Chapitre 3. Le Grand Méchant Loup

Chapitre 3. Le Grand Méchant Loup

Hélène

Mon corps s'est rarement fait autant maltraiter. Je ne fais que m'accroupir, m'allonger puis me relever pour pousser un meuble avant de recommencer la même tâche depuis que je suis entrée. Alors que je m'accorde cinq secondes pour souffler, un grincement de porte me fait sursauter. Si l'homme qui m'a déposée ici est celui qui vient d'entrer, je peux dire adieu à la vie.

« T'inquiète, c'est qu'Eythan.

– D'accord. »

Pourquoi est-il là ? Je ne l'ai jamais vu rentrer dans cette pièce, donc il doit ignorer qu'un conduit d'aération sort d'ici. Et à part cette sortie, je ne crois pas qu'il y ait quoique ce soit d'intéressant ici. Peut-être m'a-t-il suivi perturbé par mon comportement. De mon côté, j'ai simplement appliqué les conseils de ma mère. « Si tu es prise dans un conflit, n'interviens qu'en cas d'urgence. Si tu as l'occasion de t'enfuir ou de sauver des vies, n'hésite pas. Peu importe ce que tu dois sacrifier. »

Après tout, mon Astre m'a suffisamment appris de choses pour que je ne reste pas les bras croisés. Même si elle ne m'a jamais parlé d'une telle situation, je connais quand même les bases. Évaluer les menaces et risques, observer l'environnement, remarquer les issues, analyser les solutions présentes et sélectionner la meilleure.

Me séparer des autres pour être libre de mes mouvements m'a parue être la seule viable. Je savais qu'ils n'allaient pas me tuer. Les objectifs d'un attentat et d'une prise d'otage sont très différents. Le risque d'y mourir aussi. Par contre, je n'avais aucun moyen de deviner que j'allais atterrir ici. Ne pas trop réfléchir est crucial pour un soldat.

Ma maman n'est pas ma seule source de motivation. Je me considère comme une membre à part entière de la communauté « la Jeunesse ». En plus de se placer en faveur de l'avortement, du féminisme et en soutien des LGBTQ+, ce mouvement repose sur un principe simple : le courage de chacun face aux injustices.

Je peux enfin me détendre. Plus aucun risque ne pèse sur moi. Les criminels savent que je me trouve dans cette pièce. Ce qui n'est pas le cas d'Eythan...

« Si jamais ils te voient ici...

– Dans moins de deux minutes j'reprends ma place. Mais pourquoi t'es là toi ?

– Je cherche l'entrée d'un conduit d'aération. Mais dans le noir, c'est pas pratique.

– Tu m'étonnes. Quel est le crétin qui s'est dit que c'était une bonne idée une pièce sans ampoules et sans fenêtres ? On est au dernier des siècles ou au premier ? »

Je souris malgré la situation. C'est la première fois que j'entends Eythan se lâcher. D'habitude, c'est à peine s'il répond aux questions. La situation doit lui avoir fait retourner le cerveau, et je ne peux pas lui jeter la pierre. Je n'aurais même pas osé répondre à un professeur en temps normal.

Je me plains mais ma vue s'habitue vite mine de rien. Eythan se fout royalement des risques puisque je le vois fouiller des tiroirs et produire du bruit à vitesse grand V. Il s'arrête finalement après avoir repoussé une planche de bois et rangé un tournevis dans sa poche. Mon compagnon improvisé tourne le dos à un meuble et pose ses mains dessus. Une seconde plus tard, il s'est assis dessus et claque sa tête encapuchonnée contre le mur.

« Ça va ?!

– Mmm-hm. »

Qui sait si, derrière ce bruit sans signification claire, Eythan attend un bisou magique ou que j'arrête de le regarder au plus vite. Au moins, même s'il s'est fait mal, il ne s'est pas ouvert le crâne. Pour garder un visage si neutre, la douleur doit être supportable. C'est déjà ça.

Bon... Où se trouve ce putain de conduit ? Sûrement pas derrière ce tas de classeurs poussiéreux. Je me demande s'il est en train de me regarder. Ah... Ah non. Sa tête repose toujours sur le mur et ses yeux semblent clos. Mon regard balaie tout l'espace. Je ne vois vraiment pas où il pourrait être. J'ai déjà vérifié derrière le meuble sur lequel ce feignant a l'air de faire le plus paisible des rêves.

Je désespère, je crois de moins en moins en l'existence de ce conduit. Peut-être mon Astre l'a confondu avec autre chose après tout. Plus rien ne me donne espoir ici... À part peut-être Eythan.

Eythan... Sa langue tirée et son œil caché par sa paupière ne semblent dire qu'une seule chose : « Je te vois me mater. ». Si cette interprétation me déguise en jeune tomate, elle me rassure néanmoins. Il ne tirerait pas la même tronche si mes regards le dérangeaient.

« T'as retrouvé le conduit ?

– Toujours pas... Mais c'était ma mère qui l'avait remarqué, pas moi.

– Qu'est-ce que ta mère foutait ici ?

Son incompréhension me vexe. C'est pas parce qu'on est militaire qu'on ne peut pas apprécier l'art !

– C'est pas parce qu'on est militaire qu'on ne peut pas apprécier l'art !

– J'savais même pas que ta mère travaillait dans l'armée. Et j't'avouerai que j'avais complètement oublié que les parents viennent dans les salles de cours pour les bulletins. Mon père n'est plus du genre à se soucier de ma scolarité, alors venir apprécier nos dessins... »

C'est vrai que sa mère est... Je n'ose plus ouvrir la bouche de peur de faire une gaffe. Sa mort a beau remonter à quelques années, il la pleure encore peut-être. Je ne sais pas ce qu'il en pense aujourd'hui. Son regard semble indécrochable du plafond. Peut-être croit-il encore que chaque étoile est un défunt qui veille sur ses proches restés ici-bas.

Après tout, ne dit-on pas que la nuit porte conseil ? Et qu'est-ce qui différencie la nuit du jour si ce n'est le ciel qui se couvre d'étoiles ? Même si je ne crois plus en cette théorie, elle reste magnifique.

« J'suis vraiment con, murmure Eythan, le corps redressé. »

Il marche dans ma direction le regard toujours scotché au plafond. Ce n'est que quand il se positionne pile au centre de la pièce que l'idée de monter mon regard me traverse l'esprit. On est vraiment cons. Et moi encore plus. Tout ça n'avait rien à voir avec sa mère. Le conduit d'aération troue le plafond. J'aurais dû y penser !

C'est d'autant plus logique qu'on est au premier étage. Si certaines pièces de ce bâtiment ne contiennent ni ampoules ni fenêtres, pourquoi les architectes se seraient embêtés à construire un conduit pour chaque étage ?

Je m'écarte pour éviter de le déranger et vais m'assoir là où lui s'était posé. Je pensais que ce serait plus amusant d'inverser les rôles. Finalement, je ne prends aucun plaisir à faire semblant de dormir pendant qu'il travaille. Garder les yeux ouverts est bien plus enrichissant. À cause de sa taille – moyenne pour un garçon – il est obligé de se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre la grille qui protège la sortie du conduit. L'instabilité de ses appuis possède un caractère ridicule. Seule la dangerosité de la situation m'empêche d'éclater de rire.

« Tu mesures combien ?

Passer pour une folle devant mes camarades et les intrus ne me dérange pas mais je crains le sort qu'ils réserveraient à Eythan. Je sais qu'ils ne le tueraient pas. Mais même dans le meilleur des cas où ils se contenteraient de nous séparer, je... Disons qu'Eythan m'aide à me détendre et que je préfère partir d'ici avec quelqu'un que seule.

Désolée pour tous ceux que j'abandonnerais mais le risque d'attirer l'attention en essayant de faire sortir tout le monde est trop grand. On revient bientôt et avec la police, c'est promis.

– Chuchote, bordel, y a du monde à côté ! »

Oups...

« Pour répondre à ta question : j'en sais rien. Mais j'suis sûrement plus petit que l'homme de ta vie. »

L'homme de ma vie... Certes, je crois au coup de foudre mais je ne me suis jamais imaginée en couple. Et encore moins jusqu'à ma mort. Les couples qui durent plus de trente ans se font très rares en ce moment. Parmi mon entourage, on est que trois filles à avoir des parents ensemble depuis plusieurs dizaines d'années : ma mère, Flora et moi. Et encore, le mot entourage est très large, je connais très peu Flora. Elle a l'air très sympathique mais très lourde aussi. Entre le moment où elle rentre dans les vestiaires et le moment où elle en sort, il peut s'écouler une demi-heure, montre en main. Mais pas parce qu'elle a du mal à s'habiller, juste parce qu'elle décrit en détail tous les culs qu'elle a pu mater pendant la journée.

En l'écoutant parler, on dirait qu'un couple doit être le strict opposé d'une amitié : éphémère et presque uniquement basé sur le physique. Je n'aime pas cette vision et heureusement pour mon ego qu'elle n'ait jamais été avec quelqu'un. Ça me donne l'impression d'avoir raison. Je me demande comment sera mon premier mec. Même si, évidemment, le physique compte, j'espère pouvoir le taquiner comme si c'était mon ami.

« Tu veux de l'aide ?

– Je sais que j'suis pas un géant mais t'es encore plus petite que moi. »

Gnagnagnagnagna. Débrouille-toi tout seul alors.

« Boude pas.

– J'boude pas.

– Si tu boudes.

– J'boude pas.

– Désolé mais tu sais pas mentir. Tu boudes et je le sais alors même que je te tourne le dos.

Pfff.

– Pfff. »

Moi bouder ? Jamais. Par contre ça commence à faire un bout de temps qu'on est ici et j'ai vraiment aucune envie qu'on nous sépare, même s'il le mériterait. Un mètre soixante c'est pas petit d'abord ! Je me lève avec la même énergie que ma mère chaque matin. Je ramasse et serre contre mon ventre une montagne de feuilles vierges. Dès qu'on arrive au poste de police, je le mesure. Je parie que moins de dix centimètres nous séparent.

« Accroche-toi à la grille, je vais t'agrandir, Petiausorus.

Petiausorus, Petiausorus, Petiausorus... J'aime beaucoup ce mot.

– M'agrandir ? Et si moi je suis un Petisoraurus, toi t'es un bébé Petisoraurus. »

Il n'y a rien de plus énervant que de perdre à son propre jeu. J'aurais ma revanche !

« C'est bon. Par contre grouille-toi.

– Je vois pas pourquoi.

C'est pas gentil, c'est vrai. Mais qu'est-ce que c'est bon !

– S'il te plaît.

Il me regarde le plus sérieusement du monde. Ouhlala !

– Dommage. Dix secondes de plus et tu craquais. »

Je lui adresse mon plus beau clin d'œil et finit par déposer le papier à trente centimètres de ses pieds.

« Retire ce que t'as dit. Je ne suis ni petite ni un bébé Petisoraurus.

Il avance son visage jusqu'à coller son nez au mien. Son sourire semble recouvrir toute la moitié basse de son visage.

– Jamais.

Le mien aussi à présent.

– Tu sais que j'abandonnerais pas avant que tu–

– T'as entendu ?! »

Son sourire a laissé place à une peur terrible. Le mien aussi à présent.

« Je crois que quelqu'un est entré dans la salle d'arts plastiques. Arrête tes bêtises et passe-moi les feuilles tout de suite. »

J'obéis sans rechigner. Mon cœur s'affole et le sang commence à me monter à la tête. Eythan dévisse plus rapidement que son ombre. S'ils se rendent compte qu'une personne manque à l'appel, je ne donne pas cher de la peau d'Eythan. Merde, avec mes conneries on va peut-être...

CLANG !

Putain ! La grille a failli me tomber sur le pied et vu le bruit qu'elle a fait, ça m'étonnerait vraiment que quelqu'un ne rapplique pas dans les trente secondes. Eythan... Où est Eythan ?! Je pose mon regard sur le conduit. Plus rien. Plus rien. Plus rien. Plus rien.

Une main ! Comme si ma vie en dépendait, je saute sur le papier et m'en sert comme d'un tremplin pour atteindre cette main. C'est bon, je l'ai ! Elle me remonte et... Je me mords la lèvre basse pour ne pas crier. Une barre de métal vient de me frapper le crâne de plein fouet.

Une fois que seules mes jambes se balancent encore dans le vide, je plonge sur un drôle de matelas pas très mou. En clair, le ventre d'Eythan. Je me relève d'un coup en préparant des excuses. Évidemment, je me cogne contre le plafond du conduit. Heureusement que c'était à un autre endroit du crâne.

« Visiblement, on ne peut que s'allonger ou s'accroupir. Dépêche-toi ou je passe devant !

Au lieu de choisir l'une des deux seules options viables dans cette situation, Eythan s'assoit devant moi, me bloquant le passage.

– Attends.

– Attendre quoi ? Que le grand méchant loup vienne nous dévorer ?

Je ne lis rien dans ses yeux. Et pourquoi il me baisse la tête aussi ? C'est le moment de courir pour nos vies !

– T'en fais pas.

Ses caresses sur mon crâne douloureux sont douces, à l'image de son murmure qui pourrait presque me calmer.

– Écoute, je sais pas ce que tu fous mais–

– J'ai rien entendu.

Hein ?

– Hein ?

Il enlève ses mains de ma tête, ce qui me permet d'arrêter de fixer le sol. Son visage entier respire la bonne humeur. Quelque chose cloche

– C'est bon, tu t'es rien ouvert. En fait j'ai dit qu'une porte s'ouvrait juste pour que tu lâches l'affaire. Et c'était terriblement efficace.

Oh. Le. Petit. Le petit.

– Je vais...

Mieux vaut que je m'arrête là. Il n'y a rien de moins crédible que de s'énerver en chuchotant. Eythan recule sous mon avancée et finit par s'allonger, le visage toujours aussi rieur. Je pose durement mes poings serrés de chaque côté de son visage. Malheureusement pour ma crédibilité, vingt secondes plus tard, un sourire flotte déjà sur mes lèvres. Ce garçon me tuera avec ces conneries.

Vous savez, trente secondes au-dessus de quelqu'un avec qui on n'a pas prévu de s'unir, c'est très long. Essayez chez vous. Mais de mon côté, il n'y a que les dix premières qui étaient gênantes. J'avais l'air furieuse tandis qu'il aurait éclaté de rire s'il le pouvait. Les dix suivantes étaient étranges : j'oubliais au fil du temps pourquoi j'étais énervée. Les dix dernières étaient les plus courtes de mon existence : je les ai passés à admirer son visage souriant. Des cœurs dans les yeux et ses yeux dans mon cœur.

« Tu– »

Toc toc.

« Haha ha. C'est plus drôle maintenant.

L'incompréhension la plus totale se lit dans ses yeux.

– C'est pas moi ! En plus ça venait d'en bas. »

Oh merde.

Run.

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