Chapitre 1

Assise sur ma chaise de cours, je jetai un énième coup d'œil à la grande horloge accrochée au mur pâle, juste au dessus du tableau noir. Plus je la regardais, plus j'avais l'impression que le temps s'étirait, que les aiguilles ralentissaient leur course. Depuis plus d'une heure, je griffonnais nerveusement dans mon cahier, sans parvenir à me concentrer sur mes notes.

À l'instant où la sonnerie retentit, je fourrai ma trousse et mes autres fournitures dans mon sac, et me dépêchai quitter la classe.

Deux minutes plus tard, je me trouvais devant la bibliothèque de l'école. C'était la bibliothèque la plus grande de tout le Cercle Un. Je frappai à la porte. Personne ne répondit, alors je saisis la poignée et ouvris moi-même. Sonia, la bibliothécaire, semblait être absente. En même temps, elle gérait seule les plusieurs pièces qui composaient cette partie du bâtiment, et Sonia prenait son métier très au sérieux. Il n'était pas question pour elle de se reposer tranquillement derrière son bureau.

Je m'enfonçai dans l'une des pièces.

Il était là. Le livre.

Rebonjour Noa, je peux faire quelque chose pour toi ?

La grande femme aux cheveux ébène me souriait. Son regard chaleureux transparaissait derrière ses grosses lunettes noires.

Oh, je ne vous avais pas vu arriver. Oui, je voudrais emprunter celui-ci, s'il-vous plaît.

Elle fronça les sourcils.

Il s'agit d'un ouvrage unique. Je suis désolée, mais je ne peux pas te laisser repartir avec...

Mon expression se décomposa.

Mais, vous me connaissez, vous pouvez me faire confiance. Et puis, je ne suis pas une dévoreuse de livres, tout de même. Enfin, si, mais pas au sens propre !

Navrée, je ne peux pas faire d'exception.

Le ton ferme qu'elle avait employé était sans appel.

Bon, soupirai-je. Je trouverai peut-être autre chose.

Sur un thème particulier ? Je peux t'aider à chercher, si tu veux.

Vous avez reçu le numéro spécial du magazine de cuisine ? demandai-je.

Bien sûr ! Il est arrivé ce matin, peu après ton départ. Je viens justement de le ranger. Je te le ramène tout de suite !

Parfait. Je venais juste d'envoyer la responsable de la bibliothèque à l'autre bout de celle-ci. Une fois Sonia suffisamment éloignée, j'attrapai le livre que je convoitais, et le glissai discrètement dans mon sac, avant de naviguer lentement entre les étagères, faisant mine de songer à ma prochaine lecture.

***

J'avais réussi à quitter le bâtiment sans me faire prendre. Je pris une grande inspiration, et commençai à marcher le plus naturellement possible. Je ne croisai personne, mis à part des petits qui jouaient dans leur cour de récréation. L'après-midi était loin d'être achevée, mais aujourd'hui, je finissais les cours tôt.

Je ris faiblement. J'avais l'impression d'être une criminelle échafaudant un plan machiavélique. Ici l'honnêteté et le respect des règles était des valeurs primordiales, ce qui était probablement lié à l'exil vécu par mes ancêtres. Décrire le vol comme un acte mal vu relevait de l'euphémisme. D'un côté, je devais bien avouer que tout cela m'amusait. J'avais au moins l'impression d'explorer quelque chose....

Le Cercle Un était suffisamment grand pour nous permettre de vivre confortablement. Pourtant, l'impression d'être prisonnière ne me quittait jamais bien longtemps. Prisonnière de quoi ? Je soupirai. Tout ce que je connaissais de notre ancien royaume, je le tenais de l'école, ou des livres. Aujourd'hui, peu y croyaient encore. Pour la plupart, Asliona n'était qu'un fantasme, une invention, quelque chose que l'on crée pour se persuader qu'un monde meilleur nous attend quelque part. Et j'avouais que parfois, j'avais moi-même l'impression de poursuivre des chimères. Mais alors, comment expliquer ceci ? Cette fin brutale du territoire, marquée par une brume nuageuse à l'air si doux. Si doux, et en même temps si opaque, impénétrable. Infranchissable. Ailleurs me semblait éperdument proche, mais immensément lointain. Inaccessible.

***

Bien que les ayant déjà lues, je ne pus m'empêcher de reparcourir les pages qui avaient attiré mon attention plus tôt dans la journée. Assise sur mon lit, j'ouvris délicatement l'ouvrage. Au départ, il aurait dû devenir un manuel d'histoire, mais était resté en exemplaire unique. Pourtant, il était bien plus détaillé que n'importe lequel de nos manuels actuels. À travers des témoignages, le livre retraçait le parcours de nos ancêtres, la première génération du Cercle Un, ainsi que celui de leurs enfants, et petits-enfants pour certains.

Asliona, jour de l'exil,

Il était tôt. Six ou sept heures du matin, je crois. Le soleil n'était pas encore tout à fait visible, Seules quelques lueurs orangées peignaient la sombre toile du ciel. Je savais que j'étais seule. La veille, Kiron avait réquisitionné tous les adultes. Tous ceux âgés d'au moins vingt ans se trouvaient au palais, ou sur les terres royales. Enfin, c'était ce que croyais.

Donc, alors que le jour commençait à peine, on frappa à ma porte. Encore à moitié endormie et pas certaine que les sons entendus soient réels, je ne répondis pas. Au bout de quelques secondes durant lesquelles la perplexité fut sans doute la seule chose qui me traversa, les coups reprirent. Insistants, presque brutaux. Je fronçai les sourcils.

Ouvrez immédiatement, où j'enfonce la porte !

La voix, rauque et tout le contraire d'aimable, n'était sûrement pas celle d'un enfant, ni d'un adolescent. Tâchant de maîtriser ma respiration, j'enfilai rapidement des chaussures, et me dirigeai vers l'entrée de la maison. Je croyais sentir mon corps se liquéfier sous l'effet de la peur. Comme si elle ne m'appartenait plus, ma main se leva, fit tourner la clef dans la serrure, et se ferma sur la poignée. Je remarquai à peine la froideur du métal alors que la porte s'ouvrait.

Je m'y attendais. J'avais un faible espoir, mais je m'y attendais. En face de moi se tenaient deux soldats de la garde royale, avec leur uniforme d'un blanc immaculé. Absolument chaque élément de leur tenue était couleur de neige. De la veste délicatement brodée aux épaisses bottes de cuir, en passant par l'épée dont je devinais le scintillement de la lame. Quoiqu'inhabituelle, cette teinte n'était pas choisie au hasard, et je le savais. Le blanc était extrêmement salissant : la moindre tâche ressortait exagérément. Surtout lorsqu'elle était couleur vermeil et qu'elle provenait du corps d'un ennemi.

Les deux hommes me toisaient d'un air sévère.

Toi, tu viens avec nous ! ordonna celui de gauche.

Une vilaine balafre traversait son visage, de son oreille droite à son menton, en passant par son œil droit, dont il ne restait que l'orbite. C'était sans doute une blessure de guerre.

Je frissonnai. Que pouvais-je tenter contre deux gardes armés ?

Où allez-vous m'emmener ? dis-je d'une petite voix.

— C'est pas tes affaires ! Tu nous suis sans faire d'histoires, sinon on te fracasse la tête, grogna le borgne.

L'autre ricana :

— Ce ne serait pas une grande perte ! En plus, sa maison aurait bien besoin d'une petite rénovation.

Il me regarda droit dans les yeux et eut un sourire.

On pourrait repeindre les murs avec ta cervelle, t'en dis quoi petite ?

Pendant plusieurs secondes, je demeurai immobile, comme en état de choc, ne sachant pas quoi faire. Alors qu'aucun adulte n'était présent, des gardes débarquaient devant ma porte et me menaçaient. Mais qu'est-ce qui avait bien pu passer par la tête du roi ?

Depuis quelque temps, la santé mentale du roi Kiron était sérieusement remise en cause. Quelques semaines auparavant, il avait exécuté l'un de ses serviteurs, l'accusant de trahison, alors que le contraire avait été prouvé. Paranoïaque, le monarque voyait un danger tapi en chaque coin de son palais. D'après la rumeur, c'était sa sœur elle-même qui, la première, avait commencé à faire part de ses inquiétudes. Le problème était que, par peur, les soldats obéissaient au doigt et à l'œil, souvent sans pitié.

Les deux gardes en face de moi me fixaient toujours, bloquant la porte. Si je tentais de m'enfuir maintenant, mes chances de réussite seraient quasiment nulles.

Soudain, le soldat balafré m'empoigna le bras.

— Tu cries, on te tue. Tu pleurniches, on te tue. Tu fais quoi que ce soit pour t'échapper, on te tue. C'est bien clair ?

Je hochai la tête silencieusement.

— Allez, dépêche, arrête de faire ta brute ! grommela l'autre garde à son collègue. On a d'autres maisons à visiter j'te rappelle !

Le garde borgne me tira jusqu'à l'extérieur de ma maison et claqua la porte. Ma ruelle, habituellement calme, était méconnaissable. Elle était infestée de soldats qui allaient et venaient, portant parfois des enfants qui hurlaient et se débattaient. L'un d'eux tenait même deux bébés dans ses bras. À quelques mètres de moi un petit garçon qui ne devait pas avoir plus de dix ans se laissait tomber au sol à chaque fois que son garde tentait de le relever. Le soldat, visiblement jeune, soupira.

— S'il-te-plaît, lève-toi. Ce sera mieux pour tout le monde.

— Je veux pas que tu m'emmènes ! protesta l'enfant en pleurant.

Le jeune soldat jeta un rapide coup d'œil dans ma direction.

— Si tu ne viens pas avec moi, ce sera avec d'autres gardes. La plupart seront bien moins gentils que moi. Alors dépêche-toi de te lever.

Au même moment, le garde borgne qui me tenait m'entraîna dans la direction opposée. Je vis que plusieurs attelages tirés par des chevaux de trait avaient été amenés au niveau d'une intersection. On me porta jusqu'à la charrette, et je fus jetée dans un compartiment sous la banquette. J'eus le souffle coupé par le choc. Par peur de représailles, je restai presque immobile. Quelques dizaines de secondes plus tard, d'autres corps s'écrasèrent sur moi. La trappe en bois se ferma brutalement, dans un bruit sourd. Il faisait maintenant noir. Le poids des autres enfants m'étouffait. Plus personne ne pouvait me voir, alors j'essayai de me redresser. Tout ce que je réussis à faire fut me cogner le coude. Je me mordis la joue pour ne pas crier.

— Un seul bruit, et vous êtes morts.

L'attelage se mit en route. Je ne bougeais pas, à vrai dire j'osais à peine respirer. Tout était sombre, trop sombre à mon goût. Dans l'obscurité qui nous entourait, nous nous noyions dans l'inconnu. L'angoisse menaçait de prendre le dessus. Des scénarios de plus en plus macabres me montaient à la tête.

Cet enlèvement sonnait comme une guillotine. En quelques minutes, elle avait coupé notre vie en deux parties. L'avant, qui s'éloignait un peu plus à chaque seconde qui passait, et l'après. Je le sentais. Rien après cela ne pourrait ramener notre vie d'avant. Même si par miracle j'arrivais à m'échapper et à rentrer, la méfiance resterait longtemps ancrée en moi. La confiance avait été détruite. Plus que ça : piétinée, déchirée en lambeaux. Le roi était fou, et la garde suivait ses ordres à la lettre.

À nous maintenant de tirer notre épingle du jeu.

De longues minutes passèrent. Un inquiétant quasi-silence s'était installé. Seules des respirations timides et le claquement des fers des chevaux résonnaient. Soudain, une fille au dessus de moi se mit à sangloter. Mon sang se glaça. Le garde avait était clair : pas un bruit. Mais rien ne se passa. Je commençais à croire que nos ravisseurs n'avaient rien entendu, ou bien que cela ne les préoccupait pas.

La charrette prit un virage serré, et mon poignet se cogna contre quelque chose de dur. Je réprimai un cri. D'un coup, les secousses s'estompèrent, et le bruit des sabots s'atténua. J'en déduisis que nous avions quitté la route. Peu après, je sentis les chevaux s'arrêter.

Malgré l'enchevêtrement d'humains qui me recouvrait, je pus distinguer des bruits de pas. Quelqu'un s'approchait. Brusquement, la trappe s'ouvrit. Peu à peu, les autres victimes se redressèrent, laissant la place à une lumière aveuglante. Je m'assis à mon tour, et me frottai les yeux. Nous étions en plein milieu d'une clairière. La forêt paraissait dense, mais étonnamment ensoleillée.

Nous étions cinq jeunes. À ma droite, un adolescent qui devait être un peu plus jeune que moi tenta de se lever. Le meneur de l'attelage lui jeta un regard noir en lui mimant de s'asseoir. Le garçon obéit. Juste à ma gauche, deux jumeaux se serraient l'un contre l'autre comme si leur vie en dépendait. La dernière prisonnière était recroquevillée dans un coin. La fillette avait les yeux rougis d'avoir pleuré.

— Toi, là !

L'homme pointa le fillette du doigt.

Tu crois que je ne t'ai pas entendue quand tu geignais comme un bébé ? rugit-il

Elle baissa la tête.

Mets toi debout ! ordonna le meneur-soldat d'un ton sec.

Lentement, la fille réussit à se lever. Elle tremblait tellement qu'elle peinait à rester en équilibre sur ses jambes.

— Sors.

Le garde lui tendit une main pour l'aider à sortir de la charrette. Elle s'appuya dessus en enjamba le bord du compartiment. Mais, alors qu'elle avait encore le pied dans le vide, l'homme retira brusquement sa main. L'enfant chuta lamentablement dans la boue. Elle releva la tête, les yeux brillants de larmes, et les cheveux salis.

Soupirant, le soldat lui attrapa le bras et la tira pour la relever. Elle s'effondra à nouveau.

— Tu ne m'as pas obéi, tu vas donc être punie. Tu en dis quoi ?

La petite fille semblait tétanisée. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Alors, le garde se tourna vers nous.

— Et vous, qu'est-ce que vous en dites ?

Il avait un regard mauvais, et un sourire inquiétant. Beaucoup de soldats obéissaient au roi à contre-cœur, mais ce n'était manifestement pas le cas de celui-ci.

— Oui, il... il faudrait peut-être la punir... dit l'adolescent qui avait tenté de se lever.

Je compris qu'il essayait de se faire apprécier, de sauver sa peau.

— Bien. J'apprécie cette réponse. Les autres, vous devriez prendre exemple sur votre ami.

Celui-ci parut soulagé. Le soldat reprit.

Viens ! Puisque tu es d'accord, tu vas la punir toi-même.

Le garçon hésita avant de s'approcher, et l'homme lui tendit son épée immaculée.

— Tue-la.

— Quoi ?

— Prends l'épée, et tue la fille.

Le visage de l'adolescent se décomposa.

— Mais... je... je peux pas.

— Tue la fille, ou je vous tue tous les deux.

Il attrapa l'arme, tremblant. La petite le regardait, pétrifiée. Le garçon visa le cœur. Très vite, l'enfant s'effondra dans un mélange de boue et de sang. Le liquide rouge sombre coulait à flots, sans s'arrêter. Comment un si petit corps pouvait-il en contenir autant ? Je frémis.

Soudain, l'expression du jeune meurtrier changea. Je le vis lever l'épée haut, très haut, à deux mains. Et se retourner brutalement, assénant un coup sur la tempe du garde avec le plat de la lame.

— Je l'ai tuée. Je l'ai tuée, je l'ai tuée, je l'ai tuée, murmurait-il, comme si la réalité le rattrapait peu à peu.

Il poussa un long cri. Un cri sauvage, animal. Un cri qui n'avait rien d'humain. Il hurla, à s'en arracher les poumons. Comme un fou, un torturé, pour couvrir l'expression de terreur de la fillette, imprimée dans sa tête, telle un tableau infernal.

Il saisit l'épée désormais tâchée de sang, et la dirigea vers son propre corps.

— Je suis un assassin, fit-il d'une voix éraillée.

Ce furent ses derniers mots.

Kaira

Je levai les yeux du livre, pensive. Mes mains parcoururent délicatement la dernière page du témoignage. C'était pour cela que j'avais dérobé l'ouvrage. Pas grand chose, juste un détail inhabituel. Une page un peu plus épaisse que les autres.

À nouveau, je palpai la page. De toute évidence, quelque chose y était caché. Je pris un cutter dans mon tiroir, et, précautionneusement, fis glisser la lame sur le papier jauni, juste assez pour en entailler la partie supérieure. Malgré tout, la page restait très fine pour effectuer ce genre de manipulation. J'y passai cinq bonnes minutes. Mais le papier se composait bien de deux épaisseurs.

Je secouai le livre pour sortir le contenu de l'étrange page. Une autre feuille de papier tomba à mes pieds. Un message y était inscrit au crayon noir :

"Qui que tu sois, j'espère que tu aimes jouer ! Parce que si tu veux trouver des réponses à tes questions, il va falloir chercher ! Commence là où les plus petites choses ont la plus grande importance. Pas besoin d'aller très loin. Pour l'instant..."

Je me levai d'un coup.

Aujourd'hui, une faible lueur était venue alimenter la chandelle de mon espoir. Suffisamment forte pour attiser les flammes de ma folie. Et le flambeau ne pouvait que s'embraser davantage.

J'espérais juste ne pas m'enflammer pour rien...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top