VII
Le sol était sale. Pas seulement à cause des haillons qui le jonchaient, des excréments, de la pisse et des restes de nourritures abandonnées. Le sol d'Alagaesia était sale parce que, malgré son nom mirifique, cette île avait un nombre incalculable d'orphelins qui parcouraient la misère de cette terre.
Il n'était pas rare de retrouver, à côté d'un vieux chien galeux, le corps en décomposition de petits êtres abandonnés à leur triste sort. Alors, oui, le paysage était merveilleux, mais les allées ne l'étaient pas autant.
Certains avaient perdu leurs parents à cause de la maladie ou autre. Tout le monde crevait si facilement sur cette île que dépasser la quarantaine était une espérance de vie non négligeable.
Et sur ce sol, il y avait eux quatre. Quatre petits garçons qui attendaient, le regard hagard, le retour de leurs amis. La suie et la saleté tâchaient leurs si beaux visages. Ils étaient à couvert, dans une ruelle, et patientaient, l'inquiétude rongeant leurs entrailles venant se mélanger à la douleur de leur estomac criant famine.
Le plus petit d'entre eux avait une apparence chétive, si fragile qu'il pouvait se briser comme de la porcelaine. Il avait huit ans et, malgré l'horreur dans lequel il vivait, ses grands yeux absorbaient toute l'innocence du monde. Il avait un visage poupon, de jolies joues rebondies et un sourire tout à fait adorable d'après ses aînés. Il était présentement assis entre les cuisses d'un de ses « grands frères » comme il aimait si bien le dire. L'enfant, plus âgé que lui, caressait distraitement ses cheveux, retirant la poussière qui s'y était logé.
– Ils en mettent, du temps...murmura le plus petit.
L'un des garçons qui était collé contre le mur de pierre de la taverne, guettant méticuleusement le retour de leurs compagnons, se tourna vers lui. Il lui offrit un grand sourire éblouissant, relevant ses jolies pommettes.
– Ne t'en fais pas, Jungkook. Ils vont bientôt revenir.
Jungkook balança distraitement un caillou face à lui avant de laisser tomber sa tête sur l'épaule de son aîné qui lui embrassa doucement le front.
– Fais-leur confiance.
– Je leur fais confiance, maugréa-t-il. Je suis juste inquiet...
Celui qui était assis à leurs côtés avait le regard si vide qu'il semblait presque inerte. Les jambes étendues devant lui, il détailla un rat qui faisait des allers-retours devant eux. Il fronça les sourcils, essayant de savoir si le rongeur était égaré ou s'il attendait qu'ils crèvent pour pouvoir se jeter sur leurs carcasses. Il s'empara brusquement d'une pierre et le lança sur la misérable bête qui détala à toute vitesse, apeurée.
– Jimin !
Le noiraud se tourna vers son ami, un sourire désabusé courbant ses lèvres.
– Quoi, Taehyung ? J'ai fait fuir ton dîner ?
Le beau garçon, malgré son jeune âge, se tourna vers son meilleur ami, furibond. Heureusement que Jungkook s'amusait à lui caresser distraitement le bras dans le but de tuer son ennui parce que ça avait le mérite de l'apaiser. Il resserra plus fort sa prise sur le corps frêle du plus petit, puis finit par éclaté de rire, toute tension évaporée.
– C'était plutôt moi, son dîner.
Jimin lui offrit un sourire goguenard et les deux garçons s'observèrent, amusés dans leur douleur constante. Soudain, le plus âgé d'entre eux laissa passer une exclamation de surprise d'entre ses lèvres, attirant l'attention de ses trois amis.
– Ils arrivent !
Jungkook sauta sur ses pieds et s'approcha de son aîné, tout guilleret. Son corps sortit alors légèrement de la ruelle, un grand sourire barrant son visage. Sourire qui se fana doucement lorsqu'il réalisa la vue qui s'offrait face à lui. Son aîné avait à peine eu le temps de jurer que les trois aventuriers qui couraient dans sa direction le faisaient déjà à sa place.
– Jungkook, cours !
Le petit garçon observa ses trois amis qui cavalait, le plus âgé d'entre eux tenant fermement un pain de mie entre ses mains qu'il protégeait coûte que coûte. Il était essoufflé de sa course et cela se voyait à la douleur sur son visage. Derrière eux, plusieurs hommes les poursuivaient, les insultants et leur hurlant dessus, tout ça sous le regard circonspect de la populace.
– Hoseok...demanda-t-il, perdu, en se tournant vers son ami.
Le plus âgé qui, jusque-là avait fait le guet, empoigna la chemise crasseuse du plus jeune avant de le ramener brutalement à lui. Le regard perdu, Jungkook remarqua que Jimin et Taehyung s'étaient levés, les sens en alertes.
– Ils se sont fait prendre, grimaça Jimin.
De loin, on pouvait entendre les hurlements se rapprocher. Sans perdre une seconde, Hoseok porta Jungkook sur son dos et acquiesça, la peur au ventre. Il n'avait pas besoin de dire à ses deux amis qu'il leur fallait courir que, tous deux, s'échappèrent vivement de la ruelle en escaladant le muret.
Jungkook, en ne voyant plus ses deux camarades, commença à avoir les larmes aux yeux.
– Hoseok...
L'ainée le remonta légèrement sur son dos puisque le plus petit était aussi glissant que du beurre. À la hâte, il s'enfonça dans la ruelle et se cacha derrière un tonneau. Il sentait les larmes de Jungkook mouillé sa nuque alors il lui tapota doucement l'arrière de la cuisse pour avoir son attention. Il fit face à deux grands joyaux brillants de mille-feux.
– Ne t'inquiète pas pour nous, Jungkook. C'est notre rôle ça.
Le plus petit renifla et acquiesça mollement. Hoseok avait un sourire si immense sur les lèvres qu'il captait même les rayons du soleil. Il arrivait à cacher son inquiétude avec brio lorsqu'il s'agissait de rassurer le plus jeune d'entre eux.
Soudain, Hoseok décala légèrement la tête, de sorte à apercevoir l'arrivée furtive de ses camarades. Comme il s'y attendait, Seokjin et Namjoon défilèrent à toute vitesse sous leurs regards, continuant leur fuite. Cependant, lorsque Yoongi arriva, il tourna la tête dans leur direction, ayant eu la sensation qu'on l'observait. Il remarqua alors les deux paires de prunelles qui le dévisageait. Il sourit, sachant très bien que l'un de ces regards appartenait au plus petit d'entre eux.
Mais dans son action, il ne remarqua pas la pierre qui se trouvait devant lui. Brusquement, son corps s'étala sur le sol, laissant s'échapper malgré lui un cri de surprise. Avant qu'il ne puisse se relever, les hommes qui étaient à leurs trousses s'arrêtèrent devant son corps encore à terre, un rictus médisant au coin des lèvres. Avec horreur, ils lui crachèrent dessus et le frappèrent, la rage prônant par-dessus tout. Ce n'était qu'un gamin de douze ans, mais ils semblaient n'en avoir que faire, le ruant de coups sous ses faibles gémissements de protestation.
Hoseok avait rapidement tourné le dos à ce tableau, faisant descendre le plus petit de sa prise. Ne voulant pas qu'il assiste à cette douloureuse scène, il l'avait enlacé fermement, le berçant doucement pour tenter d'apaiser la peur qui tiraillait son joli minois. Jungkook avait le regard écarquillé et, par-dessus l'épaule du plus âgé, voyait les jambes de Yoongi battre misérablement dans les airs à chaque coup qu'on lui donnait.
Il aurait pu hurler, si sa bouche n'était pas étouffée contre l'épaule de son ami. À la place, les larmes dévalèrent à nouveau ses joues, salées, chaude, amères.
Une fois qu'Hoseok entendit que les brutes avaient estimé que Yoongi avait eu la correction qu'il méritait, il se redressa. Désormais debout, il s'empara de la main de plus jeune, le traînant à l'opposé de leur ami. Jungkook, de loin, vit Yoongi se redresser faiblement, le visage en sang.
– Yoongi est là-bas ! s'exclama-t-il, tirant comme un forcené sur sa main.
Mais Hoseok ne desserra pas sa prise. Pas un seul instant, il regarda en arrière. Il avançait résolument devant lui, chaque pas qu'il faisait alourdissant son corps et chaque plainte du plus jeune qu'il entendait, brisant son coeur. Mais il souriait encore, malgré tout.
Ainsi, il baissa la tête vers le plus petit qui se débattait férocement, une expression désolée sur le visage.
– Yoongi nous rejoindra. Ne t'en fais pas.
Pour la première fois de sa vie, Jungkook haïssait ce sourire. Parce qu'il venait de se rendre compte que le talon d'Achille de son aîné était son regard. L'éclat de ses yeux brillait d'une telle souffrance qu'il arrêta de se débattre et le suivit sagement.
Les sept garçons habitaient littéralement dans un taudis. C'était une minuscule maison qui n'avait même pas de toit et dont l'insalubrité menaçait de rendre l'âme à tout moment. Sur la vieille table en bois rongée, trônait la malheureuse mie de pain pour laquelle ils s'étaient vaillamment battu. Hoseok pensa tristement que c'était donc ça que valaient les blessures de Yoongi.
En remarquant ses amis, le plus petit lâcha sa main aavant de courir maladroitement à travers les débris. Seokjin ouvrit grand ses bras et réceptionna son petit corps avant de le hisser du mieux qu'il put. Jungkook colla sa joue à celle du plus âgé, appréciant son aura réconfortante.
– Je n'ai pas vu, comment cela se fait-il que Yoongi soit tombé ?
Namjoon avait parlé, le regard braqué sur le malheureux morceau de pain, comme s'il s'attendait à ce qu'il le dédommage pour rendre justice à leur ami.
– Il nous a vus, souffla Hoseok.
Taehyung, qui était perché sur une caisse en bois, ne put empêcher le rire mesquin qui sortit d'entre ses lèvres. Il secoua la tête, comme s'il était consterné par la situation.
– Mais quel...
– Fais attention à ce qui va sortir de ta bouche, toi.
Jungkook avait vivement relevé la tête, souriant en voyant son aîné accoudé maladroitement contre la poterne. Sa paupière droite était gonflée, du sang séché enlaidissait son visage d'habitude si délicat et venait tâcher sa vieille chemise. Il se tenait douloureusement le ventre et ne pouvait pas respirer convenablement sans qu'une grimace de souffrance ne se peigne sur ses traits.
– Dire que j'ai manqué cette chute, railla Taehyung, pas le moins du monde perturbé par son apparition.
À vrai dire, ils s'attendaient tous à le revoir. Il en fallait bien plus pour tuer Min Yoongi.
Jungkook accourut vers lui, Seokjin l'ayant déposé au sol, et enlaça son ventre de ses bras. Le blessé sourit, attendri par le besoin maladif du plus jeune de quémander sans arrêt leur affection. S'il y avait bien un fragment de douceur dans leur misérable existence, c'était bien ce petit garçon. Jungkook aimait chacun de ses aînés et il leur faisait bien savoir.
Yoongi caressa tendrement ses cheveux, tout en reportant son attention sur Taehyung.
– C'est pas grave, la prochaine fois ce sera ton tour.
Taehyung grimaça à ses paroles. Les six garçons alternaient à chaque fois les membres qui partaient dans cette expédition périlleuse. La dernière fois, il y avait été avec Jimin et Namjoon. Il savait que lorsqu'ils en auraient à nouveau besoin, ce serait à son tour d'y retourner.
Jimin s'approcha alors de la table et soupira dramatiquement devant leur repas du soir. En remarquant que Jungkook le dévisageait de loin, il sourit maladroitement.
– À table, alors !
Jungkook était petit, il ne comprenait pas très bien tout le poids qui reposait sur les épaules de ses grands frères. Il n'avait pas encore pris conscience qu'ils ne vivaient pas. Ils survivaient. Mais du moment qu'il était entouré de ces garçons qu'il chérissait tant, il semblait que le malheur ne pourrait jamais l'atteindre.
Il se contentait de peu. Les bras réconfortants de Seokjin, la douceur de Taehyung, les paroles pleines d'espoir de Namjoon, les railleries de Jimin, l'humour d'Hoseok et l'admiration qu'il éprouvait pour Yoongi lui suffisaient. Sa petite main avait trouvé celle de chacun de ses camarades, ses doigts s'étaient liés à chacun d'entre eux et, sans le savoir, leur insufflait du courage.
Depuis ce jour où ils avaient trouvé le plus jeune recroquevillé devant leur taudis, ils avaient un but commun : celui de le protéger. Taehyung ne lui dirait jamais mais, affecté par les crasses de ce monde, il avait été le seul à s'opposer à la décision de le recueillir.
Il avait fallu que Jungkook ouvre faiblement les yeux, qu'il plonge son joli regard dans celui de Taehyung, pour que celui-ci change brusquement d'avis. À la surprise de tous, c'était même lui qui avait porté son corps jusqu'à l'intérieur de leur abri. Taehyung lui avait donné de l'eau, lui avait donné sa maigre portion de nourriture et avait veillé sur lui lorsque l'épuisement l'avait rattrapé.
Seokjin était allé le voir, posant la question quant à ce revirement de décision. Son cadet s'était tourné vers lui, le regard émerveillé.
« T'as vu ses yeux ? »
Jungkook avait des prunelles magnifiques qui, ce jour-là, lui avait sauvé la vie.
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Mais un malheur n'arrivait jamais seul, disait-on. Cette expression ne s'appliquait pas aux sept garçons. Parce que le malheur était une constante de leur vie. Chaque jour, il respirait dans le tragique d'une destinée qui leur filait entre les doigts et dont ils n'avaient aucun contrôle. Chaque matin, il pensait à l'instant, jamais à la nuit et encore moins à l'aurore, c'était des notions trop incertaines pour eux.
Penser de cette manière à un si jeune âge les avait malgré tout bien endurcis. Ils n'étaient ni optimistes, ni pessimistes, ils étaient seulement réalistes. Ils n'attendaient rien, n'anticipaient rien non plus. Seul Jungkook qui jouait, comme un petit garçon normal devrait le faire, embaumait leurs coeurs. Il fallait le protéger.
Seokjin s'inquiétait beaucoup moins pour Jimin et Taehyung car ces deux-là étaient des piliers pour l'un et l'autre, ainsi, il savait qu'il n'avait pas de soucis à se faire.
Seokjin, quant à lui, étant le plus âgé, était aussi le plus mature. Même s'il avait Namjoon et Yoongi à ses côtés, il était celui sur lequel Namjoon se reposait pour prendre des décisions. Hoseok n'était pas mature, ni enfantin, mais il aimait être avec les plus jeunes, partager un petit peu d'allégresse. Seokjin ne lui en voulait pas de ne pas prendre part à leur moment de doute. Ils étaient un être de joie qui, finalement, apportait bien plus avec un simple sourire que tout ce qu'ils pouvaient imaginer. Il faisait rire Jungkook, se chamaillait avec Jimin et Taehyung et allégeait leur triste condition d'une manière générale.
Hoseok était important. Il faisait partie de leur équilibre si précieux. C'est ainsi que, lorsque Alagaesia fut touché par une épidémie mortelle, les sept garçons ne purent que se retrouver désemparés en contemplant, impuissants, leur astre solaire en devenir l'une des injustes victimes.
Tout avait commencé par une simple toux. Jimin l'avait raillé en lui disant qu'il se faisait sénile. Mais Hoseok avait simplement souri. Toujours sourire.
À jamais.
Puis Yoongi l'avait rattrapé alors que celui-ci s'était effondré, un beau matin. Une main posée sur son front avait suffi à Seokjin pour comprendre ce qui arrivait à son cadet.
De la toux, des douleurs thoraciques, une forte fièvre, la faiblesse et l'essoufflement étaient des symptômes de cette épidémie qui ravageait l'île, la plongeant un peu plus dans les méandres de la désolation.
Hoseok avait été alors obligé de s'allonger sur son lit de fortune, loin de ses amis. Chacun, à tour de rôle, s'occupait de lui : le forçait à boire, à manger et à le nettoyer. Ce fut des jours douloureux qu'ils ne pouvaient que subir et où le mot « espoir » semblait encore un peu plus leur échapper.
En cet après-midi-là, c'était au tour de Jimin de s'occuper d'Hoseok. Après avoir préparé leur maigre festin, il s'approcha prudemment de son ami. Il s'agenouilla et commença à lui parler de tout et de rien, lui chuchotant d'une voix suave qu'ils étaient que tous les deux et qu'ils pouvaient donc en profiter. Hoseok et lui s'amusait souvent à se faire des sous-entendus graveleux. Si, au début, les plus âgés en avaient été choqués, désormais, ils s'en moquaient. Ils leur avaient seulement fait promettre de ne pas faire ce genre de scène devant Jungkook.
Mais son ami ne lui répondit pas. Jimin leva les yeux au ciel et le secoua.
– Bon, réveilles-toi là.
Mais Hoseok ne bougea pas. Craignant le pire, le jeune garçon passa sous index sous le nez de son camarade, tentant de se rassurer. Mais il ne sentit pas la respiration de son ami brosser sa peau.
Brusquement, il se releva, horrifié. Il poussa un hurlement strident, épouvantable. C'était une plainte qui témoignait toute sa douleur et sa tristesse. Son corps tremblait convulsivement et les larmes envahirent son visage. Du bout de langue, il sentait très distinctement leur goût cruel.
Alerté par ce cri, Namjoon, Taehyung et Jungkook qui était justement sur le chemin menant à leur taudis, se figèrent. S'ils avaient tous les trois reconnus la voix de leur camarade, seulement les deux plus âgés se doutaient de la triste cause. Namjoon se rua alors vers leur tanière tandis que Taehyung retenait tant bien que mal le plus jeune.
– Lâche-moi ! hurlait-il faiblement.
Il commença à frapper Taehyung de ses petits poings jusqu'à ce qu'il remarque son visage ravagé par les larmes. Son aîné étrangla un sanglot et le prit brusquement dans ses bras, le serrant si fort que sa respiration se coupa.
– Taehyung...
Jungkook ne voulait pas comprendre. Il ne le pouvait pas. Pourquoi lui imposait-on ça ? Pourquoi Taehyung devait être aussi brisé ? Il était incapable d'assister à une vision pareille.
Quant à Namjoon, il avait à peine prêté attention à l'état de Jimin qu'il s'était rué sur le corps inerte de son ami. Il s'empara de sa main. Elle n'était pas froide. Il soupira de soulagement avant d'abaisser sa tête sur son torse, écoutant attentivement les faibles battements de son coeur. Toute la tension de son corps s'évaporant, il retomba lourdement sur les fesses, le visage penché vers le ciel azur.
– Il n'est pas mort, Jimin.
Le plus jeune hoqueta de surprise avant de s'agenouiller à ses côtés. Il chassa les dernières larmes qui l'empêchaient de voir distinctement et remarqua alors avec joie que les paupières d'Hoseok bougeaient faiblement. Il ne put s'empêcher d'avoir un rire nerveux.
– Je me doutais bien que tu pouvais pas crever aussi facilement.
Namjoon pressa la nuque de Jimin, la massant distraitement.
Taehyung en voulut tellement à Jimin de lui avoir fait une frayeur pareille qu'après l'avoir insulté un bon moment, il décida qu'il ne s'occuperait plus d'Hoseok. Ce serait lui, qui le ferait.
Jungkook voulait aussi le faire, mais aux yeux de ses grands frères, il était hors de question qu'il ait à endurer cela. Il trouvait ça injuste. Il voulait seulement retrouver Hoseok. Il désespérait de le voir sourire à nouveau. Dehors, il faisait si chaud que certains hommes ne se donnaient même pas la peine de couvrir leurs bustes et, pourtant, le monde ne lui avait jamais paru aussi terne que depuis le déclin de son ami.
Le soir même, à la lueur faiblarde d'une bougie et bercés par la respiration sifflante de leur ami, les garçons étaient plongés dans les méandres de leurs songes. Tous savaient que le temps était compté et qu'il était impossible de l'arrêter, aussi bien qu'il était ridicule d'imaginer pouvoir contrer la mort. L'inévitable arrivait doucement à leur porte et eux, le laissait rentrer avec impuissance.
– Il faut l'aider.
Namjoon tressaillit. La voix du plus jeune avait été si faible qu'elle avait été à peine plus perceptible que le cri du vent. Emmitouflée dans les bras de Jimin qui n'avait plus le cœur à l'embêter mais, qui au contraire, trouvait dans la chaleur de la peau de Jungkook un soutien infaillible, le petit garçon de huit ans espérait encore.
– On n'a pas l'argent pour lui payer un médecin.
Cette réalité fatidique soufflée de la voix de Yoongi ne fit que jeter un froid dans cet espace exigu ainsi que dans leurs coeurs. Namjoon, sur qui tout le monde se reposait, était à deux doigts de craquer. Il avait toujours réussi à trouver des solutions jusque-là. Mais présentement, il était submergé par les événements. Il avait beau réfléchir, rien ne lui venait en tête. Ses pensées se faisaient toutes sombres et il voyait déjà danser sous ses paupières l'image de leur ami gisant parmi le tas de cadavres de la fosse commune.
Seokjin, en tant que plus âgé, ne pouvait que partager sa douleur. Il ne pouvait résolument pas rester ici, à attendre que leur ami expire son dernier souffle fragile. Ils n'avaient pas d'argent, c'était une réalité qu'il ne pouvait pas altérer. En revanche, il connaissait bien le médecin de l'île. Ou plutôt, il connaissait ses vices. Il ferma douloureusement les yeux avant de prendre sa décision.
Doucement, il se releva avant de tourner le dos à ses camarades et de s'avancer vers la poterne.
– Que fais-tu ? demanda curieusement Yoongi.
Ses épaules se tendirent suite à sa question. Cependant, il ne se retourna pas. Parce que Yoongi avait une facilité déconcertante à lire à travers ses émotions. Ainsi, il lui souffla simplement sa réponse :
– Je pars trouver de l'aide.
Sa silhouette disparut alors dans l'obscurité. Marchant à travers l'île, la lune jetait son éclat froid, comme si elle ricanait des malheurs de ce monde. Seokjin entendait les pleurs et les gémissements, de souffrances ou de tristesse, il ne savait pas très bien les distinguer. Il avançait, les épaules voûtées et le coeur au bord des lèvres en pensant à ce qu'il s'apprêtait à faire. Mais c'était le seul espoir qu'ils avaient.
En toquant à la porte du médecin de l'île, Seokjin se prépara mentalement à ce qui allait suivre. Lorsque le bois qui lui faisait alors face laissa place à un vieillard, il sentit ses forces l'abandonner. Le médecin le dévisageait curieusement et ne put empêcher son regard concupiscent de lorgner attentivement la silhouette du malheureux gamin de treize années. Il haussa un sourcil en sa direction.
– Mon ami est gravement malade.
Le vieillard sourit alors, ses dents jaunies se révélant à Seokjin comme étant un reflet de son âme, tout aussi infect, immoral.
– As-tu de quoi payer ?
Seokjin savait que seules deux réponses s'offraient à cette question. La première, et celle qu'il aurait souhaité choisir, était l'argent. Hélas, il n'en avait pas. Alors, doucement, il dépassa le vieillard dont le sourire s'élargit à sa réponse silencieuse. Le visage d'une impartialité magnifiquement feinte, Seokjin s'avança dans la chaleur de l'habitation tout en déboutonnant sa chemise.
Ce n'était un secret que pour très peu de personnes, ce désir malsain que possédait le médecin de l'île pour les jolis et jeunes garçons.
Ainsi, cette nuit-là, il échangea un bout de son âme contre la vie d'Hoseok.
Et cette peine qu'il avait ressentie en avait largement valu la peine. Le lendemain, le médecin avait tenté de soigner Hoseok comme Seokjin lui avait fait promettre lors de cette nuit interdite.
Trois jours plus tard, leur ami ouvrit alors les yeux. C'était fini.
Le regard hagard, il avait détaillé les environs, comme s'il n'était plus sûr d'où il se trouvait. Puis ses prunelles avaient trouvé celles médusées de Jungkook. Le petit garçon, remis de sa surprise, s'était vivement relevé, courant comme un dératé dans sa direction.
– Hoseok !
Le plus jeune tomba lourdement sur son corps, lui arrachant une grimace et suscitant l'intérêt des autres. Taehyung et Jimin n'avaient pas mis longtemps avant de rejoindre le plus jeune.
Et, à travers les larmes et les sourires, Seokjin était accoudé contre la poterne, le visage paisible.
– C'est courageux, ce que tu as fait.
Le plus âgé se tourna vers Yoongi qui était à ses côtés, détaillant la scène de soulagement et de joie qui se déroulait devant eux.
– Ça ne demandait pas du courage, mais un abandon de sa personne, lui répondit-il.
Jamais Hoseok ne saurait le sacrifice qu'avait fait Seokjin pour sa vie. Il y a, dans l'existence, des choix qui ne méritent pas d'être expliqué, de par la douleur qu'inflige leurs conséquences sur l'âme.
Et pendant longtemps, le plus âgé serait hanté par cette nuit qui lui avait volé si médiocrement son innocence.
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La plupart du temps personne ne se préoccupaient d'eux. On ne leur faisait rien - on les laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu'aucune chose au monde n'oppresse davantage l'âme humaine.
Des années étaient passées et rien n'avait radicalement changé dans leur pauvre existence. Toujours à survivre, à voler et à être heureux, seulement à sept, lors de brefs moments d'égarement.
Assis sur le rivage, le regard plongé dans l'immensité bleue terrifiante face à lui, Taehyung était perdu dans ses songes. Il était de plus en plus attiré par la mer. Depuis quelque temps, de nombreux marins accostaient sur l'île et Taehyung avait alors pu profiter, lors de ces instants de curiosité, de toute la splendeur qui semblait habiter ce monde inaccessible à travers leurs récits. Il désirait, au plus profond de son coeur, l'effleurer.
Perdu, il n'écoutait pas réellement Jimin se disputer avec l'un des fils des fermiers de l'île. Son meilleur ami avait souvent tendance à s'emporter face à ce garçon d'à peu près leur âge, qui prenait un malin plaisir à se moquer de leur condition.
– Utilise un peu ta cervelle, espèce de trouduc de sac à merde. T'as la vue si courte que tu vois même pas suffisamment clair pour lacer ton futal.
Oui, c'était la douce voix de Jimin qui venait de claquer l'air. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il était le plus vulgaire d'entre tous. Lorsqu'il était énervé, il babillait tant de grossièretés que même Yoongi en restait coi.
Il n'entendit pas la réplique de son ennemi, déjà lassé par ses enfantillages. Taehyung ne comprenait pas la rivalité puérile qui les liait, lui et Jimin. Mais si au début elle les avait tous grandement amusés, maintenant ils en étaient que profondément lassés.
– Espèce de fils de pute, de gros plein de merde ! Toi et ta putain de famille, depuis des années, y'a pas un d'entre vous qui vaut même la balle pour vous expédier en enfer ! Espèce d'enfoiré de lèche-cul, t'es bien comme ton père, en pire, un fermier qui sait même pas faire du fromage avec sa bite ! Si tu tombais dans l'enclos au cochon, toi ou un autre de ton espèce, ils voudraient même pas vous bouffer. Essaie un peu d'approcher ta main, sale fumier, et je te fends en deux moi !
Taehyung se tourna brusquement pour admirer la triste scène des deux adolescents se regardant en chien de faïence.
– Jimin !
– Quoi ?!
Son meilleur ami s'était retourné vers lui, les yeux si grands et emplis de fureur qu'on aurait dit un pauvre fou. Tout cela pour une misérable remarque déplacée. Taehyung avait horreur quand Jimin parlait de cette façon. Au-delà du fait que ça ne collait pas du tout à son physique, ça lui provoquait aussi un mal de tête intense.
Le malheureux, en voyant que l'attention de son ennemi était concentrée autre part que sur sa personne, en profita pour prendre la fuite. Jimin en fut révolté.
– Espèce de lâche ! hurla-t-il.
Taehyung soupira tout en se massant les tempes.
– C'est bon Jimin, assieds-toi.
Celui-ci grommela des paroles inaudibles, peut-être même qu'il tentait de lancer un sort, qui sait. Il s'assit lourdement à côté de Taehyung et joua distraitement avec le sable fin pour tenter de se calmer.
– Tu veux pas mûrir ? souffla Taehyung.
– Je sais pas, t'as l'intention de dire à Jungkook que t'as envie de le palucher ou pas ?
Taehyung écarquilla les yeux. Il se figea totalement suite aux paroles de son ami, complètement pris de court.
– De quoi tu parles ?
Jimin ne prit même pas la peine de le regarder. Il trouvait le sable bien plus intéressant que la panique qu'il savait peinte sur le visage de son meilleur ami. Si Taehyung pensait qu'il n'avait pas remarqué depuis longtemps ses œillades peu discrètes et désireuses à l'attention du plus jeune, alors il se fourvoyait. Néanmoins, il ne voulait pas l'accabler avec ça maintenant. Nul doute que Taehyung était tellement confus qu'il n'en avait pas encore réellement pris conscience.
– Ouais, d'accord, j'ai compris, répondit-il simplement.
Fichtre, qu'il énervait Taehyung lorsqu'il avait cette attitude. Il était tellement exécrable que l'idée de faire rencontrer sa tête avec le sable en devint alléchante.
– Sinon, ça fait des plombes que t'admire la mer...Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Taehyung se mordit la lèvre inférieure. Depuis quelque temps, chacun de ses camarades vaquait à des activités différentes. Depuis que Yoongi avait tenu en main le sabre d'un marin, celui-ci passait son temps à s'entraîner dans la forêt de l'île, à l'aide d'un malheureux bâton. Seokjin avait le nez plongé dans les vieux bouquins contant les exploits de pirates passés. Hoseok et Jungkook attendaient inlassablement quelque chose que personne n'arrivait à comprendre : le désir de s'échapper. Et Namjoon possédait le même regard que Taehyung lorsqu'il s'attardait sur la mer, cette même avidité.
– Tu n'as jamais eu...Le désir de t'enfuir d'Alagaesia ? demanda-t-il prudemment.
Jimin explosa alors de rire face à cette question, suscitant sa confusion. Il fronça les sourcils, détaillant l'immense sourire goguenard de son meilleur ami.
– Je veux m'enfuir de ce trou à rat depuis que je sais marcher. C'est une question sérieuse, Kim Taehyung ?
Taehyung lui sourit faiblement et admira encore une fois l'inépuisable source d'aventure qui se dressait face à eux. Un frisson l'envahît, un sentiment qu'il ne saurait expliquer. La certitude que s'il s'approchait de l'océan, son existence en serait à jamais bouleversé par des forces qu'il ne comprendrait jamais.
– Et si on le faisait, s'enfuir...
– On ?
Taehyung acquiesça, le regard vague.
– Tous ensemble.
Le sourire qui courba les lèvres de Jimin à cet instant fut somptueux. Parce qu'il était évident qu'à chacun de leur désir, de leur projet, les sept adolescents se trouvaient mêlés inexorablement. Ça avait toujours été le cas. Comment envisager la vie sans l'un d'entre eux, désormais ? C'était impensable.
– Tous ensemble, répéta rêveusement Jimin.
Les deux garçons se sourirent avec complicité. Lorsqu'ils en firent part à leurs amis, ils ne furent pas étonnés d'apprendre que ce désir avait grandi dans chacun d'entre eux. À la nuit tombée, à l'éclat vacillant d'une bougie, tapis dans leur malheur et dans leur rêve, ils se jurèrent, les yeux dans les yeux, de s'enfuir ensemble. De rester ensemble, jusqu'à la fin, main dans la main, peu importe ce qui les attendrait. Parce qu'ensemble, ils n'étaient plus qu'un et parce qu'ensemble, ils étaient plus forts.
Et ce n'était pas qu'une promesse.
C'était une évidence.
Du moins, c'est ce qu'ils croyaient naïvement.
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