Chapitre 32. Partie 1. Drapeau de la Liberté
Eythan
Ils viennent d'éteindre leurs téléphones. Bien. C'est facile et amusant de dégager un tyran du trône, ça l'est moins de le remplacer.
Six jours après la prise d'otage, je me retrouve au bout d'une table à devoir dire à mes aînés ce que deviendra leur entreprise. Je n'en ai tellement rien à faire que j'ai invité Hélène à cette réunion juste pour la voir.
Rien d'étonnant. Depuis mon entrée au collège Voltaire, je n'ai jamais douté que je ne stagnerai pas en bas de l'échelle. La prise d'otage n'était qu'un tremplin pour mon accession au haut du panier.
« Mon frère ne viendra pas, je l'ai chargé de rester à l'apart pour étudier le fonctionnement des hiérarchies afin qu'il devienne le meilleur patron possible. Si vous avez des doutes, il a laissé un message vocal sur le groupe. Si vous ne l'avez pas écouté ce matin, vous l'écouterez ce soir.
Maxime a une confiance absolue en son petit frère. A-t-il tort ? Évidemment. Mais je n'ai aucun intérêt de mener son entreprise vers l'apocalypse, alors je ferai de mon mieux.
– Pas de soucis ! Nous nous souvenons tous de votre intervention, personne ne doute de votre envie de bien faire !
Mon envie de bien faire ? Non non non ! S'il doit y avoir une expression qui doit me caractériser, c'est « rien à péter ». Au-delà de son côté fayot, mon instinct me pousse à ne pas l'aimer.
– Présente-toi, toi qui viens de parler. Sans détails techniques s'il te plaît, n'oublie pas que je n'y connais rien.
Je suis un patron qui n'est pas censé l'être, qui n'y connaît rien et qui ne veut pas connaître. Sur ce plan-là, mon frère sera plus original.
– Je m'appelle Tamar et je fais partie du Pôle Design.
Clair, simple, efficace. Je pourrais demander à tous ces inconnus de l'imiter, si seulement je m'intéressais à leur identité.
– Génial. Vous aurez remarqué que deux personnes ne travaillant pas ici se sont ajoutés à la réunion. Le visage d'Hélène a fuité alors elle ne doit pas vous être une totale inconnue. La deuxième personne est un employé d'Ibarra. Notre... Bienfaiteur l'a chargé de s'occuper de l'acquisition de cette entreprise. En tout cas, ne soyez pas intimidés, ils sont là pour aider. Les présentations étant faites, par quoi commencer ?
– Vous nous avez parlé de donner un nouveau cap à la boîte. Donc j'imagine, nouveau client-cible, nouveau nom et nouveaux produits. Thomas, chef et unique membre du Pôle Communication.
Il s'est présenté sans même que je ne le demande. Audacieux, j'aime bien.
– Un client-cible c'est le type de personnes à qui on veut vendre, c'est ça ? Eh bien-
– Les retraités, les amateurs de culture asiatique, les jeunes en soif de liberté... Marie, du Pôle Informatique, pour faire simple.
Peu m'importe. Par contre, qu'elle me coupe encore une seule fois la parole et je risque de ne plus jamais la revoir.
– Génial. En somme, tout l'argent qu'on va se faire dépend de nos produits qui dépendent eux-mêmes du client qu'on va cibler. Je sais pas vous mais j'ai pas envie de centrer tout notre buisness sur des gens pour qui j'ai aucune sympathie.
– Je comprends mais... Qu'est-ce qu'on fait de nos anciens clients ?
– Anna publiera un texte sincère sur notre situation sur tous les réseaux de l'entreprise. Ceux qui s'intéressent à notre nouvelle boutique cliqueront sur le lien du nouveau site, tandis que les autres iront se faire cuire des œufs. Vous avez probablement passé plusieurs mois à les trouver, mais ceci est la seule occasion de votre vie de travailler pour quelque chose qui vous passionne réellement.
La liste des gens pour qui j'éprouve de la sympathie est extrêmement limitée. Hélène et Essaim n'ont pas assez d'argent à dépenser dans des vêtements pour faire tourner toute une entreprise. Il va falloir qu'ils m'aident. Pour une fois, mon manque d'empathie ne joue pas en ma faveur.
Autre chose. Il va falloir que je me calme. Ceci n'est pas « notre buisness ». Je remplace mon frère le temps qu'il aille mieux et qu'il apprenne à devenir un bon patron. J'affronte les conséquences de ma Justice. Je profite de cette réunion pour voir Hélène, même si on n'a pas encore pu parler en privé. C'est tout. Je m'arrache à Paris à la fin du mois, ce n'est pas le moment de m'attacher.
– C'est vrai... On devrait d'abord trouver notre passion commune, quelque chose qui nous tient tous à cœur. Et même si Eythan et Hélène me connaissent déjà, je suis Anna, du Pôle Réseaux. En gros, avec Maxime je m'occupais de créer des articles, des vidéos et des posts en quantité industrielle.
Elle n'a pas oublié l'employé d'Ibarra, contrairement à un certain adolescent autour de cette table.
– Ça va pas être aisé. À part les vêtements, Tamar et moi avons le permis bâteau mais Anna a le mal de mer. Thomas et Marie jouent à des jeux de tirs mais Tamar supporte pas la vue d'une arme. Mattias, du Pôle Comptabilité.
J'espère qu'ils ne s'attendent pas à ce que je retienne tous leurs prénoms et les pôles qui vont avec. J'ai demandé à la fille du Pôle Design par pure politesse.
– Non, il faut quelque chose de beaucoup plus profond. Quelque chose qui nous tienne tous à cœur...
Alors c'est là que je l'ai vu. Au cou de Tamar, une aile au-dessus d'une autre. Une aile protégeant une autre.
– Comment j'ai pu passer à côté... On est tous membre de la Jeunesse, voilà ce qui nous lie. Construisons un endroit pour accueillir notre communauté. On le fera, peu importe combien de litre de sueur et de sang il faudra dépenser.
Ils acquiescent tous avec enthousiasme. Ce sont des bosseurs qui n'ont pas peur de se salir les mains pour corriger les injustices. Voilà ce que sont les gens autour de cette table, voilà ce que sont les membres de la Jeunesse. Pas étonnant que mon discours ne les ait pas refroidit.
– Maintenant, il nous faut un nom. Pourquoi pas Double Ailes ?
Il sait être efficace. Je l'aime bien ce Thomas.
– Ou Double Wings pour attirer un public international ?
– Non, Wings sonne trop ailes de poulets. Alas Dobles sinon ?
– Bof, je crois que c'est simplement une mauvaise idée de juste vouloir décrire le symbole de la Jeunesse. Il faut trouver quelque chose de plus original.
Au moins ils avancent vite. Leurs idées sont décevantes mais ils n'ont pas peur d'essayer.
– Creusez-vous la tête. J'ai beau être patron remplaçant, j'ai pas envie de prendre toutes les décisions importantes tout seul. Tout comme sur un navire de pirates, il y a quelqu'un au sommet pour tout coordonner mais chaque membre est essentiel. On n'est pas des putains de corsaires à attendre les ordres !
Plusieurs minutes passent. Certains vont chercher une feuille et un stylo pour tenter de faire des anagrammes ou que sais-je. Avant même que la réunion ne démarre, j'ai pris soin de leur interdire de toucher à leurs téléphones. Je ne tiens pas à me retrouver face à une foule de journalistes en sortant d'ici. D'autres réfléchissent à plusieurs.
Pendant ce temps, à part jeter un œil à Hélène de temps en temps, je ne suis pas d'une quelconque utilité. Elle est mille fois plus sérieuse que ce à quoi je m'attendais. Je suis presque déçu. Force est de reconnaître que même concentrée sur un bout de papier, elle reste vraiment belle.
– Je sais ! Vous voyez Jibril, le fondateur du courant de pensée qui a donné la Jeunesse ? Eh ben, peu de personnes le savent, mais son nom de famille est Akaji ! Qu'est-ce que vous en pensez ?
A-t-elle consulté un moteur de recherche alors que j'avais interdit de toucher à son téléphone ? Je ne sais pas, j'étais trop occupé à regarder Hélène, puis les murs décrépis, puis Hélène, puis le plafond. La présomption d'innocence est une des bases de la Justice. Tout le monde a l'air satisfait de sa proposition. Je n'ai aucune raison de m'y opposer.
– Akaji... Si tu veux Tamar. Quelqu'un a une objection ? Non ? Adjugé. C'est officiel, notre bébé s'appellera Akaji ! »
La majorité se met à applaudir, les autres font un numéro de sifflements. Une seule personne ici n'est pas contaminé par la bonne humeur générale. La prochaine fois, j'engagerai des manchots. Ces singes ambulants me cassent les oreilles.
« Anna, tu penseras à faire un rapport complet à mon frère. Monsieur l'employé d'Ibarra, j'ai une question pour vous. Combien de temps pour que tous les détails de la vente soient réglés, que l'entreprise soit officiellement nommé Akaji et qu'on puisse vraiment commencer à produire ?
– Euh... Eythan, on fabrique rien nous. T'as pas vu la dernière fois qu'il y a aucune machine ici.
– Tout ce que j'ai vu la dernière fois c'est un fils de pute à destituer. Mais allez-y, expliquez-moi comment marche votre buisness.
– T'as déjà entendu parler d'e-commerce ? Pour faire simple, nous on invente les designs et on se charge de trouver des clients. Et l'entreprise qui héberge notre boutique virtuelle se charge de la fabrication et de la livraison.
– Je vois. Et vous voulez pas changer de modèle ?
Ce serait plus impressionnant si je leur ordonnais de commander 30 000 vêtements et qu'on stockait tout ici.
– Bof. Il faudrait recruter des gens spécialisés, certaines machines... On est déjà fauchés, c'est pas le moment de s'endetter. En plus du fait que ce serait un bordel logistique supplémentaire.
– Si ça vous amuse. Bon, dans combien de temps on sera totalement libre, l'employé ? Et à quoi vous pouvez servir ?
– Tu peux m'appeler André. Le temps que la vente soit réglée dans tous les détails, que Monsieur Ibarra nomme votre frère Maxime gérant de cette entreprise, que son nom soit officiellement Akaji, que la banque ouvre un compte... Prévoyez une petite semaine. En attendant, je vous conseille de ne rien essayer de vendre, vu qu'Akaji n'existe pas encore officiellement. Et pour faire très simple, j'ai des diplômes en droit, en comptabilité et en administratif.
– Vous avez entendu le papy ? On reste sur du théorique jusqu'à janvier.
– Euh Eythan ? Franchement on te remerciera jamais assez pour avoir fait racheter la boîte, et personne ici ne pensait que tu nous ferais avancer aussi vite mais...
– Tamar, dis-moi.
– C'était très généreux de vouloir nous offrir des vacances jusqu'à début janvier mais après avoir été payé au lance-pierre pendant des mois, on est beaucoup à ne pas pouvoir passer deux semaines sans rien toucher.
– Merci de ta franchise Thomas. Mais si on ne peut rien vendre jusqu'à Noël, on ne pourra pas gagner d'argent. Et ce serait bof de ma part de vous demander de travailler de Noël au nouvel an. C'est la meilleure occasion de l'année pour profiter de vos amis et de votre famille.
Profitez-en, tant que vous le pouvez. Les gens s'envolent aussi vite que des oiseaux lorsque des humains viennent les déranger.
– On peut s'entraider jusqu'à Noël, mais ça va vraiment être chaud au-delà. On est tous beaucoup plus que des collègues et on voit tous tellement souvent nos grands-parents qu'ils nous en voudront pas si on sèche les traditionnelles fêtes de famille.
Tous acquiescent, à part un dont j'ai oublié le prénom.
– Euh... Perso ma famille habite super loin et j'avais pas envie de leur demander de l'argent pour le billet de train alors ça fait plus d'un an que je les ai pas vu... Désolé mais moi je pourrais vraiment pas être là.
– Déterminés au-delà du raisonnable hein, vous êtes vraiment pas des membres de la Jeunesse pour rien. Et quant à toi, c'est pas grave, personne ici ne t'en tiendra rigueur. Hélène, va chercher le sac de sport que j'ai laissé à l'entrée s'il te plaît.
Comment s'appelle-t-il déjà ? Matthieu ? Je ne sais plus. Peu importe. Ma blonde préférée a les yeux qui brillent, sachant à quoi ce sac rime. À croire que gaspiller mon argent est devenu une passion.
Elle revient me le tendre, un sourire complice sur les lèvres. Son premier signe d'affection depuis le début de la réunion. Sa joie me contamine un peu.
Je dépose le sac noir sur la table, avant de l'ouvrir en grand d'un seul coup. Un véritable arc-en-ciel de billets. Les bouches ne manquent pas de s'ouvrir. C'est certain, ils n'ont jamais vu autant d'argent en liquide.
J'ai seulement deux regrets. Les liasses se mélangent aux papiers libres, ce qui n'est pas très esthétique. Les billets violets ont été retirés de la circulation, mon arc-en-ciel est pire qu'incomplet. Enfin, même la fille du Pôle Design s'en moque.
Ils sont tous encore bouches bés, à croire que quelqu'un a arrêté le temps. Je sais que c'est impressionnant, on se croirait dans un film de mafieux. Mais leurs yeux écarquillés me font perdre un temps fou.
Je balance une liasse à la gueule du type qui ne pourra pas être là pendant les fêtes.
– Toi là, rends-toi utile et fais cinq tas de 500 euros, un par employé de Akaji présent autour de cette table. Et prends-toi carrément le double, puisque tu seras pas là jusqu'à janvier.
– C'est extrêmement généreux mais-
– Y a pas de mais. Tant que mon frère n'est pas en capacité, c'est moi le patron. Allez, commence la distribution.
Il pioche au fur et à mesure dans le sac. L'excitation monte rapidement sur le visage des concernés.
– Avec ça, on a de quoi gérer jusqu'à début janvier !
– Non. Vous reviendrez dès qu'on pourra légalement vendre. 500 euros peuvent vous paraître énorme pour une seule semaine mais je m'y connais, l'argent brûle les doigts. Vous allez tout dilapider en quelques jours, voire en quelques heures si vous n'avez pas déjà terminé vos courses de Noël.
– Tu veux parier, qu'on va tout cramer avant de se revoir ?
– J'ai même pas besoin. Tout comme on n'a pas besoin de voir sa blessure pour savoir qu'on a mal. Vous aimez corriger les injustices, non ? Alors acceptez ces billets et profitez-en à fond. »
Un air victorieux s'empare de leurs visages. J'aime bien les voir comme ça. Punir les oppresseurs, dédommager les oppressés... Il n'existe rien de plus amusant que de lire la terreur dans les yeux des premiers et le bonheur sur le visage des derniers. J'aimerai faire ça toute ma vie.
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