Chapitre 21. Saut dans le Vide
Chapitre 21. Saut dans le Vide
Eythan
Assis contre un mur à gauche du couloir menant aux étages supérieurs, les cheveux d'Hélène traînent sur mon épaule. En attendant qu'elle les enlève, je pose mes yeux sur une affiche intitulée « Les bons gestes à avoir en cas d'intrusion ». Elle se constitue de deux grandes catégories se nommant respectivement « S'enfuir » et « Se cacher ». Toujours aussi manichéenne cette école. Leur bipolarité va jusque dans les décisions qu'on devrait prendre pour survivre. Ce n'est pas maintenant que je vais commencer à leur obéir. Je crains que ce ne soit trop tard.
J'allais détacher mon regard de cette affiche et deviner l'emplacement des survivants mais... Non. Le désir de voir comment elle se débrouille, couplé à mon ouïe plus que pourrie, me pousse à lui déléguer cette tâche. En me retournant pour avoir le visage en face du sien et capter son attention, ses longs cheveux me rappellent leur présence en me couvrant les yeux. Je leur souffle immédiatement dessus afin de les envoyer voir ailleurs si j'y suis.
Je déteste avoir les yeux couverts par quoi que ce soit. Le simple fait de ne pas pouvoir observer mon environnement me met hors de moi. Ma famille sait parfaitement qu'une fois énervé, mes rares limites tombent dans l'instant. Mais pas aujourd'hui. Je n'ai aucune envie d'exploser un visage aussi mignon. Alors, pour une des premières fois depuis quinze ans, je refrène ma colère sans concession.
« On va rendre ton utilité dans cette prise d'otage encore plus incontestable. Prends ma place et utilise tes cinq sens pour observer les lieux et trouver les criminels qui restent.
Heureusement que ces fils d'or sont retombés sur mon épaule. S'ils étaient retournés camoufler ma vue, ma fureur l'aurait pris pour de la pure provocation.
– Sans vouloir te vexer... J'suis pas assez qualifiée...
Dit-elle en prenant ma place et en s'asseyant à quelques millimètres du bord du mur. Même si elle m'assure de ne pas réussir avant d'avoir essayé, elle se positionne pour le faire. Ce qui prouve qu'elle n'est pas autant pessimiste qu'elle cherche à me faire croire. Ou alors elle me craint, ce qui ne me plaît qu'à moitié. Même si une personne obéira toujours mieux sous la contrainte, ce n'est franchement pas le type de relation que j'ai envie d'entretenir avec elle. Bref.
– C'est vrai, mais il faut bien commencer quelque part. Je ne suis pas né avec ce sens de l'observation. Commence par l'odorat.
– Hum... Il y a bien une odeur de frites mais elle est infime... J'en sens une autre bien plus présente mais je ne la reconnais pas...
Normal – et encore heureux – qu'elle ne la reconnaisse pas, c'est celle du sang. En revanche, je n'arrive pas à déceler s'il s'agit du sang d'otages ou de criminels. Ni mon instinct ni mon sens de l'observation n'est encore parfait. Ils doivent s'améliorer jusqu'à pouvoir réagir au battement d'aile d'un papillon. Et ce n'est pas parce qu'une chose paraît surhumaine qu'elle l'est vraiment. Qui croyait que survivre à une chute de treize étages sans séquelles irréversibles était possible ?
– Pas grave, l'important est de voir tes compétences, pas de comprendre tous les facteurs. Passe au goût.
– Ben... Je peux pas.
– Ouais, ça se saurait si une prise d'otage était une gaufre. Y a des trous dans les deux, mais bon. Le toucher, c'est pas possible non plus. Qu'est-ce que tu vois ?
Après s'être tournée une dizaine de secondes en direction du couloir, elle me fait le bilan de ce qu'elle a remarquée.
– Rien à signaler. Je n'ai vu ni traces de tirs ni traces de sang.
Étant fille de militaire, c'est normal que toutes les années passées à fréquenter sa mère aient influencé son vocabulaire. Mais cette caractéristique, contrairement à l'image que j'ai du monde militaire, est vraiment mignonne.
– Je t'ai demandé de décrire le fond du couloir, pas de me dire s'il y a du changement.
– ... L'escalier qu'on emprunte habituellement pour monter au deuxième étage est à deux heures. Je peux pas voir l'intérieur des salles de cours en face mais c'est trop silencieux, il doivent pas être là... »
C'est là qu'on remarque aisément qu'Hélène et moi ne sommes pas des spécialistes. Les différences avec des professionnels ? La tenue, les gilets pare-balles, les gants, le volume des paroles et même la discrétion en général... Les points communs ? Le pistolet – même si je doute que les forces spéciales utilisent le même – le lexique d'Hélène et... Et c'est tout. Par contre, ce n'est pas parce qu'elle parle comme une professionnelle que c'en est une. Sa peur presque permanente et un simple coup d'œil vers les salles de classes confirment le fait qu'elle est loin du sens de l'observation d'un soldat d'élite.
« Mmmh... Je crois que si. N'aie pas peur de t'approcher. »
Bordel que si, il faut en avoir peur. Quelque soit notre bonne étoile, elle ne peut pas avoir masqué toutes les détonations. Les intrus doivent nous attendre sur le pied de guerre. De plus, on n'est pas dans un jeu vidéo. Ici la réalité, combien de chances de survivre avec une balle dans la tête ? Aucune.
Seulement, c'est bon pour la suite si Hélène ne panique pas. Contrairement à ce qu'a déclaré un certain élu. Après avoir jeté un regard hésitant à ce long couloir inquiétant – pourtant fréquenté par les rayons du soleil – et croisé le mien, Hélène hoche la tête, les yeux exorbités. Courage, je sais que tu peux le faire.
Son corps se relève finalement, dans un silence presque religieux. À pas de loups, elle marche droit devant elle, le cœur rugissant de peur. Ses pieds se figent aussitôt. Bien sûr qu'elle a affirmé que les pièces à côté d'elle étaient vides. Bien sûr qu'un jour elle a affirmé que le Père Noël existait vraiment. Pourtant, elle n'avait jamais marché pieds nus sur des milliers de kilomètres pour vérifier !
La sueur dégouline de ses avants-bras. Elle donnerait n'importe quoi pour que sa mère vienne la réveiller pour l'emporter n'importe où, tant que c'est loin d'ici. Ou même que son réveil sonne, peu importe combien elle trouve strident le bruit qu'il produit. Que n'importe qui l'emmène loin d'ici...
J'entends ses prières. J'aimerais y répondre. Malheureusement... Il n'y a pas de demi-efforts, et encore moins de demi-réconforts. Toute la pureté et le courage qu'elle insuffle dans ce combat contre elle-même touche profondément mon cœur. C'est une des raisons pour laquelle je dois la laisser se débrouiller. Je dois croire en elle.
Elle aimerait se retourner. Elle aimerait trouver un peu de réconfort dans mes yeux. Mais ça n'arrivera pas. Sa tête lui paraît si lourde que même Sisyphe n'arriverait à la déplacer. Son cœur bat si vite qu'elle est convaincue qu'il va rompre dans les secondes à venir. Tout lui semble vain. Tout lui semble déjà perdu. Elle est devenue la proie du désespoir.
Alors elle fait un pas en avant. Parce que même si elle n'en fait pas partie, elle partage les valeurs de l'armée. Même si toute tentative semble vouée à l'échec, il ne faudrait pas que les autres puissent penser comme cela. Elle doit combattre, quitte à se sacrifier, pour tous les humains, pour ses frères et sœurs d'âmes.
Puis à force d'accumuler de la détermination, elle se retrouve nez à nez avec le local de ménage. C'est précisément cet élément qui l'empêchait de fouiller les classes du regard. Quelques mètres devant, à droite se positionnent cinquante-deux marches menant au deuxième niveau. Les salles de classes ont elles été construites à l'ouest de cet escalier.
Sa forme de losange défiguré ainsi que sa localisation permettent à Hélène de n'avoir qu'à s'en détacher de quelques centimètres pour admirer l'intérieur des salles sans trop craindre d'être vue. C'est d'ailleurs ce qu'elle fait. Ce local est tellement à notre avantage que je croirais à une intervention divine si ces quatre murs n'existaient pas déjà avant ma naissance.
Le visage d'Hélène s'affaisse, balayé par une tornade de peur. Qu'est-ce qui peut bien la terrifier à ce point après ce qu'elle a vécu ? D'accord, il y a pire que de se faire poursuivre par cinq humains. Mais quand même ! Elle tire la même tronche que lorsqu'elle me croyait mort.
Une fois à ses côtés, je la bouscule légèrement afin de voir de quoi il en retourne. Une salle. Remplie à craquer d'adultes. Couchés à plats ventres, soit sur le sol, soit sur d'autres adultes. Des sandwich de professeurs. Deux hommes cagoulés. Sur leurs gardes. Armés de fusils d'assaut. Deux kalachnikovs AK47.
Tu m'étonnes qu'elle panique ! En suivant mon plan, elle va devoir insulter ces intrus et passer outre les morsures mortelles de piranhas. Je précise au passage que cet animal se ballade en troupeau et à plus de sept cents mètres par seconde. La dernière fois qu'elle a joué les appâts, le plan s'annonçait bien plus simple et bien moins risqué. Se foutre de la gueule des intrus, sortir du collège et courir.
Même si elle faisait face à cinq humains, ils n'avaient pas d'otages sous la main, étaient bien moins préparés et équipés de moindres calibres. On bénéficiait de l'effet de surprise et Hélène avait une forêt entière pour fuir.
Maintenant, elle ne peut repartir là où le loup n'est pas, sous peine de trahir ma position. Impossible de se cacher efficacement dans une salle vide d'êtres vivants. Esquiver tous ces véritables rapaces aquatiques – pour reprendre ma métaphore – paraît surhumain. Clin d'œil, clin d'œil.
« Hum... T'as entendu ?
Absolument pas. Puisqu'elle ne panique pas encore plus, je me doute qu'il n'y a rien de grave. À moins que ce soit impossible de paniquer davantage.
– Quoi ?
Maintenant que je la regarde, elle ne paraît plus si inquiétée. Peut-être s'est-elle faite à l'idée de mourir. Qui sait ? On combat mieux ses démons avec de l'entraînement.
– Rien. Bon, quand faut y aller...
Cette fille est plus que spéciale. Elle est purement paradoxale. Capable de se jeter dans la gueule du loup juste parce que « faut y aller ». Capable de jouer sa vie sur un coup de bluff, mais pas de retenir sa vessie plus de cinq minutes. Cette fille est largement digne du rang S. Largement digne... De moi. Putain, Dieu sait combien je croyais ça impossible.
– Faut y aller. »
Après avoir hoché la tête, s'être relevé, hésité quelques secondes et trouvé du soutien dans mon regard, Hélène déclenche son deuxième mode. Je suis mauvais pour inventer des noms classes. Mieux vaut laisser cette tâche à des gens plus expérimentés. Pour résumer, Hélène a deux facettes. La première est celle que tout le collège connaît, c'est-à-dire une fille réservée et pessimiste. L'autre doit se révéler assez peu souvent, mais démontre avec force qu'il est possible de briser toute barrière psychologique.
Au-delà de nos différences comme la couleur de nos cheveux, notre âge ou encore notre sexe, des choses nous réunissent. Nous sommes des personnes exceptionnelles. Nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer l'union de la Mort et des intrus. Nous savons sauter dans le vide quand c'est nécessaire.
Toc toc.
Une petite voix vient chantonner dans ma tête : « C'est Hélène et Eythan qui viennent braquer le monde entier. » Impossible qu'on reparte sans laisser de blessés et sans la vie de rêve.
Hélène a deux facettes, tout comme les pièces de monnaie et les médailles. L'argent et les trophées... On est à deux doigts du tableau de chasse des membres du parti Pouvoir Argent Sexe. Sauf qu'Hélène a plus de valeur que n'importe quel tas de billet et son être n'est pas à conquérir. Seul son cœur l'est. Deuxième chose à retenir, elle a réussi à me cacher un côté de sa personnalité. La liste de ses exploits commence à être longue.
« Cassez vous ! Tous ! Et vite ! »
Encore un acte de bravoure à son actif. Enfin, elle est plus folle que brave. Au lieu de courir et de livrer le message comme une bombe, elle a toqué sur la porte déjà ouverte et a attendu que tous les regards se tournent vers elle pour le crier. C'est dingue à quel point elle est différente dans son second mode. Leçon à retenir : cette fille a dix fois plus de couilles que moi. Devoirs à faire : m'écraser devant ses doutes.
Suite à cette intervention inattendue, tout le monde est sur le cul. D'ici, je ne vois pas les otages, mais je devine facilement leur réaction. En revanche, je distingue deux intrus. Leurs surprises est sans appel mais ils s'en remettent assez vite. Ils opinent du chef en se regardant et l'un d'eux se dirige vers la porte, le fusil d'assaut relevé.
Hélène semble se réveiller d'un coma long de dix ans. Avant même d'apercevoir le moindre bout de crosse, elle démarre le plus grand sprint de sa vie. Sa réaction est assez logique : si son second mode transcende n'importe quoi, peu de personnes naissent sans instinct de survie.
Bon, il est temps de peaufiner mon plan. Un des hommes va sortir et poursuivre Hélène. Son acolyte restera forcément pour veiller sur les otages. Donc celui qui poursuivra ma camarade sera loin et occupé quand je descendrai son collègue. Je pourrai donc libérer tous les adultes sans courir le moindre risque. Cerise sur la stratégie parfaite, le dernier homme ne connaîtra jamais ma position. S'il me cherche, je serais planqué dans une des nombreuses cachettes que propose le collège. Entre les salles vides, les armoires, les bureaux, les salles annexes... J'ai de quoi faire. Comme je l'avais prédis, un seul intrus rejoint le couloir et se... Stop.
Stop, stop, stop... Stop. Ce con court vite, très vite, trop vite. Rien à voir avec les cinq abrutis qu'Hélène avait dû semer. Comment sait-il que la blonde s'est dirigée vers les escaliers ?! Il faut que je me calme... Plus je ressens quelque chose de fort, moins mon sens de l'observation est performant. Certains détails doivent m'avoir échappé, c'est normal. Son regard... Je le connais.
Cet homme est possédé par la haine. Une haine aussi pure que de la cocaïne de millionnaires et aussi dure que la crosse de son fusil. Même le dernier des abrutis sait ce qu'il fera d'Hélène une fois qu'il aura la main dessus.
« Viens par là ! »
Le temps continue de s'écouler quoi qu'il se passe, c'est la principale caractéristique de ce monde. Pas le temps de penser aux détails. Soit je poursuis l'homme qui vient de partir, mais son collègue ne pourra pas être tué sans risques. Hélène ou moi, selon qui irait l'affronter, prendrait une balle. Quasiment à coup sûr. Soit je sauve les otages et j'abandonne Hélène. Dans ce scénario, ses chances de mourir sont fortes. Très fortes. Trop fortes.
Hélène... A plus de valeur que n'importe qui à mes yeux. Peu importe si je dois sacrifier le monde entier pour qu'elle vive. Cependant, avoir un cylindre de plomb dans le cœur ne m'emballe pas trop non plus. Je ne veux vraiment pas choisir. Condamner l'un ou l'autre à d'horribles souffrances ne me satisfait vraiment pas. Pas du tout même.
Pile ou face. Ce jeu où l'on utilise une pièce et le « hasard » pour choisir entre deux options. Beaucoup se servent de ce moyen pour se défaire d'un choix embêtant.
Oh ! Je me souviens... Dans ma poche droite... Une pièce. Quelle ironie. Ce cadeau va peut-être m'ordonner de tuer son ancien propriétaire. On ne se rendra jamais compte de combien chaque infime choix déclenche des événements spectaculaires. Une fois positionnée sur l'ongle de mon pouce, je la lance de toutes mes forces.
Sérieusement, les gens sont trop bipolaires. Penser que la gauche et la droite agiront différemment une fois élu, que séparer travail et passion est logique ou même que science et religion sont opposés est aussi débile que penser qu'il n'y a que deux issues à ce jeu.
Alors, même si la probabilité est incalculable, infime, je vais parier sur la tranche. Sauver les adultes et Hélène dans une même réalité est logiquement impossible ? Alors j'emmerde la logique. Je vais laisser ma chance opérer.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top