Chapitre 16

Les premiers rayons du soleil brillaient timidement au-dessus des collines lorsque Daraen se posta devant l'entrée principale. D'un geste presque nerveux, il arrangea la cotte d'un marron délavé que des servantes lui avaient déposée la veille. Elle lui arrivait à mi-cuisses, dissimulant en partie ses braies d'un noir terni.

Quiconque aurait croisé le jeune homme n'aurait pu y voir le roi dissimulé derrière ces habits de manant. La plupart des nobles auraient développé de l'urticaire à porter ces frusques et pourtant, Daraen s'y sentait plus à l'aise que dans la plupart de ses propres vêtements.

— Dieux ! Pourquoi dois-je donc porter de telles horreurs ?

Comme attendu de la part de la jeune noble, plus rien n'allait dès lors qu'on l'éloignait de la cage dorée dans laquelle on l'avait élevée. Elle s'approchait d'un pas pressé, hésitant entre prendre son fiancé dans ses bras pour cette initiative inespérée et l'envoyer au diable pour la forcer à porter pareil déguisement.

Le choix fut expéditif.

— Daraen ! s'exclama la demoiselle en l'apercevant. Je suis si heureuse de te revoir.

Ils vivaient certes dans le même château mais le roi le connaissait suffisamment bien pour parvenir à ne jamais la croiser au détour d'un couloir. Ainsi, il avait pu éviter son indésirable présence des jours durant.

En découvrant la jeune femme dans cette simple tenue, Daraen s'étonna de penser qu'elle était mignonne. Comme il l'avait maintes fois supposé, Evelyn était ravissante au naturel. Une beauté gâchée par la tonne de maquillage et d'ornements dont elle se paraît. C'était tout de même perturbant de constater qu'il ne s'était pas trompé.

— Je n'aurais jamais pensé que tu m'inviterais de ta propre volonté, minauda Evelyn en s'agrippant au bras du roi.

Ainsi donc, Rayn ne lui avait pas fait part de leur duel. Sans doute voulait-il épargner une quelconque peine à sa chère petite sœur. C'était tout à son honneur et Daraen ne comptait pas briser cela. Autant jouer le jeu jusqu'au bout.

— Un peu de tenue je te prie, la réprimanda Rayn, deux pas derrière elle. Tu me fais honte parfois.

Si Daraen avait prévu une balade en ville en tout anonymat pour plus de sécurité, optant pour des vêtements discrets afin de pouvoir plus facilement se mêler à la foule, ils ne pouvaient sortir sans un minimum d'escorte. Rayn s'était trouvé être la personne toute indiquée pour les accompagner.

Il détacha son regard de sa fiancée pour le porter sur le soldat. Une boule vint obstruer sa gorge, sa bouche soudainement pâteuse.

Le soldat portait une chemise négligemment rentrée dans ses braies. Par-dessus, il avait opté pour un gilet en cuir tanné légèrement fermé par des lacets. Sur sa taille reposait une ceinture à laquelle pendaient diverses armes de petite taille, si discrètes qu'on pourrait les prendre pour des ornements décoratifs de piètre facture. Il ne douta pas que quelques poignards puissent être bien dissimulés dans ses bottes.

— Je ne vois pas ce qu'il y a de honteux à exprimer mon amour à mon futur époux, le contredit Evelyn en resserrant davantage sa prise. N'est-ce pas, Daraen ?

— Puisque tout le monde est là, alors allons-y, se contenta de répondre ce dernier en se détournant.

Ils quittèrent l'enceinte du palais pour se balader dans la capitale, ses rues déjà bien animées. C'était jour de marché à Espart, dont la réputation n'était plus à faire, même à l'étranger. Daraen n'avait eu que peu d'occasions de s'y aventurer et il avait pensé que cela pourrait un tant soit peu intéresser la demoiselle qui aimait par-dessus tout dépenser dans les échoppes selon les dires de son oncle.

Sur le bord des rues menant à la grande place avaient été installés des stands de fleurs, certaines sauvages d'autres cultivées avec beaucoup de temps et de patience. Leurs senteurs saturaient l'air d'une centaine de fragrances toutes plus agréables les unes que les autres.

Un peu partout, Daraen pouvait voir de petits paysans distribuer des tracts. Il accepta celui qu'on lui tendit et sourit.

— Qu'est-ce ? l'interrogea Rayn par-dessus son épaule ?

— Une incitation au vote, s'amusa le garçon qui n'avait pas tous les jours l'occasion d'en voir. Les paysans incitent les leurs à élire un représentant pour un débat que je tiendrai bientôt au château concernant l'usage des terres du roi.

L'initiative lui plaisait beaucoup trop pour qu'il parvienne à dissimuler sa bonne humeur.

— Tu appelles ça un débat, commenta le soldat, mais je suis persuadé que ta décision est déjà plus ou moins fixée. Je me trompe ?

Daraen accorda un regard espiègle à son ami avant de hausser les épaules. Aucune information ne fuiterait de sa bouche avant d'avoir rendu son jugement le jour du débat.

Peu à peu, les fleuristes laissèrent place aux boulangers et autres stands de nourriture qui ne manquèrent pas d'ouvrir l'appétit aux trois comparses. Evelyn tint absolument à goûter à l'un des petits pains soufflés tout juste sortis du four dont la croûte dorée donnait l'eau à la bouche.

— Quelle drôle de goût, s'étonna-t-elle en mordant à pleines dents dans la pâte encore fumante. Aïe, c'est chaud !

— C'est un pain à la patate douce, l'informa Daraen qui avait déjà terminé le sien et léchait discrètement le bout de ses doigts pour ne pas en perdre une miette.

— De la patate douce ?

— Oui. Cela ressemble à une pomme de terre mais sa chair est plus douce et sucrée. On en cultive pas mal dans la région car elle est moins exigeante pour le sol et plus productive que les céréales. On peut même la cultiver sur les sols pauvres et secs, ce qui est un véritable atout pour la plupart des producteurs aux terres de trop mauvaise qualité pour espérer pouvoir y faire pousser quoi que ce soit d'autre.

— C'est une nourriture de pauvre, en somme, résuma maladroitement Evelyn.

— Mais c'est bon, n'est-ce pas ?

Pour la première fois depuis son arrivée, Evelyn aperçut un discret sourire éclairer le visage du roi. Elle aurait aimé se plaindre, préféré être la source de ce sourire. Elle avait l'impression d'avoir perdu contre de simples manants. Pire encore, d'avoir perdu face à une fausse pomme de terre. Elle s'abstint toutefois et se délecta de ce trop rare spectacle.

Juste pour aujourd'hui, elle se comporterait comme l'adorable petite sœur que Daraen voyait autrefois en elle. C'était sa manière à elle de le remercier pour l'invitation.

— Ce n'est pas mauvais, confirma-t-elle en passant sa langue sur ses lèvres charnues.

L'attention de la jeune femme fut vite accaparée par les différents ornements qui composaient les présentoirs des échoppes de la grande place, réservée aux commerçants les plus aisés et à une clientèle plus bourgeoise.

Daraen adressa un regard interrogatif à Rayn qui haussa les épaules avec détachement. Quand sa sœur faisait ses emplettes, cela pouvait lui prendre des heures et rien ni personne ne pouvait la résonner. Autant abandonner et supporter en silence jusqu'à ce qu'elle finisse par se lasser.

Elle s'arrêta devant un stand, s'empara d'une épingle à cheveux qu'elle plaça avec diligence sur sa tête puis se tourna vers les garçons qui soupiraient, résignés.

— Daraen ! Elle me va bien ?

— Elle te va très bien, la complimenta-t-il pour une fois.

Surtout qu'il le pensait vraiment.

Aux anges, la demoiselle chercha, parmi les bijoux proposés à la vente, des pièces pouvant s'accorder avec l'épingle. Le commerçant, qui la dévisageait des pieds à la tête, se racla la gorge.

— Si vous me permettez, Mademoiselle, je pourrais vous proposer des ornements qui seraient davantage dans vos moyens. Cette broche est de très bonne facture et...

— Pour qui donc me prenez-vous, s'emporta la noble qui avait complètement oublié son déguisement. Je suis...

Daraen s'était rapproché en entendant les mots du marchand et avait placé une main devant la bouche d'Evelyn avant qu'elle ne dise le mot de trop. Il laissa son regard couler vers le vendeur avant de lui sourire avec une froideur mal dissimulée.

— Ne vous inquiétez pas pour l'argent. (Puis, libérant sa fiancée.) Choisis ce que tu veux.

Mais elle enleva l'épingle qu'elle posa brutalement sur le présentoir.

— Je n'en veux plus. Allons ailleurs.

— Ne dis pas ça. Tu l'aimes bien, non ? En plus elle te va à ravir.

Resté en retrait, Rayn souriait. Daraen tenait sa promesse mieux encore qu'il ne l'ait cru. Il était doux avec Evelyn et seulement ça la comblait de joie. À les voir si proches tous les deux, il avait l'impression d'être retourné une dizaine d'années en arrière, lorsqu'ils jouaient tous trois innocemment, ignorant encore tout des contraintes que leurs imposeraient leurs statuts respectifs. Non, c'était plus que ça. Ils ressemblaient à un jeune couple et il devait reconnaître qu'un à côté de l'autre, ils allaient bien ensemble.

Son cœur se comprima à cette pensée et il grinça des dents. Il allait falloir qu'il se fasse rapidement une raison et s'habitue à cette vision. Bientôt, il repartirait retrouver son unité et pourrait tout oublier. En attendant, il lui faudrait être patient.

— Ce serait vraiment dommage, insista Daraen.

Evelyn était sur le point de céder quand des cris attirèrent l'attention du souverain. Quelques mètres plus loin, deux soldats surplombaient une veille femme à même le sol. La tête baissée, elle essayait de ramasser les fruits tombés de son panier sous les rires hautains de ses assaillants.

Le plus virulent des deux écrasa l'un d'entre eux avant de grimacer à la vue du jus sur son soulier tout neuf.

— Ribaude ! Regarde un peu l'état de mes chaussures.

Daraen reconnut immédiatement l'ivrogne ignorant tout de l'honneur et de la fierté dus à son rang qu'il salissait sans vergogne. David Marden, le fils de son ministre des armées. Voilà donc à quoi ce soldat passait ses journées au lieu de s'entraîner avec les autres.

— Que comptes-tu faire pour me dédommager ?

La femme se confondit en excuses avant d'essuyer la pointe du soulier de sa robe. Les deux soldats rirent plus fort encore, amusés de la passivité de leur victime. Lorsqu'elle se redressa, son regard croisa celui de Daraen qui l'observait. Les deux se dévisagèrent en silence, horrifiés.

— So...phie, parvint difficilement à articuler le roi.

Son sang ne fit qu'un tour, bouillant douloureusement à l'intérieur de ses veines. Hélas, c'est tout jute s'il fit un pas avant d'être arrêté par Rayn qui avait saisi son bras.

— Qu'est-ce que tu comptes faire, là ? Tu ne peux pas révéler ton identité au milieu de toute cette foule. Cela pourrait mal tourner.

Daraen chercha à se dégager mais la prise du soldat était beaucoup plus forte qu'il ne l'avait imaginé. Son regard dériva vers l'ancienne gouvernante qui, d'un lent signe de tête, lui interdit d'intervenir.

— Où est-ce que tu regardes comme ça ? s'emporta le jeune Marden.

Son pied vint rencontrer le ventre de la pauvresse qui cracha tout l'air de ses poumons avant de s'effondrer face contre terre. Un autre coup partit, puis un troisième. Bientôt, David fut rejoint par son acolyte qui décida lui aussi d'évacuer la pression. Les témoins détournaient les yeux, préférant ne pas être impliqués.

Daraen fit de même, les membres tremblants de fureur. Il pouvait sentir ses ongles entamer la chair de ses paumes.

Bouge, intima-t-il à son corps. Bouge, bon sang. Bouge !

Mais il restait là, immobile. Impuissant.

Les gémissements de douleur finirent par cesser et, comme si ce soudain silence avaient fini par les ennuyer, les deux soldats abandonnèrent leur victime en titubant. Immédiatement, des passants et commerçants se précipitèrent vers elle, appelant un médecin.

— Tout ceci est écœurant.

Daraen se tourna lentement vers Evelyn qui n'avait rien dit jusque-là. La jeune femme crut lire de l'interrogation dans son regard et se sentit obligée de préciser le fond de sa pensée.

— J'ignore ce qu'elle a bien pu faire pour contrarier les soldats mais il ne fait aucun doute que la punition était trop douce. Nous imposer pareil spectacle mériterait pire torture encore.

— Evelyn ! s'emporta Rayn qui avait senti les muscles de Daraen se contracter sous sa poigne.

— Qu'ai-je dis de mal ? s'étonna-t-elle en toute innocence. Ose me dire que tu penses différemment. Tout ceci est vraiment écœurant.

Elle s'agrippa alors au bras de son fiancé pour avoir toute son attention avant de s'adresser au commerçant.

— Je vais prendre l'épingle à cheveux finalement. Je fais confiance en ton jugement, Daraen. Daraen ?

Le jeune homme se dégagea de son étreinte, si brutalement qu'elle manqua de tomber, poussant un petit cri de surprise. Il avait mordu l'intérieur de sa lèvre pour s'empêcher de parler, le goût du sang emplissant sa bouche. Il n'avait pas besoin de mots, cela dit. Son regard seul cloua la demoiselle sur place.

— Cette petite excursion est terminée, informa-t-il Rayn sans un dernier regard pour sa compagne. Je te laisse raccompagner ta sœur.

Le soldat n'objecta pas. Son ami avait besoin d'être seul un moment et il ne l'en priverait pas. De plus, sa sœur avait bien besoin d'une leçon qu'il ne se gênerait pas de lui donner tout au long du chemin de retour.

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