Chapitre 48
Dans les pas de Sophie, le couple en cavale pénétra dans la bâtisse d'une simplicité presque étonnante. Tout en bois, elle ne possédait que le strict minimum vital si l'on écartait quelques à-côtés, à l'instar du fauteuil près du feu devant lequel la vieille femme aimait se prélasser durant les longs mois d'hiver.
Leur évoquant l'abri de chasse dans lequel ils avaient passé leur première nuit, le chalet était à l'image de son propriétaire : Simple et ordonné.
— Ma pauvre chérie, s'exclama Sophie en ôtant le manteau trempé des épaules de sa fille avant de la frictionner avec une serviette. Tu dois être frigorifiée.
Se tournant vers Rayn, elle lui indiqua le fauteuil dans le minuscule coin salon.
— Tu as une sale gueule. Une vraie mine de déterré. Repose-toi donc un peu le temps que je m'occupe d'elle.
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et entraîna Émilia dans la salle de bains à l'étage. L'invitant à se dévêtir, elle fit couler un bon bain chaud, petit plaisir qu'elle s'était octroyé en faisant aménager les lieux. Rares étaient ceux qui pouvaient se vanter de posséder pareil luxe sanitaire.
— Tu as grossi, la réprimanda gentiment l'ancienne gouvernante alors que la jeune femme se glissait dans l'eau brûlante.
Cette dernière poussa plusieurs petits cris avant que l'eau n'atteigne ses épaules et soupira d'aise. Elle adressa alors un petit sourire mutin à sa mère.
— Rayn préfère les filles avec des formes.
— Pfff, s'agaça la vieille femme. Que d'inepties. Ne jamais vivre en fonction des désirs d'un autre, et surtout pas ceux d'un homme. N'as-tu donc rien retenu de ce que je t'ai enseigné ?
— C'est pourquoi tu es toujours seule à ton âge.
Sophie ouvrit la bouche, prête à répliquer, mais changea d'avis. Tournant le dos à son invitée de marque, elle plia un moment les vêtements en silence avant de répondre.
— À quoi cela me servirait-il d'être accompagnée ? Seule au moins, j'ai la paix.
— N'as-tu jamais voulu d'enfant ? hasarda-t-elle.
— La vie m'a offert le plus beau des présents lorsque tu es née. Je n'aurais pu demander mieux.
— Un enfant à toi, je veux dire, insista Émilia sans oser regarder sa mère dans les yeux.
Elle préférait porter son attention sur le bloc de savon qui remontait inlassablement à la surface chaque fois qu'elle le plongeait dans l'eau, de plus en plus trouble.
Sophie s'installa sur le rebord de la baignoire et entreprit de lui laver les cheveux, ses doigts défaisant les nœuds à leur passage avec la plus grande délicatesse. Les deux femmes avaient l'impression d'être remontées dix ans en arrière, lorsqu'elles vivaient encore sous le même toit dans la plus grande insouciance.
— Je n'ai pas besoin que tu sois sortie de mon ventre pour affirmer que tu es ma fille. Je t'ai nourrie, j'ai changé tes langes, je t'ai veillée la nuit lorsque tu faisais des cauchemars, je t'ai instruite. J'ai participé à faire de toi l'incroyable jeune femme que tu es aujourd'hui. Si ce n'est pas être une mère, alors qu'est-ce ?
Les yeux fermés, Émilia observait défiler sous ses paupières closes des bribes de souvenirs encore vifs dans son esprit. Tous étaient liés de près ou de loin à la gouvernante qui représentait, à l'époque, son idéal.
Inconsciemment ou non, ses mains glissèrent vers son ventre à la forme déjà bien arrondie, à la recherche du moindre son, du moindre mouvement qui trahirait l'existence d'une autre vie à l'intérieur d'elle. Serait-elle un jour capable de ressentir pareil amour pour ce petit être ?
Sophie suivit son mouvement et seul un « Oh » d'étonnement dépassa ses lèvres gercées. Elle comprenait à présent pourquoi Mérédick les avait envoyés auprès d'elle malgré son serment d'isolement auprès de feu le roi Arthurus III.
— Le jeune homme qui t'accompagne, est-il le père ?
Une expression torturée déforma les traits de la mère en devenir et la vieille femme comprit qu'il ne fallait pas chercher à en apprendre davantage.
— Profite de ce bain pour te détendre un peu, annonça-t-elle en sortant. Je te laisse des vêtements propres devant la porte, rejoins-nous quand tu auras terminé.
Une fois la porte refermée, Sophie se laissa aller un moment contre le battant, fixant ses pieds sans les voir. Plus de dix années qu'elles ne s'étaient vues et la petite fille désireuse de bien faire avait bien grandi. Elle avait manqué de ne pas la reconnaître lorsque leurs regards s'étaient croisés à Espart.
Longtemps, elle avait imaginé comment se passeraient leurs retrouvailles, si le destin décidait de les réunir à nouveau, car jamais elle n'irait d'elle-même. Parfois, elle se voyait en train de discuter des heures durant, avides de rattraper le temps perdu. D'autres, la distance les avait transformées en de parfaites inconnues, trop gênées voire mal à l'aise pour parvenir à échanger naturellement.
Elle savait pourtant que la réalité dépassait bien souvent l'entendement humain. Jamais, au grand jamais elle n'aurait pu penser qu'elles discuteraient ainsi de tout et de rien comme si elles s'étaient vues la veille. Cela lui laissait une étrange impression sur laquelle elle peinait bien à mettre des mots.
Plongée dans ses pensées, la maîtresse des lieux redescendit, accueillie par une respiration appuyée à la limite des ronflements. Rayn ne s'était pas fait prier et avait pris place dans le fauteuil qui s'avéra plus confortable que prévu. Bras et jambes croisés, les yeux clos et le menton appuyé contre le torse, le garçon avait rapidement cédé à la fatigue et nageait à présent entre deux eaux.
Aussi silencieusement que possible, la maîtresse des lieux déposa une tasse de thé brûlant sur la table basse. Instinctivement, le soldat sentit une présence à ses côtés et sursauta violemment.
— Je ne voulais pas vous réveiller, s'excusa Sophie en l'observant à travers ses bésicles.
— Je vous prie de bien vouloir excuser mon manque de civilité, bredouilla Rayn entre deux bâillements.
Ébouriffant sa tignasse par habitude à la sortie du lit, cherchant par ce geste à remettre de l'ordre dans ses pensées encore cotonneuses, il posa un regard endormi sur la tasse fumante.
— Je l'avais préparé pour moi, lui coupa-t-elle l'herbe sous les pieds avant qu'il n'ait pu la remercier.
Acceptant son cadeau avec gratitude, Rayn la suivit jusqu'à la cuisine et s'installa à table. Loin d'être gêné, il profita du silence qui s'était installé pour savourer sa boisson, se délectant des vagues de chaleur se diffusant dans tout son corps depuis son estomac.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, finit-il par dire en posant sa tasse. Vous souvenez-vous de moi ?
— Cela fait si longtemps, objecta-t-elle sans lui accorder un regard. Même si je le voulais, je ne le pourrais pas.
Il ne s'offusqua pas de ses paroles et poursuivit sur un ton plus nostalgique et un tantinet amusé.
— Je me rappelle parfaitement de vous. Vous nous faisiez tellement peur autrefois, à Daraen et moi. Comment aurais-je pu oublier ?
Intriguée, elle se tourna vers le jeune homme qui fixait les feuilles de thé collées au fond du récipient, un sourire triste étirant ses lèvres meurtries par le froid.
Elle se rappelait bien un petit garçon qui venait parfois jouer au château avec le prince. Elle avait tenté d'empêcher les deux enfants de trop se rapprocher, craignant une tentative de manipulation du Premier ministre à travers son neveu, mais avait rapidement cessé. Elle ne pouvait retirer à Daraen ces rares sourires qui n'éclairaient son visage qu'en présence de son seul ami. Mais de là à associer l'adulte tout en muscles devant elle à ce petit démon au visage d'ange, c'était trop lui en demander.
Prenant place face à lui, elle demanda d'une voix basse :
— Pourrais-tu me raconter ce qu'il s'est passé au palais après mon bannissement ?
Rayn hésita un instant avant de répondre. Il ignorait par où commencer. Il opta finalement par son début à lui, à savoir la lettre de mariage adressée à sa sœur. Omettant volontairement certains détails, s'attardant sur d'autres qui lui semblaient plus à même d'intéresser son interlocutrice, il lui compta les sept derniers mois passés au château.
Il resta très vague sur les événements plus anciens dont il n'avait eu connaissance qu'à travers les souvenirs embrouillés d'Émilia. Selon lui, il n'était pas la bonne personne pour lui révéler cette partie sensible de son passé.
— Et pour l'enfant ? finit-elle par demander après l'avoir écouté sans jamais l'interrompre.
Comme avec Émilia, le regard du soldat se voila. Il gratta sa barbe de quelques jours avant de passer la main derrière sa nuque, nerveux. À mesure qu'il relatait l'enlèvement de la reine et sa captivité, son ton se fit plus dur, son corps vibrant d'une haine qu'il avait bien du mal à contenir.
Le son du bois craquant sous ses doigts le ramena dans le présent et il baissa les yeux vers le rebord de la table qu'il avait inconsciemment saisi, ébréché sur plusieurs centimètres.
— D'après le docteur Mérédick, termina-t-il d'une voix brisée, sa grossesse daterait de deux mois, peut-être trois.
— Je vois...
La vieille femme s'était levée, se tenant au dossier de sa chaise pour ne pas tomber. Lorsqu'elle revint, elle avait amené avec elle une bouteille de liqueur et deux petits verres en terre cuite qu'elle remplit à ras bord. Elle poussa l'un d'eux vers le garçon et l'invita silencieusement à le boire.
Il but la boisson d'une traite avant de s'étouffer, arrachant un rire à son hôte. L'étrange liquide, bien plus fort que tout ce qu'il avait pu goûter jusqu'ici, brûlait implacablement son œsophage. L'intense chaleur céda place à un froid glacial puis toute sensation désagréable disparut pour ne laisser qu'un vide. C'était comme si la liqueur avait balayé sur son passage tout ce que Rayn gardait enfermé au fond de lui et qui le tuait à petit feu.
— Alors ? ricana Sophie en désignant le second verre qu'elle n'avait pas touché.
Il s'empara du verre si gentiment offert et le vida aussi vite que le premier. Sa tête bascula en arrière et ses poumons se dilatèrent, à la recherche d'air. Les effets furent encore plus violents mais la sensation de planer qui les accompagnait effaça tout le reste.
— Il va falloir que vous me donniez votre recette, plaisanta-t-il en se redressant.
— Si tu le mérites, l'avertit-elle sur un ton qui laissait suggérer qu'il avait gagné son respect.
Peu étaient ceux qui osaient prendre un autre verre de cet alcool une fois y avoir goûté.
— Vous savez, marmonna-t-il tandis que sa vision se brouillait. Même si un jour Émilia décidait de m'éloigner, je serai toujours là pour les protéger. Car, qui que soit le père, cet enfant restera à jamais celui de la femme que j'aime.
Il n'entendit pas les mots soufflés par Sophie en réponse. Sa tête rencontra la table dans un bruit sourd et il sombra dans un sommeil sans rêve. Cette nuit-là, il eut l'impression de rattraper des années de fatigue accumulées.
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