V

Taehyung admirait l'immensité de l'océan sous ses yeux avec la pensée étrange qu'il partageait avec elle un lien aussi étroit qu'inexplicable. L'eau semblait l'appeler, lui chuchoter des mots doucereux dans l'espoir de le voir plonger. Comme si elle voulait le dévorer.

La dévisager ainsi lui donnait la sensation bien réelle de lui chatouiller le coeur, déclenchait une vibration unique, pas désagréable, dans ses viscères, puis une démangeaison nerveuse intermusculaire, trop profonde pour être soulagée en se grattant.

Le Callianeira avait mis les voiles, naviguant sur les eaux du sud vers une terre lointaine dont le nom n'était pas à la connaissance du premier pirate venu. Loin, très loin, peut-être à ce que les hommes appelaient la fin du monde, se trouvait Liora, une île aussi terrifiante que mystérieuse. Et sur Liora se trouvait Calie. Taehyung était heureux de savoir que le voyage était long, au moins cela lui laissait le temps de se préparer à l'idée de revoir la vieille femme qui ne lui avait pas manqué pour un sou.

Voir ses anciens compagnons s'activer sur le pont l'avait quelque peu chamboulé. Il avait eu la sensation de se retrouver dix années en arrière. Tous avaient eu un rôle bien précis à bord du navire. Yoongi dirigeait le gouvernail et juste à ses côtés, pencher sur une petite table de fortune, Seokjin et Hoseok étudiaient les cartes à l'aide de leurs compas, se murmurant des paroles si basses que la conversation semblait leur être exclusive.

Et d'autres encore, continuaient de nettoyer le pont que les membres du Callianeira n'avaient pas eu le temps de finir. Mais au milieu de cette frénésie, Jungkook et son second jouaient aux cartes et buvait, hermétiques à tout ce qui se trouvait autour d'eux.

Comme si son mal de crâne du début d'après-midi ne lui avait pas servi de leçon, Isaiah s'en était pris à la cargaison de rhum du Callianeira avec une telle détermination que l'on aurait dit un preux chevalier délivrant une jouvencelle en détresse.

Le jeune homme au teint hâlé tétait le goulot de sa bouteille comme un marmot le ferait avec le sein de sa mère. Le regard courant un peu partout sur le pont supérieur, il s'arrêta sur la silhouette accroupie d'Arsan qui s'appliquait à nettoyer le sol avec une telle assiduité qu'ils allaient bientôt pouvoir apercevoir leurs reflets. Ce qu'il voyait ne lui déplaisait pas, au contraire. Quelques heures auparavant, il avait eu le temps de remarquer les courbes susceptibles de lui faire tourner la tête lors de ce périple.

Évidemment, Arsan et son capitaine avaient été les premiers à attirer son regard. En remarquant le capitaine de l'Ianeira qui s'occupait de l'entretien de la manœuvre, il ne put néanmoins s'empêcher de se faire la réflexion qu'il fallait être un sacré marin d'eau douce pour vouloir charmer une sirène.

Impensable.

Ses yeux se verrouillèrent alors sur la silhouette qu'il ne pouvait espérer ne serait-ce qu'effleurer. Non loin d'eux, le capitaine de feu l'Ephyra était penché par-dessus la poupe du navire, perdu ou pensif, ses cheveux cyan volant au gré du vent. Il semblait imperturbable et était dans cette position depuis si longtemps qu'il semblait à Isaiah que le seigneur des mers s'était figé.

S'il avait eu son propre navire, aucun doute que le second du Limnoria aurait choisi la statue du bleuté pour décorer l'avant de son navire. Les marins, très superstitieux pour certains, avaient généralement une figure de proue sur leur vaisseau, symbole d'une offrande à la mer pour apaiser les dieux de l'océan.

Si Kim Taehyung était sa figure de proue, il était sûr qu'il n'aurait crainte à risquer sa vie, même sur les expéditions les plus périlleuses.

Néanmoins, il était tout de même inquiet pour le bleuté car au fur et à mesure que le temps passait, le haut du corps de celui-ci penchait un peu plus par-dessus bord.

– Il risque de tomber...

Jungkook, qui venait juste de balancer une pièce sur leur table de jeu suivi son regard.

– Laisse-le couler si ça lui chante, répondit-il en regardant de nouveau ses cartes, indifférent.

Isaiah dévisagea son capitaine, pas le moins du monde surpris. Parmi tous les hommes présents, il était peut-être le seul à le comprendre. C'est sûrement pour cette raison qu'ils avaient un lien aussi fort. Seulement un peu plus vieux que son capitaine, Isaiah était le seul qui pouvait se permettre autant d'écart avec le plus jeune seigneur des mers sans risquer de représailles.

– S'il passe par-dessus bord, je le sauverai.

Jungkook s'esclaffa, faisant tourner quelques têtes curieuses dans sa direction. Cela ne lui avait évidemment pas échappé, la manière qu'avait eu son second de lorgner les corps des deux sirènes et de son ancien amant.

– Sauf que tu nages comme tu baises et c'est pas glorieux.

Yoongi se serait sûrement évanoui s'il savait que des femmes montaient à bord du Limnoria. Le comble du malheur était d'apporter une femme à bord à ce que l'on disait. Mais Jungkook n'avait jamais compris ça. Il préférait risquer de se noyer en mer plutôt que de voir ses hommes se dévisager en chiens de faïence, prêt à se sauter dessus comme s'ils avaient en face d'eux un morceau de viande.

Isaiah eut un rire forcé et roula des yeux, peu affecté par le commentaire de son capitaine qu'il savait dicter par une miette de jalousie mal placée.

Mais alors que tous étaient à leurs occupations, les deux hommes furent les seuls à voir passer le bleuté par-dessus bord, comme si son corps s'était endormi. Il avait basculé avec une telle aisance qu'il ne semblait même pas avoir lutté lorsque l'océan l'avait appelé. Ils avaient observé la scène, les yeux grands ouverts, avant de se lever d'un bond, renversant leur table de jeu.

Ensemble, ils avaient couru jusqu'au bastingage, leurs mains fermement accrochées au bois, admirant la mer en dessous d'eux sans qu'ils n'aperçoivent une seule trace de Taehyung.

– Un homme à la mer ! cria Isaiah.

Tous s'arrêtèrent, levant la tête en direction de l'arrière du navire où se trouvaient les deux hommes empreints d'une panique non feinte. Jimin accourut auprès d'eux, et détailla l'étendue quasi calme face à lui, l'air affolé.

– Où est Taehyung ?

– À ton avis, imbécile !

Totalement contradictoire à ses paroles précédentes, Jungkook avait répondu au blond tout en enlevant ses bottes. Une fois fait, il passa sa chemise par-dessus sa tête, prêt à sauter à l'eau. Isaiah avait à peine eu le temps de comprendre ce qui se passait que son capitaine l'avait devancé dans son souhait précédent d'être celui qui viendrait au secours du seigneur des mers.

Mais tandis que tous se trouvaient derrière eux, profondément inquiets, la vue que leur offrit le noiraud les laissa autant perplexes qu'horrifiés. En voyant le dos du plus jeune seigneur des mers, tous s'étaient figés dans un silence mortuaire.

Sur sa peau musclée se trouvaient une multitude de reliefs qui parcourait son épiderme. Des cicatrices qui zébraient sa peau du début de son épine dorsale jusqu'au bas, s'arrêtant à la limite de son pantalon cousu. Peut-être qu'il y en avait d'autres sous ce dernier vêtement qu'il portait, aucun ne savait.

Jimin s'était lui aussi mis à dévisager ces imperfections sur le dos du plus jeune, profondément choqué. Peut-être que le caractère exécrable de Jungkook n'était pas seulement le fruit d'une rancune démesurée, mais de tous les événements qui étaient survenus dans sa vie après qu'ils l'aient abandonné, et qui avait participé à construire ou à détruire l'homme qu'il était aujourd'hui.

Jimin pouvait encore se souvenir de la dernière fois qu'il avait vu ses grands yeux brillants de mille feux tournés vers lui. Des yeux magnifiques qu'ils avaient tous contribué à faire pleurer. Même Taehyung. Surtout Taehyung, peut-être. Si chacun des sept seigneurs des mers avait l'impression que le plus jeune était leur ennemi, que devait penser Jungkook, lui, en se retrouvant aux côtés des personnes qui avaient brisé son coeur ? Qu'était-il arrivé au jeune homme d'autrefois durant toutes ces années pour que son sourire éclatant disparaisse, remplacé par cet éternel rictus médisant ?

Il était la preuve que l'innocence perdue était un mystère bien plus grand que toutes les expériences possibles à venir, même les plus inconcevables.

Jimin reprit finalement court à la réalité lorsque le plus jeune monta sur le garde-corps, prêt à secourir son ancien amant.

Mais alors qu'il se préparait à sauter, le noiraud se fit brusquement tirer en arrière par Jimin. Le choc violent le fit fermer les yeux, le temps d'un instant. Allongé sur le dos, le plus jeune le dévisagea, déboussolé, tandis que le capitaine de l'Illianeira ôtait un à un ses vêtements à son tour.

– Qu'est-ce ce que tu fous, bordel ? scanda le noiraud, irrité.

– Tu seras trop lent.

Aussi simplement qu'il lui répondit, Jimin défit le laçage de son pantalon, offrant à la vue de tous son corps complètement dénudé.

Hoseok fixa longuement sa silhouette délicate et enchanteresse, peut-être un peu trop pour avoir le temps de ressentir de la honte. Il détailla le dos fin de son cadet, passant sur les fossettes aux creux de ses reins qui ne faisaient que magnifier son corps jusqu'à terminer sa course sur ses fesses. Là, il détourna le regard. Ahuri, Jungkook admira son aîné monter à sa place sur le garde-corps avant de sauter dans l'océan avec une agilité et une grâce qu'il n'aurait jamais pu imiter.

Plongeant dans l'immensité bleue, la transformation du capitaine de l'Ianeira s'opéra. Alors qu'il s'enfonçait dans les profondeurs abyssales, sa queue se métamorphosa, magnifiant son corps de ses écailles rubis. La couleur de ses yeux adopta la même teinte, permettant à sa vision de voir sous l'eau aussi bien qu'il le faisait sur terre.

Avec cette apparence de créature charmeuse, Jimin possédait une splendeur aussi saisissante qu'inquiétante. Si, sous sa forme normale, le capitaine de l'Ianeira possédait déjà une beauté des cieux, il semblait que sous son pouvoir, il était d'une sublimité aussi scandaleuse que mortelle. Le blond n'avait jamais essayé son pouvoir sur les hommes, pas une seule fois. Il craignait que sans n'avoir à faire que ce soit, l'envie qu'éprouverait les marins à son encontre les tueraient sans que ce ne soit lui qui leur donne le coup de grâce.

Nageant au milieu des bancs de poissons et de quelques coraux, il remarqua finalement la silhouette de son meilleur ami qui s'enfonçait de plus en plus vers le fond, les yeux résolument fermés, comme s'il s'abandonnait à l'océan.

Sans perdre une seconde, il nagea dans sa direction, prit le corps de son meilleur ami dans ses bras et fut quelque peu surpris par son poids plume. Rythmé par l'inquiétude de savoir que chaque seconde était cruciale, il remonta à la surface, là où les rayons du soleil se reflétaient sur l'eau comme des millions de petits diamants.

Sa tête hors de l'eau et le corps de son meilleur ami entre ses bras, Jimin réduisait aussi vite que possible la distance qui les séparait du Callianeira. Namjoon, en voyant le blond s'approcher, ne perdit pas un instant avant de balancer un cordage par-dessus bord, les mains fermement accrochées dessus, prêt à remonter les deux hommes.

Tenant son meilleur ami d'un bras enroulé autour de sa taille et l'autre s'accrochant au cordage, Jimin fut remonté par la force de tous. Chacun d'entre eux s'était placé derrière le capitaine de l'Apseudès et tirait sur la corde avec une telle férocité que Jimin ne mit pas longtemps à poser pied à bord. Une fois en dehors de l'eau, sa queue disparue lentement en éclat poussiéreux et ses yeux se voilèrent à nouveau de cette couleur chaude et profonde.

À peine eut-il le temps d'allonger son meilleur ami sur le pont qu'Hoseok lui balança sa chemise dessus, le sonnant de se vêtir sur-le-champ.

Et pendant qu'il s'habillait à la va-vite, tous étaient autour du bleuté, empreint à la panique. Certains avaient même la pensée lugubre qu'il n'était peut-être déjà plus. Seung, dans une volonté de vouloir bien faire, se mit à ouvrir la bouche du seigneur des mers, tentant de lui prodiguer le souffle de vie qui le sauverait. Tandis qu'Isaiah l'observa faire, il se fit la réflexion aussi scandaleuse que honteuse qu'il voudrait bien être à sa place.

Remarquant rapidement que sa tentative était veine, Jungkook le repoussa brusquement avant de prendre sa place. Il arracha sa chemise sans douceur, dévoilant à la vue de tous le sablier sur son pectoral. Dessin qu'Hoseok détailla longuement tandis que le plus jeune avait la paume de ses deux mains posées sur le buste du plus âgé. Appuyant fortement dessus et répétant ce mouvement inlassablement, Jungkook grommelait des paroles incompréhensibles, son souffle se faisant court sous l'émotion et l'effort.

Mais bizarrement, alors que le temps s'écoulait, Hoseok et Seokjin commençaient à avoir le sentiment aussi horrible que douloureux que Taehyung venait de simplement mourir. Aussi facilement. À peine avait-il commencé leur voyage que l'un d'entre eux n'était déjà plus. Cela semblait trop facile pour le capitaine du Nisea qui connaissait son pouvoir. Mais au fond de lui-même, dans une partie recluse qui n'avait ni honte ni scrupule, il était soulagé.

Il aimait Taehyung. Mais il aimait celui dont les boucles sombres cachaient son regard. Celui qui n'avait pas froid aux yeux et dont les idées saugrenues étaient un mystère de son esprit irrésolvable. Celui qui était amoureux de l'océan comme de l'homme qui tentait désespérément de le sauver. Hoseok aimait ce Taehyung-là. Celui qui n'était plus. Car celui qu'il avait face à lui ne pouvait lui inspirer un autre sentiment que celle de la crainte à son paroxysme.

Jungkook ne prêtait même pas attention au corps gracile de son aîné. Il s'appliquait à masser son coeur avec frénésie depuis ce qui lui semblait être déjà un trop long moment. Désespéré et ravagé par la haine, il se mit à le gifler brutalement. Une fois, deux fois, trois fois...Et avant que Yoongi ne vienne l'arrêter, Taehyung toussa bruyamment.

Le bleuté se tourna sur le côté, vidant aux yeux de tous l'océan de ses poumons. Tremblant et le regard à demi ouvert, il prit une inspiration sifflante. Le capitaine du Limnoria laissa échapper un souffle fugace, soulagé. Il passa son bras sous les genoux de son aîné et l'autre autour de ses épaules, le ramenant contre lui.

Souffrant, Taehyung distinguait à peine les traits de son cadet, comme si sa vision était brouillée. Mais il ressentait sa chaleur. Alors, avec le peu de force qu'il possédait, le bout de ses doigts vinrent effleurer la joue opaline du noiraud dans une caresse éphémère.

– C'est toi, ma merveille océanique ? murmura-t-il.

Jungkook dévisagea l'homme dans ses bras, troublé. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas entendu, cette appellation. La dernière fois lui paraissait si loin qu'il avait même la sensation que ça faisait partie d'une autre vie. Une vie que celui qu'il avait été aurait aimé faire durer pour l'éternité.

Avant même qu'il n'ait pu dire quoi que ce soit, Taehyung ferma à nouveau les yeux et sa tête bascula en arrière de même que sa main pendît dans le vide. Il l'admira encore quelques instants avant de se relever avec une facilité déconcertante.

Autrefois, il aurait été impensable de voir Jungkook porter Taehyung de cette façon. Mais aujourd'hui, le premier avait dépassé son aîné en force et en taille.

La tête du bleuté plaquée contre son torse, Jungkook s'avança sur le pont, dépassant les autres.

– Jungkook tu...

– Je vais le coucher, répondit le noiraud, devançant le capitaine du Callianeira.

Et lorsque la lune remplaça le soleil, plongeant le navire au coeur de ténèbres effrayantes où rien n'était distinguable à l'horizon, les seconds prirent la place de leurs capitaines. Seung tenait le gouvernail, faisant naviguer le Callianeira dans une eau si calme et si silencieuse qu'ils doutaient tous être en train d'avancer, et les autres s'occupaient de différentes tâches, certains ressassant inlassablement en tête la scène qu'il s'était passé un peu plus tôt.

Tandis qu'Ayame laissait pleuvoir ses doigts sur les cordes de son banjo, affalé sur le garde-corps entre le pont et les abysses de l'océan, offrant ainsi une ambiance au silence mortuaire qui régnait entre eux,  Jung, le second d'Hoseok ne put s'empêcher de prendre la parole.

– C-comment se fait-il qu'il soit passé par-dessus bord, à votre avis ?

Il avait parlé d'une voix tellement petite et réservée que même la brise légère qui les accompagnait avait plus d'impact et de force.

Le second du Limnoria pouffa et se tourna dans sa direction avec l'envie de railler le plus jeune du navire un petit peu.

– Tu sais, quand tu jactes, on a l'impression que les mots ont la valeur de cent pièces d'or et que t'économises en vue d'une future orgie verbale.

Le plus jeune écarquilla les yeux et ouvrit la bouche, l'expression semblable à celle d'un poisson égaré sur la terre ferme qui tenterait désespérément de regagner son monde.

Rouge de honte, Jun grogna quelques paroles incompréhensibles sous le sourire des uns et le ricanement des autres, ses protestations faiblardes bercées par le banjo d'Ayame.

– Aucune idée, repris Seung. Mais ton capitaine en était bouleversé.

Tous approuvèrent. Ils avaient aussi la curiosité mal placée de savoir ce qu'il était passé pour que le dos du capitaine du Limnoria soit dans un état pareil, mais ils savaient qu'ils ne possèderaient jamais la réponse.

– Il l'aime toujours ?

La voix d'Arsan venait de fendre l'air de sa question, comme si cette interrogation était bizarrement bien plus déplacée que celle que tous se posaient sur les cicatrices du plus jeune.

Tous étaient au courant du lien bien plus étroit qui avait autrefois uni les deux plus jeunes seigneurs des mers. Tout pirate étaient au courant, d'ailleurs. Cela n'avait jamais été un secret pour personne.

Tous se tournèrent alors dans la direction d'Isaiah, attendant sa réponse, comme s'il était Jungkook lui-même. Il ne savait pas trop quoi répondre à cette question, doutant lui-même. Il était à peu près sûr qu'après dix années sans avoir vu l'élu de notre coeur, il était impossible que les sentiments restent inchangés, de plus qu'il avait bien vu Jungkook jeter le bleuté sans hésitation par-dessus bord lorsque ce dernier avait eu le malheur de croiser leur route. Mais il ne pouvait certifier cela avec sûreté, car s'il y avait bien un sujet que son capitaine détestait aborder plus que tout, c'était celui de son amour d'antan.

Mais c'était sans se douter de la présence du capitaine du Néoméris qui se trouvait juste derrière eux, admirant la nuit noire comme il en avait l'habitude. Chacun arrêta sa tache en voyant le seigneur des mers s'avancer jusqu'à eux. Tous, sauf son second qui continuait à pincer les cordes de son instrument, nullement étonné.

En dévisageant tour à tour les piliers à travers son voile sombre, Yoongi se permit de répondre de la façon la plus juste à la question qu'ils se posaient, soulageant secrètement Isaiah.

– Leur relation est comme un cordage qui se serait effilochée au fil du temps, à force d'usure. Elle ne tient plus qu'à un fil. Et aussi triste que cela puisse paraître, dans tous les cas similaires, on se rend vite compte que casser ce dernier fil est bien plus facile que de tenter de le réparer.

En écoutant sa réponse, tous eurent la même sensation que le capitaine du Néomeris ne parlait pas seulement là de la relation qu'avaient entretenue les deux anciens amants, mais de celle qui liait la globalité des sept seigneurs des mers.

Les années avaient passé, et naviguer à nouveau avec ses compagnons avait donné à Yoongi la sensation de celle d'être avec des inconnus. À l'époque, il connaissait chacun de ses frères sur le bout des doigts. Désormais, le moindre changement, même minime, lui donnait le sentiment que l'écart qui les séparait désormais était bien plus imposant que ce qu'il croyait.

Et pendant qu'ils méditaient sur ses paroles, l'un des sept seigneurs des mers, allongés dans le lit de fortune de sa cabine, affrontait un cauchemar bien réel et terrifiant.

Namjoon entendait sa voix, mais, la sueur coulant sur son front par l'angoisse, il restait les yeux résolument fermés. Comme si de cette façon, cette voix le laisserait tranquille en voyant qu'il ne réagissait pas. La mâchoire contractée, le capitaine de l'Apseudès faisait face à une de ces nuits qu'il détestait tant et qui contribuait à ronger son visage de fatigue, cernant ses yeux.

– Capitaine...

Namjoon déglutit. Attendant patiemment que le fantôme s'en aille enfin. Mais malheureusement, il n'avait pas prévu de ressentir son toucher. Le spectre avait doucement secoué son bras, dans l'espoir d'avoir son attention. Le seigneur des mers ouvrit grands les yeux, les rivant sur le plafond avec une résolution terrifiante.

Mais dans son champ de vision, le fantôme s'était penché, le dévisageant avec inquiétude.

– Capitaine...

Namjoon hurla alors. Un hurlement emplit de douleur et de peur. Il se releva à la hâte et, traversant l'ombre du fantôme, sortit brutalement de sa cabine. En voyant le capitaine de l'Apseudès arrivé sur le pont, l'horreur peignant ses traits à un tel point qu'il semblait être devenu fou, tous les hommes présents cessèrent leur discussion. Namjoon ne leur prêtait même pas attention et courait sur le pont avec frénésie. S'accoudant sur le bastingage, il remarqua tous ses âmes damnées se laissant porter par le courant de l'océan, le vert de leur spectre illuminant la nuit de leur lumière macabre. Mais seulement lui était capable de voir cela.

Il distinguait tout. Que ce soit hommes, femmes ou enfants, toutes les âmes disparues en mer flottaient sur l'étendue insaisissable et le dévisageaient, lui.

Il recula, perdu, terrifié et buta contre un torse. Lâchant un hoquet de surprise, il se retourna précipitamment, faisant face à son second qui le dévisageait avec inquiétude. En voyant son capitaine déboulé sur le pont de la sorte, il n'avait pas perdu une seconde avant de quitter le gouvernail, laissant le contrôle du navire aux mains d'Arsan, pour se précipiter jusqu'à lui.

Seung savait bien ce qui mettait son capitaine dans cet état. Si tous le regardaient avec curiosité et incompréhension, lui le faisait avec une immense peine.

– I-ils sont partout..., bégaya pitoyablement le capitaine de l'Apseudès.

Seung s'empara de ses deux poignets et le força à le regarder. Vue d'extérieur, la scène faisait penser à celle d'une mère qui tenterait de calmer la crise de son enfant.

– Je sais, capitaine.

Namjoon essaya de se concentrer du mieux qu'il le pouvait sur le regard de son second. Au bout de quelques secondes cela commença à marcher. Sa respiration se calma peu à peu.

Seung passait ces nombreuses nuits d'horreur à veiller sur Namjoon, tout en sachant que ni lui, ni aucun des membres de l'Apseudès ne verrait jamais le monde lugubre que leur capitaine discernait dans la nuit noire.

Mais tous ces efforts partirent en poussière lorsque son fantôme se discerna lentement aux côtés de son second. Namjoon écarquilla les yeux, serrant les mains de Seung entre les siennes.

Il observa avec précaution le spectre de Sora qui se dessinait dans l'obscurité. Le jeune homme lui offrit un sourire aussi doux que timide qui eut raison des dernières forces de Namjoon.

Le regard désormais planté dans celui du marin qu'il avait tant affectionné et qui le hantait, il sortit avec frénésie son sabre dans un acte désespéré. La lame fendit l'air en arc de cercle et plongea vers sa victime, tentant de briser les barrières de l'au-delà, arrachant le dernier souvenir de ce gamin disparu. Mais au moment de transpercer la poitrine de Sora, Namjoon hésite. Il n'a pas la force de franchir l'ultime frontière de l'affection. Sa lame lui glisse des mains, ses bras retombent mollement, il tombe à genoux sur le pont, renverse la tête en arrière et pousse un gémissement strident, requiem pour sa délivrance manquée.

Et là, il éclata tout simplement en sanglots, offrant sa vulnérabilité aux yeux de tous. Il pleurait avec une telle douleur que chacune de ses larmes semblait ponctuée de complaintes tortueuses. Aucun n'avait bougé. De loin, ils observèrent seulement la scène, interdits. Yoongi parlait exactement de ce genre de changement. Ceux que leur avaient procurés les perles d'Asia.

Autrefois, Namjoon était inébranlable, il avait un sang-froid hors du commun et ne laissait entrapercevoir ses faiblesses sous aucun prétexte. Et là, l'homme fort qu'il avait toujours connu sanglotait devant lui et tous les seconds réunis. Ça semblait irréel.

Mais autant de tourments ne devraient pas ronger un seul et même homme. Namjoon se sentait de plus en plus dépérir, à bout de forces et d'envie de se battre. Partir à la recherche de l'une des perles d'Asia resterait à jamais son plus grand regret. Il s'était rendu compte que l'erreur fatale était de rêver au-dessus de ses moyens. Plus le rêve est grandiose, plus dure et la chute. C'est pour cela qu'il aurait aimé faire partie de cette catégorie de personnes qui rêvent petit.

Seung le releva d'un coup sec, passa son bras par-dessus ses épaules et le maintient par la taille. Ensemble, ils s'avancèrent avec peine avant de disparaître à la vue de tous. Le second ramenant son capitaine dans sa cabine et restant à ses côtés jusqu'à ce que l'aurore ne se lève.

Non, aucun ne connaissait ses démons. Mais tous l'avaient vu sortir son sabre, se battant avec effort dans le vide, dans une scène qui ne pouvait que tristement faire penser aux spectateurs que sa dernière raison s'était envolée.

Taehyung avait plongé le jour, Namjoon avait sombré la nuit. Certains prirent conscience avec inquiétude que leur expédition n'allait pas être périlleuse à cause de l'imprévisibilité de l'océan, mais de celle habitant les sept seigneurs des mers.

Et parmi cette agitation qui les avait secoués, Ayame continuait à pincer les cordes, laissant la musique s'allier à leur bouleversement. Le second du Néoméris avait à peine levé le regard, comme si son instrument était là le seul moyen énigmatique de clore ce premier jour en mer. Il semblait imperturbable à tout ce qui l'entourait d'une manière si flegmatique que cela aurait pu passer pour de l'arrogance.

Mais écoutant Ayame jouer de son banjo, Isaiah fut pris de frisson, comme si chacun de ses poils s'était retourné.

Cette musique hurlait et gémissait en même temps, elle n'avait nulle besoin de paroles ou de la sentimentalité de telle ou telle langue dérisoire. Elle était tout cela à la fois. Tout ce qui était vrai et que personne ne pouvait suffisamment bien exprimer, sur la vie, la mort, les vicissitudes, ou bien...et merde, le simple fait de vivre sur cette terre en sachant, au plus profond de soi-même, que cette existence, pour l'essentiel, est solitaire, sans point de repaire, et que tout le reste ou presque n'est que futilités.

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