Chapitre 3. Ouvrir les Yeux

Chapitre 3. Ouvrir les Yeux

Eythan

Je ne me sens pas prêt pour me rendre aux autorités. Lorsque je serai face aux inspecteurs dans une ambiance plus sérieuse et oppressante que mes cours particuliers, je n'aurais pas le droit à l'erreur. Décrire chaque événement avec conviction tout en cachant l'existence d'« Evaristo » paraît aussi difficile que de traverser les Chutes du Niagara en équilibre sur un fil, les yeux bandés. Un seul faux pas et je peux dire adieu à tout le reste.

Je m'efforce de dresser une liste de détails à falsifier depuis une bonne dizaine de minutes, pourtant je suis persuadé d'en oublier les trois quarts. Faire tomber cette prise d'otage relevait de l'amusement. Expliquer pourquoi les chevilles de ce colosse étaient meurtries sans mon intervention, non. Merci « Evaristo » de m'avoir enterré sous un tel tas de merde.

Fuir le pays... Ne me paraît ni si difficile ni si intelligent. Mes incohérences seront mises sur le compte d'un état de choc que je simulerai facilement. Plusieurs jours plus tard, je me confierai une seconde fois avec le malin plaisir de corriger mes erreurs.

Pour l'instant, je préfère profiter de la chaleur embrasante de ma cheminée. Dieu sait pourquoi l'« Autre » l'a allumée. Dieu sait ce qu'il cherchait chez moi. Dieu sait combien la raison de sa visite ne m'intéresse pas. « Chacun ses bails » comme aiment l'affirmer les administrateurs des groupes de Virtuel.

Je me suis réfugié devant la seule trace de son passage à cause du froid de décembre, non pas par curiosité. Ce feu doux m'attire autant que le caractère moelleux d'un oreiller. J'espère ne plus avoir à le quitter pour rejoindre un troupeau d'individus sans saveurs. Un futur idyllique, voire paradisiaque. Le Paradis existe-t-il ? Rien n'est moins sûr.

J'ajouterais volontiers du chocolat fondu dans ma bouche afin de parfaire ce cadre, si je n'avais pas la flemme d'aller en chercher. La cuisine n'est pas à la portée de cette innocente chaleur. Je devrais bien la quitter un jour, au moins pour esquiver la mort par déshydratation. Pour l'instant, je ne pense qu'à profiter.

Ma camarade de ce matin est-elle nécessaire pour parfaire ce cadre ? Quitterais-je la cheminée pour rejoindre ma blonde préférée ? La chaleur d'un feu ou la chaleur d'Hélène ? Présenté sous cette forme, ce débat ne fera pas long feu. Notre virginité non plus.

Plus sérieusement, il est temps que je me penche sur mes sentiments. Je ne pourrais pas les fuir toute ma vie. Autant profiter d'un moment calme pour ouvrir les yeux. Hélène... Possède un beau prénom. Je me suis amusé en sa compagnie. Qu'y a-t-il à dire de plus ?

La beauté de son visage m'attire. Je ne peux le nier. Je préfère la beauté à la nullité, alors je préfère côtoyer sa petite tête à celles de beaucoup d'autres. Rien de plus logique. Cependant, il n'existe pas qu'une simple attirance physique entre nos deux personnes.

Si tel était le cas, j'hésiterais sur les actes à accomplir devant chaque humain sublime à mes yeux. Ce n'est pas le cas ; j'ai toujours su quel effet produire sur qui et pourquoi. Je n'en sais rien pour Hélène. Quel comportement adopter et viser quel objectif ? Je ne suis pas certain des réponses.

J'apprécie son cœur. Appelez cela du feeling, dites que nous sommes sur la même longueur d'onde, invoquez la maxime « Les opposés s'attirent » ou nommez-nous les deux étoiles jumelles. Peu importe. Le nom d'une chose ne définit pas sa nature. Vous pourriez passer votre vie à vous désigner « marteau », vous resterez un corps composé de chair et de sang jusqu'à votre suicide.

Notre lien me passionne. Jusque maintenant, il n'a toujours été que source d'amusement. Passe-temps ô combien capital à mes yeux. Le bonheur ne provient que de l'amusement. Il prime dans tous les choix de ma vie, passés, présents et futurs. Toutes les créatures de tous les mondes suivraient cette règle si je me nommais Eythan Bouddha.

Je m'égare dans la gare. L'amusement est plus facile à louer que le corps d'Hélène. J'espère qu'elle me fera un prix d'« ami ». Voire qu'elle me l'offrira. Je joue sur les mots pour éviter de détailler les caractéristiques de notre lien. Décrire une relation, c'est briser la magie de son aura.

L'attachement est causé par des raisons logiques. En clair, l'amour s'explique, mais expliquer un amour revient à le détruire. « L'amour a ses raisons que la raison ignore. » Cette phrase est complètement fausse. Elle ne m'apparaît que comme une pâle imitation du véritable proverbe : « La vulgarité a ses raisons que la raison s'en bat les couilles ». Cette phrase définit la vérité elle-même.

Je saute dans le vide avec une réflexion sur mes sentiments. J'atterris dans un matelas de gros mots. Tant mieux. Je n'aurais peut-être pas supporté la dureté d'une révélation choc. Pour résumer, j'apprécie le temps passé à ses côtés et son visage est de toute beauté. Deux arguments non négligeables. Sachant cela, que faire ?

Eythan version 16 me le chuchotera à l'oreille d'une voix mielleuse. En attendant, ce dévoreur brûlant me provoque une douleur aux genoux. Une douleur presque aussi intense que celle ressentie après mon premier saut dans le vide. Je lâcherais volontiers des insultes sur les mères si je me sentais légitime. Mon corps se contente de se lever et de se réfugier à l'autre bout de la pièce. Plus jamais je ne remettrai en cause que mourir brûlé, c'est chaud.

Le temps de retrouver la fraîcheur de genoux fonctionnels, je me dirige vers l'extincteur du placard de la pièce. Pourquoi ? Je me dois de faire honneur à la loi du talion, même s'il ne s'agit que d'un simple feu de cheminée. Il en va de la survie du monde libre. Et de mon honneur. Il ne faut pas croire que l'ego s'arrête de prendre note à cause de l'absence de spectateur. Il ne faut pas croire qu'un évènement solitaire peut être sans conséquences.

Il faut croire que je suis un être paradoxal. Je suis le premier à imposer qu'il faut ceci ou cela et le dernier à écouter les « Il faut ». Une fois l'extincteur saisi et déverrouillé, je ne me gêne pas pour arroser ce maudit feu avec générosité. Cet ennemi enterré sous une épaisse fumée blanche me convainc de conserver les autres cylindres rouges pour plus tard.

Comme l'a dit un jour un garçon s'étant jeté dans le vide sans ailes ni pensées suicidaires : « Je respirerais le jour où mon ennemi ne le pourra plus ». Citation inexacte dans ce cas, puisque tout ce brouillard nocif n'aide pas ma trachée. Malheureusement pour elle, aucune fenêtre de cette bibliothèque ne donne sur l'extérieur. Soit j'attends ici et meurt d'asphyxie à cause de mes propres actes, soit je pars me reposer dans une autre salle moins toxique. Entre mourir sans avoir profité de tous mes privilèges et m'apprêter à vivre ma meilleure vie, je ne tergiverse pas bien longtemps.

Il ne me reste qu'à retrouver un chemin viable jusqu'à la porte de sortie. Je devrais m'en sortir. Je me souviens de ma position approximative avant que le brouillard envahisse la pièce. Après que mon père ait claqué la porte ce matin, je me suis promené chez moi, à la recherche de distraction en attendant l'heure de partir au collège. Mon ennui était tel que j'ai rangé tout le rez-de-chaussée.

La cheminée colle le coin nord-ouest de la pièce, tous les livres sont rangés dans des meubles en bois incrustés dans les murs. Seule une table en bois noble couverte d'un tapis de poker depuis plusieurs années a le potentiel de me barrer la route.

Un potentiel très limité, puisqu'il me suffit de longer les bibliothèques pour l'esquiver. Dieu doit avoir mis le mode « Facile » sur ma vie. Je jouerai quand même un peu plus avec ma langue la prochaine fois que je choisis d'user d'un extincteur dans une pièce étroite.

Cette table inutile occupe bien le tiers de la pièce avec ses rallonges ouvertes. Heureusement que maintenant elle... Bordel ! Pourquoi ce tiroir n'est-il pas enfoncé dans son support ? Il l'était ce matin !

Je me charge d'évacuer la salle avant de décéder de manière ridicule. Après avoir survécu à un saut dans le vide, une pression énorme et plusieurs tirs, rejoindre ma mère à cause d'un brouillard étouffant la décevrait au plus haut point. Même si son avis compte autant que celui du premier inconnu venu, je ne peux pas m'opposer à elle. Pour une fois.

Ma main au feu que ce tiroir ouvert indique encore une fois à quel point l'« Autre » s'est payé ma tête. Ce jeu de toquer à ma porte pour me réveiller avant partir en courant sans explications, mon frère le pratiquait avec dix années au compteur. Quel âge a-t-il ?!

Il ne manquerait plus qu'il m'ait laissé un mot décrivant les déjections humaines sous trois états chimiques différents. Que devrais-je comprendre d'une cheminée allumée et d'un « Pipi Caca Prout » ? Que je dois brûler tout ce qui m'est inutile ? J'espère pour lui que ses gamineries ne sont pas si prévisibles.

Il est temps d'arrêter cette mascarade. Le brouillard s'est plutôt bien dissipé. Et puis merde, qui osera me reprocher de m'être évanoui ? Qui osera me reprocher quoique ce soit ? Quelqu'un avec cette intention devra être équipé d'une une combinaison entière en kevlar et de plusieurs missiles nucléaires pour y survivre. Car tout le monde a au moins une bonne raison de me craindre. Même ma blonde préférée. Même « Evaristo ».

Si les autorités entendent parler de son existence, il peut dire adieu à sa tranquillité. L'ennemi public numéro un est promis à une intense cavale. À force de fuir, on récolte de méchantes cicatrices, tôt ou tard. Il n'y a rien de plus dangereux qu'un animal blessé.

La colère d'« Evaristo » ne s'encombrera pas d'un facile cylindre de plomb en pleine tête ou d'une simple lame dans mon cœur. Je ne pense pas apprécier la torture, qu'elle soit céleste ou infernale. Qu'il soit angélique ou démoniaque, mieux vaut que je la ferme.

Assez de tergiversations pour aujourd'hui. Qu'il s'agisse de mentir à des experts sur les nerfs ou d'éviter le courroux d'un homme au potentiel impur, je trouverai un moyen de me débrouiller. Je me débrouille toujours pour obtenir les moyens de faire ce qu'il me plaît. La fumée a fini d'évacuer la pièce, elle m'a déroulée le tapis rouge. Il est temps de découvrir la surprise de l'« Autre ».

Dans un tiroir ouvert, la pointe d'un couteau de combat pénètre un tas de cartes, puis le fond du tiroir avec une force remarquable. Le bout de la lame dépasse par en-dessous. Je n'aurais pas réussi à refermer ce tiroir, quand bien même j'y aurais mis toute ma force.

Le manche, coloré selon le camouflage de l'armée et parsemé de taches de sang, est séparé de la lame par une garde double. Ma main gauche pousse le fond du tiroir tandis que la droite en extirpe le couteau, révélant une grande entaille au beau milieu des rectangles à jouer.

Je tord la lame dans tous les sens avant de m'en servir pour caresser mon majeur. Ma peau est tranchée net. Une goutte de sang ne tarde pas à se former en surface. Puis une autre. Puis une autre. Puis une autre. Cette accumulation pousse le liquide à chuter. Les gouttes s'éclatent et s'écrasent contre le sol. Plutôt efficace.

Désintéressé de cette chute pathétique, mon regard se repose sur la lame. Sa noirceur et sa flexibilité indiquent à mes quelques neurones amusés l'originalité de sa matière. Peu importe son niveau, aucun système de sécurité ne saurait la détecter. Peu importe son nom, je remercie cette matière d'exister. Grâce à elle, je peux désormais m'introduire partout avec une arme blanche. Commissariat, hôpital, gare, voiture et bureau présidentiel, aéroport, Zone 51... L'impression que les portes de l'Enfer viennent de s'ouvrir à moi vibre jusque dans mes veines.

Je plante ma lame fraîchement acquise dans la table de Poker de mon père. Le bois noble se soumet à l'autorité de mon couteau avec une facilité effrayante. Si cette matière résiste autant que du beurre fondu, ce n'est certainement pas dû à la force de mon biceps droit. Le tranchant de cette lame m'impressionne. Pourtant, il se situe à plusieurs année-lumières de mes priorités. Rien ne me motive à m'en servir. Pour le moment. Je soulève et retourne le paquet de cartes. Sans surprise, il s'agit du préféré de mon père. Les goûts de l'« Autre » sont excellents.

Il ne me reste plus qu'à trouver une cachette pour ces cartes blessées. Non pas que j'ai peur de mon père. Ne détournez pas mes propos. Seulement, le spectre de sa réaction va de l'inexistence injustifiée à l'abus excessif. Seulement, je n'ai pas envie de dormir dans les froides et malveillantes rues d'Occianth parce que ma maison est partie en fumée. Seulement, je ne connais pas encore l'adresse d'Hélène.

Après une brève vérification, il apparaît que la chance a sourit à quatre cartes. Le Vallet de Carreaux, le Cavalier de Trèfle, la Reine de Cœur et le Roi de Pique. Celles-là sont indemnes. Dieu ne sait pas pourquoi mon père n'a pas retiré les quatre Cavaliers de son jeu de Poker. Dieu aurait bien du mal à comprendre la logique de mon géniteur.

Dieu a-t-il décidé de cet appel ? Je saisis et pose mon téléphone aux côtés de mon couteau en quête d'une réponse. Je suis presque sûr de pouvoir répondre à ma question par l'affirmative ; puisque le contact en train de m'appeler se nomme « Dieu ». Drôle d'événement puisque je n'ai enregistré personne à ce nom. Sans approfondir mes recherches, je glisse le téléphone rouge vers la droite. La voix d'un inconnu n'est pas le genre de musique que j'apprécie.

En revanche, celles qu'écoutent mon frère ne me déplaisent–

« Allô ? »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top