Chapitre 46. Terre d'opportunités

Chapitre 46. Terre d'opportunités

Eythan

Un, deux, trois, quatre, cinq... Six sacs remplis à ras bord de produits de luxe. La pêche a été bonne.

Pourquoi j'ai fait ça moi ? Je n'ai pas prévu d'acheter quelque chose qui me demanderait des dizaines de milliers d'euros. Je ne sais pas. J'ai oublié.

Bof, cet argent me servira bien un jour. En attendant, je vais passer aux choses sérieuses. Pour cela, il me faut, non plus un sex-shop, non plus une boutique de luxe, mais une boulangerie. Je crève la dalle.

Il est 14 heures 07. Ça fait un bout de temps que j'ai rien avalé. Selon mon GPS, je serais satisfait dans 700 mètres. En attendant, je suis content.

J'aime bien marcher dans les rues de Paris. À mon plus grand étonnement. La capitale grouille de vie. Des milliers de commerces, de rendez-vous, d'humains. Tellement d'argent, d'occasions et d'alliances à se faire... Je suis jaloux des natifs de cette ville.

Je n'ai qu'à lever la tête. Si j'assure une protection à ce salon de coiffure contre les autres criminels, je pourrais gagner quelques centaines d'euros par mois sans rien faire. Si je marque l'esprit de ce gosse qui attend seul dans la rue, toute sa famille entendra parler de moi. Si je le marque bien, il se peut qu'il nomme son rejeton Eythan. Si je prends deux minutes pour écouter les soucis de cette mère friquée, elle se joindra aux manifestations pro-Eythan. Si je résous ses problèmes, elle me fera profiter de son réseau le jour où j'en aurai besoin.

Paris n'est pas une ville. Paris est une terre d'opportunités. Pourquoi mes parents ont-ils choisi Occianth, où j'ai passé mon enfance à me faire chier ? J'ai salement envie de le leur reprocher. C'est ce que je ferais. S'ils n'étaient pas crevés. Si Occianth ne m'avait pas permis de rencontrer Hélène.

« Yo, il me faut un millier de viennoiseries.

– Hein ?! Mais on en a pas autant !

Je m'en doutais. C'était pour la beauté du geste.

– Contentez-vous de me filer tout ce que vous avez alors. »

Je dépose une dizaine de billets sur le comptoir. Ils me regardent, l'air paniqué. Je me détourne de ce spectacle ennuyeux pour fixer le ciel. Que des nuages à l'horizon.

Des fois, je me demande pourquoi. Pourquoi tant de stupidité, pourquoi tant de démesure. J'ai déjà six sacs remplis à ras bord, je ne vais jamais pouvoir transporter autant de sachets de viennoiserie.

J'en saisis deux dans chaque main et me retourne vers la file d'attente.

« Servez-vous, c'est gratuit. À croire que j'suis le putain de Père Noël.

Je m'éloigne de la boutique sans un regard pour la foule. Je me suis lassé du regard des gens, tellement prévisible qu'il en perd son intérêt.

– Eh bah, il est en retard le père Noël, on est déjà le 3 janvier.

En revanche, leurs paroles sont à écouter. Elles représentent leurs pensées. Ce sont de bons indices pour les manipuler.

– Ça te pose un problème ?

J'aurais pu choisir une phrase d'accroche moins violente. On ne change pas une équipe qui gagne.

– Moi non, de toute façon je fête plus Noël depuis que j'suis à la rue. Y a pas d'autres choix que de vivre au jour le jour, j'peux pas me permettre de planifier. Mais t'en fais pas, t'auras pas besoin de faire le ménage après m'avoir liquidé parce que je t'ai tenu tête. J'suis bientôt mort de toute façon.

En effet, il n'a plus que la peau sur les os. Je viens m'asseoir à ses côtés, au mépris du regard des passants.

– Tiens, fais-toi plaisir. J'ai pas faim.

Je pose tous mes sacs pleins de nourriture entre nous. Il doit se demander si j'essaie de l'achever. Ces aliments ne peuvent être empoisonnés, je viens de les acheter devant lui. Mais après des semaines, des mois ou des années de sous-nutrition, une telle quantité de bouffe avalée en quelques minutes pourraient effectivement le tuer. Cela me permettrait de l'éliminer sans qu'aucune accusation ne pèse sur moi.

– Non merci.

– Dommage, ça m'aurait bien arrangé. Pourquoi au fait ?

– Ce n'est pas ça qui me sauvera.

– Ah. Qu'est-ce qui pourrait te sauver alors ?

– Rien.

Même Samaël ne saurait le faire changer d'avis. Il suffit de voir ses yeux pour le comprendre. Face à celui qu'on ne peut battre, il existe trois solutions. Aujourd'hui, je vais prendre la première.

Je déplace les sacs de viennoiseries à ma gauche. Peut-être seront-ils dévorés par des sans-abris, peut-être par des rats, peut-être par le temps. Ce n'est pas comme si ça m'intéressait. Je lève les yeux au ciel et crache un long jet d'air. Tous les nuages ont disparu. Il n'y a plus que du vide. Tout comme la chose à ma droite. L'absence-même le définit.

– Tiens. Ça ne te rendra pas éternel, mais au moins tu pourras profiter du reste de ton existence. Je ne regarde pas, sers-toi autant que tu veux. Tu as dix secondes.

Je lui ouvre mon sac de sport en grand. Il sourit avec malice.

– Je n'ai pas besoin de devenir éternel, je le suis déjà. Garde ton argent petit, t'en auras besoin.

Croit-il en Dieu pour se déclarer éternel ? Je ne crois pas. Ces gens-là n'ont pas sa force de caractère. Cela le rend-il spécial, respectable ?

N'importe quoi. On découvre la valeur d'un homme en observant ce qu'il fait de son pouvoir. Cette « chose » à côté de moi a juste esquivé la question en refusant mon argent.

– Alors le vieux, ça fait longtemps que t'es ici ?

– Suffisamment, pourquoi ?

– Je viens de débarquer, je sais pas où donner de la tête.

– Il n'y a rien de bon ici gamin. Seulement de la pisse, de la violence et de la pauvreté. Le manque d'argent et la drogue ont détruit même les meilleurs. Ne te fie pas aux grands bâtiments luxueux, cet endroit n'est qu'un champs de ruines. Crois-moi, je m'y connais, l'Enfer est au-dessus de la croûte terrestre.

– Cool, ça m'a l'air fun. Je sens que je vais pouvoir me payer du bon temps.

– Tu m'as écouté ?

Ah, voilà ce que j'attendais. Je déplace subtilement quelques sachets de nourriture sur ses genoux. Mon sac est toujours grand ouvert et rempli de billets. Heureusement, la pollution empêche le vent de s'incruster. Des journalistes se sont enfin pointés. À plusieurs dizaines de mètres, histoire d'assurer leur sécurité. Je vois qu'ils ont retenu la leçon.

Leurs appareils braquent le mur derrière moi. Ils doivent se régaler. La une de ce soir sera phénoménale. « Regardez Eythan, cette personnalité si controversée, héros pour certains, assassin pour d'autres, offrir un repas à un sans-abris et à l'écouter en toute humilité ! » Ils sont prévisibles que je n'ai pas besoin d'y penser pour les manipuler.

– C'est justement parce que je t'ai écouté que je vais m'attarder ici.

Les journalistes doivent avoir pris assez de photos pour remplir un album entier. Il est temps que je mette les voiles. Je saisis et referme mon sac avant de me lever. Je prends le large, sans joie ni regrets.

– Alors fais quelque chose pour moi : brûle cette ville de malheur. »

C'est comme si c'était fait.

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