Chapitre 15. Affaires Juteuses

Chapitre 15. Affaires Juteuses

Eythan

Elle est partie. Peu importe ce que je ressens. La Justice mérite des sacrifices. Je ne peux pas laisser des injustices impunies. Surtout s'il s'agit d'Hélène. Certains demandent à des végans si, sur une île déserte, ils ne finiraient pas par manger un ours. Bien que je remets en question la capacité de quiconque à dominer un tel animal, là n'est pas la question. Hélène se laisserait mourir juste pour une pauvre colonie de lapins.

Elle a le cœur sur la main. La gentillesse est peut-être le pire des défauts. Mais un vice poussé à l'extrême deviendra une vertu. C'est une des raisons pour lesquelles je l'admire. Pour moi, le monde se résume à deux choses : des moyens et des objectifs. Pour elle, le monde se résume à un combat : ceux qui font du bien contre ceux qui font du mal. Les opposés s'attirent.

J'allume mon téléphone, histoire de regarder si elle a répondu à mon précédent message. Je pourrais aller lui demander en face à face de ne pas ouvrir son cadeau. Mais je devrais la confronter après les conneries qu'a balancé la rousse. Je ne suis pas prêt pour cela.

« Il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit... Lorsque je suis descendu au rez-de-chaussée, j'ai découvert tous les adultes bloqués dans la salle où on les avait trouvés. Ils m'ont dit que peu après ton départ, deux nouveaux intrus ont débarqué et, après avoir sorti le cadavre, les ont à nouveau enfermés. »

Oh putain. Qu'est-ce que le soldat de L4cky a encore foutu ? Sans plus attendre, j'appelle ce bel inconnu. Il ne faudrait pas que des non-dits gâche notre alliance.

« Ton copain s'est amusé à enfermer les adultes ?

– Déjà bonjour. T'es pas content que tout le mérite de la libération des otages aille à Hélène ?

Quel accueil chaleureux.

– Des otages ont vu des intrus au rez-de-chaussée et les seuls coups de feu qui ont suivi étaient au premier étage. Mon récit devant les autorités doit être parfaitement cohérent malgré sa fausseté.

– Tu veux que je t'envoie un message résumant tout ce que tu dois dire ? Histoire que tu ne te mélanges pas les pinceaux au dernier moment.

– Même si ton soldat s'est infiltré dans le collège à la seconde où a commencé la prise d'otage, ce n'est pas suffisant. Je dois supprimer un autre intrus de mon témoignage.

Supprimer l'existence d'« Evaristo » et de l'« Autre », inventer une excuse pour toutes les fois où j'étais en tête-à-tête avec eux, justifier mon sang-froid... Sans que mon récit ne s'effondre. Un sacré défi.

– Alors réfléchis-y à sept fois avant d'ouvrir la bouche. Créé l'histoire la plus véridique possible et connais-la mieux que la réalité elle-même. Je vais t'indiquer quelques pistes par message, mais si tu ne veux pas me mettre au courant de tous les détails, mon aide ne pourra pas être maximale.

Un mensonge par omission est-il vraiment un mensonge ? Je ne crois pas. Quelque chose me dit que je ne devrais pas lui parler d'« Evaristo ». En solitaire mystérieux qui ne travaille que pour lui-même, je ne serais pas surpris d'apprendre que quelqu'un a mis une prime sur sa tête. Si mon allié réussit là où j'ai échoué, nous ne sommes plus égaux. Je ne tiens pas à me faire doubler par L4cky.

– Justement, il est temps de me prouver que tu peux vraiment m'être utile. Je tiens à exploiter notre alliance au maximum, au cas où tu comptes me faire faire des dingueries à l'avenir. Me dire quel est le numéro de ma chambre pour que je n'ai pas à le demander à l'infirmière, ce n'est pas ce que j'appelle de l'aide.

– ... Que veux-tu ?

Je m'attendais à un ton cassant et à une réponse cinglante. Ce qui ne peut signifier qu'une seule chose. L4cky a effectivement prévu de me faire commettre des dingueries. D'un assassinat juste et justifié à un attentat compréhensible à un génocide, il n'y a qu'un pas. Il pique ma curiosité.

– Premièrement, bloque automatiquement les appels et messages des numéros que je n'ai pas enregistré sur mon téléphone. À l'instant où je finirais ma déposition aux autorités, mon nom fera la une. Quelques heures plus tard, mon visage finira par fuiter. Mon numéro de téléphone n'est pas plus à l'abri. Je préfère prendre les devants.

– Rien de plus simple. Et puis je me suis présenté à toi en tant que pirate informatique, il est normal que je te montre de quoi je suis capable.

– Heureux d'apprendre que c'est à ta hauteur. Notre alliance n'aurait pas duré très longtemps sinon. Deuxièmement... Dis à ton soldat de se tenir prêt. Rien de plus. »

Les formules de politesse m'ont toujours semblé très vaines. Encore plus au téléphone. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle je raccroche aussi abruptement. Un infirmier arrive face à moi et sort Hélène de derrière le mur.

« Une psychologue vous attend. J'aimerais vous dire qu'après vos rendez-vous respectifs vous pourrez retourner à vos vies mais... Les autorités ont déjà accepté d'attendre que vous voyez un psychologue avant de vous interroger alors...

Les témoignages de tous les autres otages ont dû pointer vers nous. Nous sommes ceux qui ont défait les preneurs d'otages, leur impatience est compréhensible.

- La sécurité intérieure du pays ne pourra pas attendre plusieurs jours. Ils veulent savoir, aujourd'hui. »

Ce type me répond, mais je ne l'écoute plus. Le bruit de pas dans mon dos a mis tous mes sens en alerte. Je me retourne et découvre un visage que je connais bien.

Il y a une raison au comportement mesquin et arrogant d'Axel. L'immense fortune de son père. Un empire immobilier pesant bientôt un milliard d'euros. Axel en héritera à la mort de son géniteur. Je comprends qu'il ait pété un câble depuis sa tendre enfance. Je comprendrais s'il n'attendait que de voir son père crever. Étonnamment, mon camarade n'est pas si corrompu. Je crois même qu'il admire ses parents.

Ma mère était le numéro 2 de l'empire d'Isaac Ibarra, avant qu'elle ne décède. C'est depuis le toit de son immeuble que j'ai sauté dans le vide. Mais ces deux informations ne sont pas importantes comparé à celle-ci : il a engagé Marko en tant que moniteur et a payé mes parents pour qu'ils m'inscrivent à la même colonie de vacances qu'Axel.

« Allez-y, je vous rejoins plus tard. Il faut que je m'entretienne avec quelqu'un.

Hélène et cet infirmier anonyme se tournent vers ce multimillionnaire. L'hésitation se lit sur les lèvres de cet homme en blouse blanche, mais il est prêt à n'emmener qu'Hélène avec lui. Après tout, ces rendez-vous sont censés être des tête-à-tête. Mais ma camarade ne l'entend pas de cette oreille.

– Laissez-nous cinq minutes, s'il vous plaît. »

L'air suppliant de ma blonde préférée, aidé par l'expérience traumatisante qu'on a vécu, réussit à le persuader. Il acquiesce en silence, tandis que je marche vers l'ancien patron de ma génitrice. Hélène semble déterminée à ne pas me lâcher. Je ne sais pas quoi en penser. L'infirmier reste en retrait, visiblement prêt à nous attendre.

« Mon fils Axel m'a dit que c'est vous qui avez libéré le collège Voltaire, vous lui avez sauvé la vie ! »

Ah bon ? Connaissant son fils depuis des années, j'aurais plutôt parié qu'il s'est d'abord vanté de sa nouvelle voiture.

Il baisse le haut de son corps et nous remercie si fort que c'en est presque flippant. Isaac Ibarra, réputé pour sa cruauté envers ses concurrents, se plit devant moi. Ce crâne rasé et cette fine barbe taillée au millimètre près ont fait de lui une icône dans le monde des affaires. Même son regard méchant à glacer le sang se soumet face à moi... Nous.

Hélène découvre un père reconnaissant sous une carapace de fermeté décrite par les médias traditionnels. Hélène découvre le fait d'avoir quelqu'un à ses pieds. La gêne grandissante sur son visage résume plutôt bien son ressenti. Elle le prie de se relever.

« Eythan ce n'est pas la première fois que nous nous voyons, et quant à toi jeune fille... Eh bien j'imagine que tu as dû entendre parler de moi. Mon influence et mes comptes en banque sont pleins à craquer. Si jamais vous avez besoin de quoique ce soit...

Ma camarade annonce son prénom en balbutiant. J'admire ses joues en feu et je ne résiste pas à l'envie de lui glisser un subtil « Je t'avais dit qu'une vie de rêve nous attendait. » dans son oreille. Je me détache d'elle et reprends la conversation avec un ton bien plus sérieux :

– Nous n'avons pas agi par crainte de la punition. Nous n'avons pas agi par espoir d'une récompense. Nous avons agi car c'était la bonne chose à faire.

Trois phrases célèbres, voire fondatrices de la Jeunesse, réajustées à la sauce Eythan. Je ne pensais pas qu'elles me seraient utiles dans un tel contexte.

– Mais...

Essaierait-il de me contredire, de contredire la Jeunesse ? Son fameux regard noir qui terrorise ses ennemis autant que ses alliés n'a jamais marché sur moi, et il serait bien maladroit de l'utiliser maintenant. Son envie de nous récompenser crève les yeux.

– Nous n'attendons pas de récompense pour avoir sauvé les otages. Nous n'en voulons pas. »

Je jette un regard interrogateur à Hélène. Elle acquiesce, convaincue qu'aucune richesse matérielle ne vaut celle du cœur. Quelle poétesse ma blonde préférée.

Malheureusement, le temps n'est pas à la poésie. Le temps est au capitalisme. Plus que les fruits, j'aimes les affaires juteuses.

« En revanche, il y a plusieurs années, j'ai surpris une conversation entre vous et ma défunte mère. Vous vouliez qu'elle m'envoie dans la même colonie que votre fils, histoire qu'on devienne amis. Son esprit de défi et de négociatrice vous ont fait payer 200€, une somme ridicule pour vous, même à l'époque.

– Je suis coupable. Mon fils n'arrivait pas à se faire des copains à l'époque, alors j'ai voulu lui donner un coup de pouce.

Je sais ce que pense Hélène : l'amitié ne s'achète pas. Qu'elle ait tort ou raison, peu importe. Sachant que c'était la raison même de ma présence à cette colonie, j'ai fait exprès de me rapprocher de lui. Il n'est pas mon ami, mais il en a l'illusion. C'est ce que son père voulait.

– Dieu promet toujours de rendre au centuple. Contrairement à lui, j'existe. Mais il y a aussi des conditions pour faire affaire avec moi.

Je me suis jeté dans le vide depuis le toit de son immeuble. Mes parents auraient pu porter plainte contre le manque de sécurité. Malgré la soif de sang des médias, du fisc et de ses concurrents, je suis certainement la personne qu'il craint le plus. À raison.

– Où veux-tu en venir ?

Une goutte de sueur perle sur son front. Un sourire de prédateur me déchire le visage.

– Vous avez demandé l'accord de ma mère, mais pas le mien. Il est temps de corriger cette erreur. Pour le pire et pour le meilleur, il y a des conditions pour faire affaire avec moi. Ce que l'on me prête, je le rends toujours au milluple. Ce que l'on m'emprunte, on me le rend toujours au milluple. »

Je déverrouille mon téléphone et parcourt ma galerie, quelques secondes durant. Une photo s'affiche en grand et je tends mon téléphone à ce multimillionnaire pris au dépourvu. Ses yeux glissent sur les séries de chiffres.

« Vous me devez 200 000 euros. Vous feriez mieux de prendre mes coordonnées bancaires en note. Je ne tiens pas à passer mon temps à vous courir après. »

Il sort son téléphone et photographie ma photographie. Sa frustration de ne pas pouvoir récompenser les sauveurs de son fils et sa volonté d'honorer ses pactes le poussent à accepter. Un homme d'affaires reste un homme d'affaires.

« Je veux 10 000 euros en liquide d'ici le goûter. Vous avez mon numéro de téléphone au-dessus de mon RIB. »

Hélène me dévisage, éberluée. Je lui souris, sincèrement ravi. Des rayons du soleil viennent caresser mon visage. La satisfaction me conquiert. Je crois que c'est ce qu'on appelle le bonheur.

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