponse, les paroles qu'il lui brûlait de dire fondirent comme neige au soleil en l'apercevant.

Du bout des doigts, il soulevait la tête d'une magnifique fleur aux pigmentations presque trop irréelles pour être naturelles, mélange de couleurs qui n'auraient jamais dû pouvoir se trouver au même endroit. Il la porta à son nez et, les yeux clos, profita de son parfum légèrement fruité.

Le cœur d'Evelyn manqua un battement et, tel un murmure, elle souffla :

— Le roi des Lys.

Daraen redressa la tête. Evelyn se détourna vivement, les joues rosies. S'il n'avait pas entendu ce que la jeune femme avait dit, il pensait pourtant qu'elle s'était adressée à lui. Mais peut-être se trompait-il.

— Qu'est-ce que tu entends par « Je partage son avis », l'incita-t-elle à s'étendre.

— Ce jardin est magnifique et précieux. Quand bien même nous n'aurions pas voulu l'abîmer, je ne suis pas persuadé que de jeunes enfants turbulents n'auraient pas fait un minimum de dégâts. Or, ce jardin mérite d'être protégé.

Evelyn ne comprenait pas. Pour elle, ce n'était que des allées de plantes dont la seule particularité était l'explosion de couleurs et de formes qu'elles offraient. Elle n'avait jamais été intéressée par le jardin, elle avait seulement proposé cet endroit parce que Daraen ne semblait pas enclin à tenir sa promesse. En restant dans le château, elle avait supposé, à raison, qu'il accepterait avec plus de facilité.

Tout ce qu'elle voulait, c'était qu'il lui parle de lui – ou plutôt qu'il s'intéresse à elle. Mais tout ce qu'elle avait gagné pour le moment était un silence pesant pendant que Monsieur s'extasiait devant de la verdure.

— Cela fait si longtemps qu'on ne s'est pas vus, tenta-t-elle de relancer la conversation. Tu dois avoir beaucoup de choses intéressantes à me raconter.

Pour toute réponse, elle n'eut droit qu'à un haussement d'épaules désintéressé.

— Et tu n'es pas curieux de savoir ce que j'ai fait de mon côté ?

— Pas vraiment, avoua-t-il sans détour.

Elle serrait les dents si fort qu'il pouvait entendre ses maxillaires grincer. Elle ne se départit pas pour autant de son sourire. Il devait lui reconnaître qu'en cas de rencontre diplomatique, elle ne risquait pas de lui faire honte sur ce point. Cela dit, il ne comptait pas épouser une femme parce qu'elle était capable de sourire en toute circonstance, même lorsqu'elle avait envie d'arracher la tête de son interlocuteur. Autant épouser un émissaire, ce serait plus simple.

— C'est vrai qu'on a tout le temps pour aborder le sujet, conclut-elle en joignant ses mains devant elle. On pourrait parler de nos souvenirs d'enfance, dans ce cas. On s'entendait vraiment bien à l'époque.

Un ange passa puis Daraen soupira. Encore.

— Écoute, Evelyn...

— Evy, le coupa-t-elle, faisant fit de tout protocole. (Il ne s'en formalisait même plus.) Appelle-moi Evy, comme avant.

— Evelyn, insista-t-il. Non pas que je veuille te blesser, mais je n'ai gardé que quelques bribes de souvenirs épars et flous. Après la mort de mon père, j'ai dû grandir, mûrir bien plus vite qu'un gamin de dix ans aurait dû le faire. On attendait de moi que je sois un adulte avant même de pouvoir être un enfant. J'ai dû emmagasiner beaucoup de connaissances en un temps très court et donc me délester de tout ce qui était inutile.

Elle l'observa un long moment avant de comprendre ce qu'il insinuait par là.

— Est-ce que tu sous-entends que nos souvenirs d'enfance sont inutiles ?

— C'est ce que je pense, en effet. Je ne peux donc pas discuter avec toi d'un quelconque passé commun. Je ne m'en rappelle pas.

Evelyn était folle de rage mais le dissimulait à la perfection. Elle n'y arriverait pas longtemps, cela dit. Il fallait qu'elle s'isole rapidement. Elle lui offrit son plus beau sourire.

— Dans ce cas, je t'aiderai à te rafraîchir la mémoire.

Puis, tournant sur ses talons et sautillants sur quelques pas :

— On rentre ?

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