Chapitre 24. Trône fragile
Eythan
« Tu sais que t'es mignon quand tu dors ? »
Mauvaise nouvelle, je ne dors plus. Même après une nuit presque blanche, je ne vois toujours pas l'intérêt d'une grasse matinée. En revanche, vu l'énergie qu'il m'a fallu pour réconforter mon frère, j'ai complètement oublié à quelle heure est arrivée Anna.
Hélène, après avoir mystérieusement demandé la permission, s'est endormie sur le clic-clac du bureau. Ensuite la copine de mon frère a débarqué. Lorsque j'ai estimé qu'elle gérait, je suis parti m'effondrer de sommeil dans leur chambre.
J'ai beau m'être endormi dans leur lit, me voilà sur un clic-clac. Un tendre ange à la force désormais indiscutable a dû m'y déplacer. Je m'assieds face à elle et nos regards se croisent. Son visage ravit mon cœur. La passion revient faire vibrer mes tripes. J'avance mes lèvres vers elle.
Elle s'éloigne brusquement.
« Pas de bisous tant que tu vas pas mieux !
Sa voix témoigne d'une légère colère. C'est compréhensible qu'elle souhaite que les mêmes règles s'appliquent à nous deux. On foncerait dans le mur sinon. Mais son chagrin et le mien n'ont rien à voir. De plus, je n'aime pas ce ton, surtout venant d'elle.
– Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?!
Mes yeux se remplissent d'un air de défi. Ce qui n'est pas forcément une bonne nouvelle.
– Te confier !
Sa colère augmente d'un coup, je peux la sentir d'ici. Elle m'a l'air étrangement pressée. Peu m'importe. Ce détail ne change pas les règles du jeu.
– Non merci.
– Pff. »
Sa voix dégage toute la colère et le mépris du monde. Oups, je l'ai contaminée. Transformer un ange en démon était plus aisé que je ne l'imaginais. Traîner dans cette pièce à jouer à « qui criera le plus fort » ne m'amuse pas.
Sans rajouter un mot, je me lève et je me casse. J'aperçois mon frère affalé sur le canapé du coin de l'œil. Anna est probablement repartie travailler. Il va vraiment falloir que je règle ce problème.
Mes pas me mènent sur un trône fragile. J'ouvre mon téléphone et découvre trois nouveaux messages de Léa que je préfère ignorer. Un certain problème doit être résolu avant que je puisse être de nouveau à l'aise avec elle.
J'ai tendance à croire que régner sur tout un pays est plus simple que de prendre efficacement soin de quelqu'un. C'est un équilibre assez difficile à maintenir pour le second cas. Il faut toujours être soi-même, sous peine de disparaître. Sous peine que l'expression « relation à deux » perde tout son sens. Mais il faut toujours se mettre de côté, sous peine de délaisser l'autre. Sous peine de ne pas le combler.
S'asseoir sur le trône avec sa moitié a des allures de rêves. Mais sa fragilité peut vite transformer n'importe quel Paradis en Enfer.
Je jette un regard par la fenêtre. Une chevelure blonde s'engouffre dans un 4x4. Yvan avait dû lui imposer une heure de retour. C'est pour ça qu'elle paraissait aussi pressée. Tant pis, je ne changerais pas le passé. En revanche, je peux m'assurer un glorieux futur.
Je tire la chasse et admire le chaos que j'ai créé. Des tas de médias font des tonnes d'articles sur l'article qu'à écrit Le Monde à mon sujet, sans rien rajouter d'intéressant. Après tout, ce n'est pas comme s'ils avaient des informations supplémentaires. Ce ne sont que des oies qui se laissent gaver. Ce soir je les nourris, demain je dévore leur foie.
Je tape un enchaînement aléatoire de chiffres sur l'espace dédié. J'aurais pu composer n'importe quel numéro non-distribué, L4cky aurait quand même redirigé l'appel vers lui.
« Par hasard, tu m'aurais pas mis sur écoute ?
– Malheureusement si. Et je vois tout ce que tu fais sur ton téléphone aussi. Mais rassure-toi, je passe pas ma vie à t'espionner. À vrai dire, je n'utilise mes accès qu'avant et pendant nos appels. Et quand tu fais quelque chose de suspect, évidemment.
Voilà pourquoi il a laissé passer quelques dizaines de secondes après ma dernière phrase hier soir. Le mot « suspect » peut vouloir dire tout et n'importe quoi. Pour résumer, cet appareil est sa pute, et ma vie privée ira se faire foutre tant que je n'aurais qu'un seul téléphone.
– Génial. Tu sais, j'ai les moyens d'échapper à ta dictature informatique. Mais je préfère ne pas plomber notre relation.
Mon cerveau fonctionne à 200 à l'heure. Autant profiter de sa présence pour lui demander quelques services. Quelles actions pourraient m'apporter de la réputation, de l'influence ou de l'honneur ? J'ai ma petite idée. J'appuie sur onze touches du clavier de mon téléphone.
– C'est vraiment trop gentil.
J'ouvre trois onglets. Après une poignée de secondes passées à sélectionner les couleurs de divers articles, j'esquisse un sourire. Il adore vraiment se payer ma tête.
– J'ai la flemme de rentrer chez moi. Sois gentil et va m'acheter ces vêtements.
Œil pour œil, dent pour dent. Peu importe le type de la cérémonie, j'espère ne pas avoir à trop attendre avant celle de mon père. Autant être cohérent et préparer ma tenue en avance.
– Alors... Une chemise bûcheron rouge, un jean noir et un tee-shirt blanc. Tu veux pas un caleçon bleu et une paire de chaussettes jaunes tant qu'on y est ?
Si j'allais aussi mal que le pense Hélène, je ne prévoirais pas porter une chemise rouge sang pour célébrer la mémoire d'un mort.
– Si ça t'amuse. L'important est que tu achètes tout chez Tigre Style. Je compte bien leur acheter des actions avant que celles-ci ne s'envolent.
S'il prend chaque article dans un magasin différent, l'impact ne sera pas aussi grand que je l'espère.
– Alors, je ne sais pas ce que tu t'imagines de la bourse, mais il ne suffit pas de lui lâcher une centaine d'euros pour que l'entreprise crève le plafond.
Il me prend pour un con ou il me prend pour un con ?
– Sans blague ? Les actions de Tigre Style vont exploser la stratosphère, pas parce que tu vas leur acheter des vêtements, mais parce que je vais les porter, et que tu vas me prendre en photo avec. De dos, histoire de conserver mon anonymat. D'ailleurs, c'est toi qui a envoyé mon témoignage sur la prise d'otage au Monde ?
– Qui d'autre ? Ta copine Léa ? J'ai supprimé tes vocaux de votre conversation avant qu'elle ne les ouvre, comme tu le souhaitais sûrement. Mais si on ne voit pas ton visage, pourquoi les gens sauraient-ils que c'est toi ?
– Invente-toi un certain pseudo et envoie mon témoignage complet à un média très influent mais peu éthique. Ils auront alors l'exclusivité de mon nom de famille, et il fuitera, mais peu importe. Je n'ai mis mon vrai nom nulle part sur Internet. Je suis un véritable fantôme. Ce média devrait donc t'accorder une confiance aveugle à mon sujet. Tu t'en serviras pour leur vendre l'authenticité de ta photo.
– Malin le lapin. Autre chose ?
C'est dingue qu'il s'est plus comporté en mère aimante en trois jours que ma génitrice durant toute son existence.
– Évidemment. Après les avoir achetés, tu vas te charger de me livrer les vêtements au 4 rue de l'Honneur à Angoulême, appartement 7. Et d'ici deux heures.
– Je dois venir te photographier alors que tu pourrais demander à n'importe qui d'autre, te livrer des vêtements que tu pourrais t'acheter seul... Très peu discrète ta technique pour me démasquer.
On se croirait dans Scooby-Doo.
– Je t'enverrais l'heure et le lieu de la photo plus tard. J'espère que tu as bien noté les dimensions du livre que j'ai charcuté. Achètes-en un autre, de même taille et intéressant de préférence, et livre-le moi un de ces jours. Je suis pas pressé.
– Monsieur est trop bon.
Non, c'est surtout que j'ai confiance en Hélène. Elle ne brisera pas sa promesse et ne découvrira pas le Glock AA caché dans son cadeau.
– À propos de ce tas de boue que je me traîne, dis à l'« Autre » de se pointer au 19 rue de l'Orgeuil à Occianth à 15 heures, dans trois jours. Avec deux pistolets efficaces, histoire qu'il m'en offre un.
– Il sera au rendez-vous. Encore autre chose ?
Je sens que le nombre de services que je lui demande l'amuse plus qu'il ne l'exaspère.
– Non, je crois que c'est bon. Mais si t'as des envies, propose-les moi, et peut-être que je les refuserais. Mais propose-les moi au moins, une alliance à sens unique, c'est pas drôle. À moins que ton but soit de m'ensevelir sous la culpabilité.
Ce qui est littéralement impossible. Un rire robotique parvient à mes oreilles. Je suis à deux doigts de tisser une relation plaisante avec une voix inconnue. L4cky est très très fort.
– T'en fais pas pour moi. J'ai simplement une vision à très long terme, c'est tout. La seule chose que je souhaite pour l'instant c'est que tu fasses attention à toi. »
Ce serait presque mignon, s'il n'était pas en train de me rappeler que des types extrêmement puissants veulent me voir six pieds sous terre. J'ai une fâcheuse tendance à pisser sur tout ce qui bouge. Mais la recommandation venant de L4cky, mon allié et le patron de l'« Autre », je préfère la prendre au sérieux. Cette fois-ci, la menace est réelle.
Ils sont le grand méchant loup, je suis les trois petits cochons. En un souffle, en une braise, en un tir, ils peuvent me descendre de mon trône. Être au pouvoir ressemble plus à un exercice de funambule que de voir les clowns défiler finalement.
« Un allié mort fait rarement un bon allié. Surveille tes arrières. »
N'ayant plus rien à ajouter, je raccroche. J'aurais pu lui demander d'investir en bourse pour moi, mais je préfère qu'il se concentre sur ses autres travaux. Et puis, qui de mieux placé pour m'aider avec des actions que le propriétaire d'une entreprise pesant un milliard d'euros en bourse ? La sonnerie retentit. Isaac n'a pas intérêt à me lâcher un vu.
« Bonjour, ici le secrétaire de monsieur Ibarra, que puis-je pour vous ?
Évidemment. Le multimillionaire est trop occupé à faire pression sur diverses personnes pour que la cérémonie funéraire ait lieu le plus tôt possible. Quelle ironie, il ne peut pas me rendre service car il est trop occupé avec ce que je lui ai déjà demandé.
– Ici Eythan. Vous devez connaître ma génitrice, votre ancienne patronne. Et si vous êtes nouveau, sachez que votre boss va consacrer sa journée à mon défunt père.
Sa voix tremble. Soit ma génitrice lui a bien boté le cul par le passé, soit elle devenue une légende monstrueuse pour tous les employés de son ancien empire. Peut-être les deux.
– B-Bien sûr, je sais qui vous êtes. J'ai connu vos parents et ils étaient...
– Ne me racontez pas votre vie, je ne suis pas là pour ça. Je veux investir en bourse et vous allez m'aider.
Plusieurs secondes passent dans un silence total. Son instinct lui dit de ne pas se laisser marcher dessus. Seulement, le deuil qu'il s'imagine et mon statut le convainc de s'écraser.
– Malheureusement... Si je me souviens bien, vous avez désormais quinze ans. Ce n'est pas légal d'investir à cet âge.
Je m'en doutais. Ça casse un peu mon objectif, mais je ne m'arrêterais pas aussi tôt.
– Envoyez-moi vos coordonnées bancaires par message. Je vais vous faire un virement de... Allez, vingt mille euros ? Vous investirez cet argent dans Tigre Style. Le 29 décembre, vous revendez tout. Et vous ne vous servez à aucune étape, bien compris ? Je surveille.
Je me demande ce qu'un secrétaire d'un multimillionnaire pourrait bien faire de vingt mille balles. Je n'ai que 190 mille euros sur mon compte et je n'en ai déjà plus rien à faire. J'ai dit vingt mille comme j'aurais pu dire cinquante mille comme j'aurais pu dire dix euros. Même si je faisais n'importe quoi et me retrouvais fauché, je pourrais toujours échanger une part de ma réputation contre de l'argent.
Je m'apprête d'ailleurs à faire l'exact opposé.
– Je peux faire ça mais... Puis-je vous poser une question indiscrète, voire complètement insultante ?
– Faites-vous plaisir. On n'a qu'à dire que c'est votre récompense pour me permettre de contourner la loi.
Je me moque de gagner de l'argent et je ne peux pas coller mon nom à un investissement impressionnant. Alors si je m'arrêtais là, injecter vingt mille euros dans la bourse ne m'apporterait rien. Ma seconde demande va transformer cette boue en or.
– Ta mère t'a décrit comme un « sans-cœur qui ne s'intéresse même pas à l'argent », ce sont ses mots. Alors pourquoi ?
On sait qui crache son venin et qui va offrir plusieurs milliers d'euros à une association caritative.
– Laisse-moi d'abord te donner un deuxième travail. Une fois les actions revendues, tu feras don des bénéfi... Non, tu donneras la totalité à une association d'un pays pauvre. J'imagine qu'il n'y a pas d'âge pour faire des dons, alors fais-le en mon nom. Le temps qu'il soit encaissé, on sera le premier janvier et ils seront heureux de bien commencer l'année. Tellement qu'ils le crieront sur tous les toits, et c'est là que ça m'intéresse.
– Je me renseigne et je vous tiens au courant des détails. Mais, pour ma question ?
Quel tact.
– Pourquoi investir en bourse et faire des dons quand on se fout autant de l'argent que des gens ? Il y a deux raisons. Tout d'abord, au vu du montant, l'association en question va crier sa gratitude sur tous les toits et de nombreux médias relaieront ma bonne action. J'échange de l'argent, qui n'a aucune valeur à mes yeux, contre une meilleure réputation, ce qui pourrait s'avérer utile. Rien de plus simple. La seconde raison est tout aussi égoïste. Ce don va enrichir un pays. Un pays riche a plus de ressources à m'accorder qu'un pays pauvre.
Un pays des nords a également plus de moyens pour la recherche contre Alzheimer, l'éradication de l'esclavage moderne et la lutte anti-terroriste. Mais ce ne sont que des détails.
– Une idée du pays que tu veux supporter ?
– Le Népal. J'ai beau faire ce don par pur égoïsme, ce serait injuste de ne pas les aider après la crise qu'ils ont traversé.
À vrai dire, la grande majorité des dons sont égoïstes. Les gens n'ont pas spécialement envie de sauver des vies à l'autre bout de la planète, ils se sentiraient juste trop coupables de laisser crever cet enfant qu'on leur a mis sous les yeux.
Pour la petite partie restante, rendre les autres heureux les rendent heureux. Ceux-là sont encore plus calculateurs et égoïstes que moi. Je ne vois aucune trace d'altruisme dans ce monde.
– Le Népal ?! Pour le remettre sur pied et que ça t'apporte quelque chose, il te faudra plusieurs milliards, et au moins une centaine d'années !
Comme je l'ai déjà dit à monsieur Martin, l'argent n'est plus mon problème. Quant au temps qu'il faudra...
– 10 ans, 100 ans, 1 000 ans... Peu importe. Je ne compte pas quitter ce monde.
– Comment ça ?
Voilà une autre question indiscrète, presque insultante. Une fois que les mots seront sortis de ma bouche, je ne lui devrais plus rien.
– Un artiste anonyme a dit un jour : « on dit qu'on meurt deux fois. La première fois quand on cesse de respirer, et la seconde, un peu plus tard, quand quelqu'un dit votre nom pour la dernière fois ». Eh bien moi, jamais je ne mourrai. »
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