Une puanteur n'étant pas sans rappeler celle des fosses communes tira Émilia du néant dans lequel elle avait sombré. Le sang battait à ses tempes et à l'arrière de son crâne comme les lendemains de soirées où elle s'abandonnait à la boisson. Elle savait pourtant ne pas avoir bu assez à la taverne pour se retrouver dans pareil état.
À moins que l'on ait mis quelque chose dans mon verre, comprit-elle avec un calme surprenant, même pour elle.
Elle chercha à bouger, sentit la corde se resserrer autour de ses poignets et de ses chevilles. Se traînant sur le sol tel un asticot, elle parvint à s'adosser à une toile de tente. Elle jeta un œil autour d'elle, à la recherche du moindre indice qui lui permettrait de comprendre la situation.
Visiblement jetée à l'arrière d'une roulotte, seules de grandes caisses en bois lui faisaient office de compagnie bien silencieuse. Certaines, ouvertes plus tôt afin de s'assurer de la qualité de la marchandise, laissaient apparaître des armes à feu rutilantes.
La reine fronça le nez à leur vue. Astrae était un pays fier de son art de l'épée unique et inégalé à travers le monde. Seuls quelques nobles possédaient des fusils et rares étaient les occasions d'en faire usage ; la chasse étant la plus fréquente. Or, les armes à feu dans ces caisses étaient de véritables armes de guerre bien trop sophistiquées pour avoir été produites sur ses terres.
De toute évidence, elles avaient été importées de l'Empire de Bormes, principal producteur de ces engins infernaux. Si la jeune femme avait une petite idée de la raison, celle-ci ne lui plaisait pas.
— Enfin réveillé ? railla un homme qui avait passé la tête dans la roulotte. Le chef t'attend avec impatience.
Il la poussa violemment et saisit la corde qui lui nouait les poignets. Il la traîna alors à travers le camp sans tenir compte de ses chevilles entravées, haussant à plusieurs reprises la voix chaque fois qu'elle trébuchait. Elle aurait aimé saisir l'occasion pour en découvrir un peu plus sur son lieu de captivité mais toute son attention était rivée sur ses pieds pour ne pas tomber.
Il finit par pénétrer dans une tente plus ostentatoire que les autres et la jeta à terre avant de retourner à d'autres occupations sans doute plus importantes que de se trimbaler un prisonnier fort maladroit.
— Bienvenue chez nous, s'exclama un bonhomme tout en chair depuis son trône improvisé.
Émilia ne l'aurait pas reconnu sans la présence d'un visage familier à ses côtés. L'officiel Margau, visiblement mal à l'aise d'être ainsi exposé, évitait son regard tandis que le représentant du Cercle des marchands affichait son plus beau sourire commercial.
— Excusez-nous pour cette invitation plutôt extrême mais vous ne nous avez guère laissé le choix.
— Si vous tenez tant à intégrer les rangs de la bourgeoisie, vous devriez revoir vos manières et l'étiquette qu'il convient à un hôte vis-à-vis de ses convives, ironisa-t-elle.
— Je n'y manquerai pas.
S'il se voulait courtois, ses yeux ne riaient nullement face à la pique de son souverain qui, encore maintenant alors que les forces étaient inversées, continuait de le regarder de haut.
— Le Cercle a-t-il décidé de se convertir en marchands de mort ? décida-t-elle d'attaquer tant qu'elle le pouvait encore, repensant aux caisses entreposées dans la roulotte.
— Je vous demande pardon ?
— Arrêtez-moi si je ne m'abuse. Vous achetez des armes à feu à bas coût à Bormes et attendez l'occasion rêvée de les revendre à prix d'or à Astrae. Une guerre, par exemple. Il est aisé de penser que la poudre gagnera contre l'épée en cas d'affrontement direct.
Margau avait pâli, incapable d'assumer ses positions maintenant qu'elles étaient étalées aux yeux de son roi. Le représentant des marchands, à côté, avait gardé un visage impassible face à cette accusation. C'est tout juste s'il s'était mis à caresser sa barbe en signe d'une intense réflexion.
— Voilà une idée fort intéressante, rit-il enfin. Mais il manque trop d'éléments dans votre raisonnement pour qu'il tienne la route. Vous êtes peut-être intelligent mais il semblerait que vous ne sachiez pas tout.
— Ghunter, répliqua Émilia dont le cerveau tournait à plein régime. Ce n'est qu'une supposition mais vous aviez besoin de Margau pour mener à bien votre projet, sinon jamais vous ne l'auriez mis dans la confidence. Plus de personnes étaient impliquées, plus cela représentait un risque que votre mascarade soit découverte. En échange de meilleurs privilèges, vous lui avez demandé d'attiser la méfiance de Ghunter envers Bormes. Tout cela dans le but de déclencher une guerre et de vous enrichir.
— Mais encore ? l'invita à poursuivre le marchand qui était soudainement devenu plus sérieux.
— L'acquisition des terres du roi devait servir à financer ce commerce morbide en faisant payer au prix fort une taxe d'usage aux paysans. Vous aviez dit vouloir conserver leur utilisation première et n'aviez pas menti, juste omis de préciser que ce serait pour vous enrichir à leurs dépens.
Seulement voilà, Émilia avait refusé et Daraen était devenu gênant. Les comploteurs avaient donc dû prendre des mesures plus drastiques afin d'arriver à leurs fins.
Elle arrêta ici ses déductions. Il n'était pas nécessaire d'aller plus loin, ses ravisseurs ayant compris qu'à ce point, tout leur stratagème étalé sur des mois à œuvrer en toute discrétion avait été percé à jour.
— Je dois reconnaître que vous êtes vraiment intelligent, s'émerveilla le marchand. Vous comprenez donc dans quelle situation vous vous trouvez actuellement. Cela dit, je peux vous rendre la captivité un peu plus... supportable. À condition que vous soyez gentil, bien entendu.
Ses yeux brillaient d'une étrange lueur. Ce n'était pourtant pas la première fois que la jeune fille recevait ce genre de regards et des sueurs froides coulèrent le long de sa colonne. Elle le défia du regard pour tenter de garder consistance.
— Vous êtes de ce bord-là ? ironisa-t-elle pour masquer son inquiétude grandissante.
Si jamais ils la touchaient, ils découvriraient la vérité. Quitte à être percée à jour, elle préférait que ce soit dans la mort plutôt qu'en étant déshonorée de la sorte. Surtout pas sous les mains de ces vieux dont la seule présence lui donnait de l'urticaire.
Nul autre que Rayn ne serait jamais autorisé à la toucher.
— Ce qu'il y a de bien avec un homme, se contenta de répondre le fornicateur d'un ton las, c'est qu'on peut jouer avec lui autant que l'on veut, il ne risque pas de nous pondre un marmot.
— Cher ami, tenta d'intervenir Margau que l'idée ne semblait pas emballer, peut-être devrions-nous nous en tenir à l'idée de départ.
Le marchand balaya ses craintes d'un revers de la main.
— Voilà pourquoi vous n'arrivez pas à avancer. Vous n'êtes pas capable de saisir une occasion lorsque celle-ci se présente à vous. De toute manière, lui fit-il remarquer avec dédain, au point où nous en sommes, vous avez déjà perdu votre position de ministre. Profitez donc tant que vous le pouvez encore.
Envoûté par ces belles paroles, Margau s'approcha du captif et posa une main sur sa cuisse, remontant timidement jusqu'à son entrejambes. Émilia serra les cuisses en réponse et l'officiel prit ce geste comme une invitation à poursuivre. Elle lui offrit son plus beau sourire puis pivota son bassin d'un coup sec.
Des hurlements suivirent un craquement sinistre.
Elle avait toujours voulu lui faire payer d'une manière ou d'une autre tous ces sous-entendus et ces regards hautains qu'il lui adressait depuis des années lors des assemblées. C'était maintenant chose faite, et, en un sens, elle était plutôt satisfaite malgré sa situation.
Margau se recula en tenant son épaule déboîtée. L'instant d'après, le poing du marchand s'écrasa sur la mâchoire de la jeune femme qui craqua à son tour.
— Je vous laisse la journée pour réfléchir, s'emporta-t-il en entraînant le ministre hors de la tente. Vous me supplierez de jouer les fot-en-cul !
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