Chapitre 12. Paix à Bouddha
Chapitre 12. Paix à Bouddha
Marie
Je ferme la porte derrière moi. Pauvre petite ! Son cauchemar devait être effrayant pour qu'elle se retrouve dans un état pareil. Heureusement que j'ai su entendre ses sanglots. Sa nuit aurait pu être blanche. Sa nuit aurait pu être bien plus noire. Yavhé sait combien il est facile de subir un traumatisme, et combien il est difficile de s'en remettre.
Elle s'est calmée avec une étonnante rapidité. Il a suffit que je lui tende son lapin en peluche, auparavant tombé sous son lit. C'est presque vexant qu'un doudou habillé d'une salopette ait été plus efficace que mes mots doux.
Je sors mon téléphone. Je pianote « acheter doudou lapin salopette » dans ma liste de choses à faire avant que mon bébé n'arrive. Pour faire autant d'effet à cette petite, cette peluche doit être fabriquée avec du jus d'arc-en-ciel. Espérons que mon enfant en fasse son meilleur ami, car une peluche ne pourrait l'abandonner. Au contraire d'un humain.
Je fouille parmi mes derniers appels. Je trouve le contact que je cherche après une grande gymnastique visuelle. En effet, le papa de ce futur bébé ne peut s'empêcher de me téléphoner toutes les cinq minutes pour savoir si tout va bien. Ça me fait plaisir qu'il le prenne autant à cœur, mais je dois avouer qu'il m'épuise plus que ce petit bout de chou dans mon utérus.
Deux sonneries retentissent avant qu'une voix féminine parvienne à mon oreille. Après une quarantaine d'années sur le marché, j'ai cessé toute relation amicale trop profonde. Trop de trahisons je suppose. Alors j'espère que ma stagiaire ne pense pas qu'avoir mon numéro est une preuve d'amitié.
« Dis... Dites-moi.
Au mieux je la recommanderais à la direction de l'hôpital parce qu'elle ne me paraît pas détestable. Au pire, je reconnaîtrais son efficacité auprès de ses professeurs. Tout dépend de sa capacité à différencier une relation professionnelle d'une relation destructrice.
– J'ai réglé le problème de la 1213. La petite a fait un cauchemar assez intense, pense à le noter dans son dossier.
– D'accord ! Autre chose ?
– Je ne... Ah si ! Trouve le dossier d'un certain Eythan et appelle sa famille pour les prévenir qu'il est hospitalisé au service Psychiatrie à Angoulême. Merci. »
Ça m'était complètement sorti de la tête... L'utilité de cette stagiaire n'est vraiment plus à prouver. Je raccroche, le doigt distrait. Mon regard est attiré par l'apparition d'une lumière au bout du couloir. Je marche dans sa direction et, tandis que l'écho de pas fait sursauter mes oreilles, une silhouette se dessine.
Elle disparaît derrière une porte. Mon empressement m'y conduit aussitôt. Je m'accroupis derrière, avec le plus de discrétion possible. Cette silhouette m'intrigue grandement, mais il ne faudrait pas qu'on surprenne un membre du corps médical écouter aux portes.
« Je ne m'attendais vraiment pas à te trouver là. À vrai dire, j'aurais parié sur l'existence de Dieu avec plus de confiance.
Grâce à un espace entre la porte et le mur, je peux admirer toute la scène. Je reconnais Eythan au son de sa voix. Son dos auquel je fais face ne possède aucune particularité. Ni grand, ni arrogant, ni petit. À l'image de son visage. Un manque flagrant de déséquilibre. Aucune sorte de difformité ou de beauté. Une simple harmonie sans prétention.
– Je suis très bonne actrice.
Son interlocutrice est assise au rebord d'une fenêtre. Ce doit être sa chambre. Ses traits sont camouflés par le dos d'Eythan, mais je peux clairement distinguer des mèches rousses.
–Tout est relatif. Tu chialais toutes les larmes de ton corps quand je t'ai laissée.
Un rire nerveux vient secouer mes oreilles. Elle lui lâche un regard assassin.
– Tu te rends compte de ce que je venais de vivre ?
Le ton de cette fille est rempli de colère, voire de haine. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais elle paraît avoir vécu plus grave encore que cette prise d'otage. Mais, est-ce vraiment le cas ? Est-ce Eythan l'insensible ou souffre-t-elle d'hypersensibilité ? Je n'ai jamais entendu sa voix auparavant. Je ne sais rien d'elle. Je ne saurais me prononcer.
– Je me rends surtout compte qu'Hélène a fait son maximum pour t'aider et que tu ne l'as jamais remercié. Se faire agresser est une chose, attrister Hélène en est une autre. Tu devrais être contente, j'ai encastré la tête de cette salope dans le mur. Tu n'as plus aucune excuse pour lui faire du mal, ou pour me faire perdre mon temps.
La première réponse doit être la bonne, bien qu'elle n'exclut pas la seconde. Il change de sujet alors qu'elle est rongée par la souffrance. Il se comporte comme s'il ne lui portait aucun intérêt.
– Tu n'as vraiment aucune pitié hein ?
Son ton diffère de la fois précédente. Elle rit d'une cruelle vérité. Elle ne masque pas des larmes intérieures. Elle l'accepte avec un franc amusement. Son esprit s'illumine.
Eythan hausse les épaules.
– J'ai puni le coupable. Justice est faite. Ce qui t'est arrivé est malheureux, mais on ne peut le changer. La seule chose illogique, c'est toi.
– Je... »
Ils se sont tus. Vu la position de leur visage, leurs regards fusionnent. Ils ne me laissent voir aucun de leurs yeux, alors je ne peux qu'imaginer. Cet échange est un mystère et le sera jusqu'à la fin des temps. Personne n'en connaîtra jamais la teneur.
Il cesse. L'adolescente détourne les yeux pour les poser sur la vitre. Eythan recule, comme frappé par la foudre. Ce changement de position me permet de découvrir une partie des deux visages. Il est stupéfait. Elle a délaissé leur lien, préférant contempler le monde en arborant un sourire conquérant.
« Alors toi aussi, tu connais la peur des uns, la souffrance des autres, l'absence de sens. Je te prenais pour une de ces créatures piégées par leur propre carapace. Finalement, je ne suis pas venu ici pour rien. »
Je ne suis pas sûre de saisir de quoi parle Eythan. Je crois qu'il a reconnu une part de lui en cette fille. J'ai pu consulter son dossier, alors je sais que sa mère est morte. Mais... Quelque chose en moi me dit qu'il y a bien plus que cela. Qu'il n'a pas connu qu'un suicide. Qu'il connaît tout le Désespoir que peut renfermer une âme.
« J'ai connu Axel avant même d'apprendre à compter. Pourtant, en dehors de son apparente arrogance et de la faible confiance en soi qu'il tente de cacher, il est vide. Vide d'intérêt. Essaim accumule les qualités comme un désert accumule les grains de sable. Humble, généreux, loyal... Il apporte plus de bonheur à ce monde que toutes mes autres connaissances réunies. Il est sans aucun doute le meilleur partenaire qu'on puisse avoir. Et pourtant... »
Il marque un temps. Son œil droit se perd dans le décor, avant de revenir sur une fille qui fait mine de l'ignorer. Il reprend peu à peu le contrôle de sa respiration. son souffle, des secondes durant. Exprimer ses sentiments sans détours doit être une première pour lui.
« Pourtant, tu es bien plus amusante. Tu sais certaines choses que j'ignore. Sois certaine que je ne t'oublierai jamais. »
Il s'avance vers elle. La fille soupire d'un air las, sans le regarder pour autant.
« Dis. Est-ce que tu crois que l'amour existe vraiment ? Que ce n'est pas seulement un mélange d'hormones programmé par la nature pour s'assurer de la survie de notre espèce ? lui demande-t-elle.
Le garçon dépose son regard sur un mur blanc à sa gauche. Ses yeux le contemplent comme s'il contenait tous les secrets de l'univers.
– Je ne sais pas. J'imagine que le but n'est pas simplement de faire le maximum d'enfants possible. Sinon tout le monde tomberait amoureux de tout le monde. Et si tout le monde aimait tout le monde, il n'y aurait pas d'amour véritable. Personne n'aimerait personne. J'ai la preuve du contraire, proclame-t-il.
– Eh ben, on dirait qu'Hélène t'a complètement retourné le cerveau. Que l'amour existe ou non, une vérité demeure. Qu'elle le veuille ou non, le bonheur ne vient pas de l'extérieur. Être aimé ne suffit pas à être heureux.
Elle suggère qu'Eythan aurait répondu non s'il ne connaissait pas ce bout de chou d'Hélène. Comme si cette rousse le connaissait par cœur.
– Tu connais le biais de négativité ? Les gens sont plus affectés par une critique que par un compliment. Perdre cinq euros est beaucoup plus douloureux qu'en gagner cinq est plaisant. La nature humaine déborde d'erreurs maléfiques. Si « Mère Nature » existe, elle n'a rien de gentil, explique Eythan.
– C'est certain. Regarde tous ces êtres malheureux aux quatre coins du monde, la Terre ne tourne pas rond. Elle ne l'a jamais fait d'ailleurs.
Entre génocides, viols, tortures, harcèlements, pollution, braconnage, xénophobie, LGBTphobie, et tous ces actes blessants, il y a de quoi faire. Le règne animal ne nous a pas non plus attendu pour perpétrer des atrocités. Chaque espèce compte plus de traditions barbares que sa voisine.
– Ce n'est pas ce que je voulais dire. À dose égale, le négatif l'emportera toujours sur le positif. Il ne vient pas de l'extérieur, de l'intérieur ou de quelque monde que ce soit. Le bonheur est impossible, annonce le garçon.
– Pourtant il existe des personnes optimistes. De véritables soleils pour leurs entourages ! s'exclame la rousse.
Toute l'ironie du monde se lit sur ses lèvres. Les yeux d'Eythan brillent de satisfaction. Leur fable commune l'amuse grandement. Comme si aucun d'eux ne croyaient vraiment ce qu'ils racontent. Ou qu'ils le savaient déjà.
– C'est la plus grande arnaque de l'humanité. Croire que le comportement des gens reflètent leurs sentiments. Les optimistes sont pas moins tristes que les autres, ils arrivent juste à mieux faire semblant, soupire le brun.
Je suis en désaccord avec lui sur beaucoup de points, mais pas sur la conclusion qu'il laisse entendre. Puisqu'ils se comportent parfois de manière contraire à leur volonté, le cœur humain est le plus grand mystère de ce monde. Mes années d'expériences, personnelles et professionnelles, me l'ont fait comprendre.
– Dis donc ! Serais-tu en train de me dire qu'on ne connaît jamais vraiment les gens ? Je m'attendais pas à quelque chose d'aussi cliché ! Franchement, tu me déçois ! lui reproche la fille.
Le visage de la fille prend un air faussement boudeur. Loin de s'en émouvoir, le garçon jette un regard las au sol. Il soupire avant de remonter sa tête.
– Pas du tout. Comprendre profondément quelqu'un est assez simple en réalité. Il suffit de lui faire passer le test de Jibril.
– Le test de Jibril ? Jamais entendu parler. C'est quoi ?
La curiosité de cette rousse est piquée à son maximum. La mienne aussi, à vrai dire. Eythan le présente comme un moyen de comprendre quelqu'un. Mais son nom évoque fortement le test de Turing et de Kamski. Deux tests où certaines personnes ont certaines croyances, mais où il existe néanmoins une vérité universelle. Est-ce aussi le cas pour le test de Jibril ? Y a-t-il une réponse indiscutable ?
– Le test de Jibril repose en une simple question : qu'est-ce qui régit le monde ?
Tous ceux qui l'écoutent ? Aurait-il entendu mes pas ? Aurait-il vu mon ombre ? Si c'est le cas, depuis quand ? Ma présence le dérange-t-il ? Le ton de sa voix me laisse penser que non. Mais mieux vaut rester cachée. Si cette fille ignore ma présence, elle croit que c'est une discussion privée. Elle pourrait ressentir mon intervention comme une trahison du personnel soignant.
– Je dirais la Mort. Elle choisit qui meurt et qui reste en vie. Ce qui influence le monde, ce sont les actions et les paroles des êtres humains. La Mort permet ou non aux êtres de faire leurs choix en les laissant en vie ou non. Elle règne sur notre monde, argumente la fille.
– Bien. Selon certains, tout ce que font les humains est motivé par peur de mourir, par peur de ne plus exister un jour. Ils feraient ce qu'ils peuvent pour laisser une trace d'eux après leur mort. Ta théorie se tient, approuve le garçon.
– Ce n'est pas une théorie ! C'est vrai, quoique tous les humains puissent en dire ! La Mort n'a pas attendu qu'on la découvre avant de faucher le premier être vivant !
Les yeux de cette fille ont pris la couleur de ses cheveux. Elle s'énerve alors qu'elle était restée si calme jusqu'à présent. À moins qu'elle ne fasse semblant, une fois de plus... ?
– Si Hélène était ici, elle répondrait probablement l'Amour. Et c'est loin d'être bête. L'Amour influence les naissances de manière incontestable. Beaucoup passent leurs vies en quête d'une relation parfaite. Par manque d'amour, certains le recherchent toute leur vie. Par manque d'amour, d'autres choisissent la haine. Selon un vieux qui fumait des cigares, tous les choix d'une personne sont motivés par des pulsions sexuelles. Le sexe n'est pas toujours amoureux, et certains amours n'ont pas besoin de contacts physiques. Il n'empêche que les deux sont souvent liés, explique Eythan.
Je ne crois pas que la Mort ou l'Amour dominent ce monde, même si ces jeunes savent sacrément bien argumenter ! Le cœur humain est le plus grand mystère de ce monde. J'en suis persuadée. Mais les humains ne sont pas le centre du monde. La définition de ce dernier mot est essentielle pour répondre au test de Jibril. Il faut croire que ces deux-là, aussi matures puissent-ils paraître, ne l'ont pas compris. Ce qui détermine tout dans ce monde ? Les lois physiques, bien évidemment.
– Et toi Eythan ? Qu'en penses-tu ?
Il affiche un petit sourire. Un sourire déçu, mais pas surpris.
– Lorsqu'elle voudra retrouver l'usage de ses jambes, Flora devra subir une opération très complexe. Peu de médecins en ce monde en seront capables. Et malgré l'influence gigantesque qu'a la médecine sur la vie de chaque être vivant, ce n'est pas non plus elle, la réponse. Lorsque les parents de Flora voudront aider leur fille, ils se rendront compte que le rôle de l'argent est putain de pas négligeable. Toutes ces idées sont intéressantes et en disent long sur vous. Mais ce que son auteur a avoué à demi-mot, c'est qu'il existe une réponse objective au test de Jibril.
Il confirme mes pensées. Cette énigme a bel et bien une solution !
– Et j'imagine que toi, tu connais la vérité. Dis-moi, et je t'expliquerai en quoi la Mort est la vraie réponse !
Qu'est-elle, puisqu'il ne s'agit pas de la Mort, de l'Amour, des Lois Physiques, de la Médecine ni de l'Argent ? Qu'est-ce qui peut bien être supérieur à tous ces éléments à la fois ?
– J'ai deux mauvaises nouvelles. Premièrement, vous vous êtes trompés. Deuxièmement, je ne vous la révélerai pas. À vrai dire... Il existe un plus grand secret encore que la réponse au test de Jibril.
Quelque chose de plus important que le plus grand secret des humains ?! Eythan est allé trop loin, la déception sera grande.
– Eythan... Je sais qu'on se connaît pas, mais tu te doutes que je ne suis pas ici pour troubles dissociatifs de l'identité ! Pas la peine de me vouvoyer ! Ensuite... Laisse tomber, dis-moi quelle est ton excuse pour ne pas assumer que tu te trompes.
Ainsi il s'est rendu compte de ma présence. Un mystère demeure pourtant. Pourquoi pense-t-il que je me suis trompée ? Je n'ai jamais élevé la voix, il ne peut connaître ma réponse ! Et pourtant il affirme que je n'ai pas résolu le test de Jibril...
– Savoir est insuffisant. Je dirais même que ça sert à rien. Le seul moyen de pouvoir esquiver une relation toxique est d'en avoir déjà vécu. Connaître intellectuellement des vérités est inutile hors des domaines intellectuels. Connaître la solution du test de Jibril ne m'a avancé à rien. Alors que la comprendre...
– Mènera quiconque à accomplir l'Objectif Suprême.
Ils échangent un regard entendu. Comme si, l'espace d'un instant, ils n'étaient plus qu'une seule et même entité. Quelque chose les lie. Quelque chose de plus puissant que n'importe quel lien social. Comme s'ils étaient des âmes sœurs.
– Le Nirvana est peut-être paradisiaque, mais l'atteindre n'est pas l'Objectif Suprême. Paix à Bouddha, il a manqué de clairvoyance. Mais je ne crois pas qu'il faille l'abandonner pour autant. Comment viser la Galaxie alors que sa vision s'arrête au ciel étoilé ? J'ai quelque respect pour Siddhārtha Gautama. S'il existe une forme de divinité en ce monde... Je préférerais que ce soit lui.
Sait-il que Bouddha n'est qu'un titre qu'ont revêtu plusieurs individus ? Apparemment non. Estime-t-il que tous ses successeurs n'ont jamais atteint le niveau de Gautama ? C'est possible.
– Ainsi, tu penses que comprendre la solution du test de Jibril permet d'atteindre l'Objectif Suprême ?
C'est quoi cet Objectif Suprême ? Ils en parlent depuis tout à l'heure sans jamais expliquer ce qu'il en est ! Mes connaissances psychologiques guident toujours mon petit doigt à la vérité. Et ce dernier me chuchote qu'ils discutent pour la première fois. Comme s'ils avaient créé ce secret ensemble sans même se consulter. Seules des âmes sœurs en seraient capables.
– Oui, c'est la deuxième vérité dont je suis le plus certain.
Selon lui, on peut atteindre l'Objectif Suprême en réussissant le test de Jibril.
– Et quelle est cette première vérité ?
– Descartes ne sait pas mélanger. Il est imprécis.
Renier les leçons des anciens, typique de l'adolescence.
– C'est-à-dire ?
– Ce qu'on a surtout retenu de lui, c'est sa maxime « Je pense donc je suis ». Il a réussi à ne pas disparaître puisqu'on parle encore de lui. Mais il l'a mal fait. Sa citation est incomplète. La vie est un jeu, tu es d'accord avec moi ?
– Un jeu dangereux, injuste, chaotique.
Un jeu ? Et pourquoi pas un livre ? Leur logique m'échappe complètement, ce qui me chagrine un peu. Estiment-t-ils que l'important est de s'amuser, plutôt que de toujours chercher la victoire ?
– Peut-être. Dans tous les cas, il n'a pas réussi à aller jusqu'au bout. Par manque de temps ou de clairvoyance, on ne le saura jamais. Ce qui est certain en revanche, c'est que la vie est un jeu. Ainsi, je pense donc je suis donc je joue.
Croire injustement qu'on fera mieux que ses prédécesseurs, encore une bêtise typique de cette période trouble.
– Intéressant. Mais quelque chose cloche. Comme tout membre de la Jeunesse qui se respecte, j'ai lu les écrits de Jibril. Je sais ce qu'est l'Objectif Suprême. Mais ce test, jamais entendu parler.
– Il a choisi le but, mais Jibril ne l'a toujours pas marqué. À croire qu'il est moins compétent qu'il essaie de le croire.
– C'est le meilleur ! Il est la lumière dans ce monde de ténèbres !
Ce Jibril, dont je n'avais jamais entendu parler, ressemble lourdement à un gourou. Cette manière irrationnelle qu'a cette fille de le défendre me met mal à l'aise.
– Évidement. Je connais le test de Jibril alors que tu n'en as jamais entendu parler. Personne ne mérite d'être adulé, il l'a lui-même écrit. Sais-tu au moins ce que l'Objectif Suprême signifie ?
L'harmonie fusionnait leurs âmes. Ils n'avaient même pas besoin de parler pour se comprendre. Leurs yeux brillaient d'avoir enfin trouvé le partenaire de leur vie. Maintenant, ils s'entre-déchirent.
– Devenir l'Être Parfait.
Ni masculin, ni féminin, ni embryon.
Ni humain, ni animal, ni végétal.
Ni ange, ni démon, ni cavalier.
Le sexe d'un enfant est déterminé dès la fécondation. Cette fille rousse récitent ces mots comme des paroles magiques. Jibril a-t-il volontairement fait cette erreur, ou sa sagesse précède-t-elle cette découverte ? Rien n'est certain.
En tout cas, il semble avoir connaissance des cavaliers de l'Apocalypse. L'arrivée de ces quatre créatures, n'obéissant ni au Ciel ni à l'Enfer, sur Terre signalera le début des hostilités. Selon la légende.
– Rien et tout à la fois. Exactement.
– Eh ben moi aussi, j'ai trouvé un moyen d'atteindre l'Objectif Suprême !
– Dis-moi.
– Tu connais la légende de Zelda ? demande la rousse.
Ma mémoire doit me jouer des tours, mais n'est-ce pas le titre d'un jeu vidéo ?
– Absolument pas.
– Pour résumer, celui qui possède trois artefacts obtient un pouvoir inimaginable. Ils se différencient par les compétences qu'ils renferment : courage, sagesse et force.
Si, j'en suis presque certaine ! Mais alors elle n'a rien inventé ? Laisser ce mensonge impuni contredit ma déontologie de médecin. Si elle prend trop ses rêves pour des réalités, cela pourrait lui être nocif. Mais une trahison de la part du corps médical le serait encore plus.
Je m'entretiendrais avec elle plus tard. Le plus important est que je reste cachée et que j'écoute.
– Maîtriser les trois à leur potentiel maximal permettrait de devenir l'Être Parfait ?
– C'est l'idée. N'en avoir que deux peut être dangereux. Quelqu'un de courageux et fort qui manque de sagesse n'est qu'un idiot. Quelqu'un de fort et sage qui manque de courage n'est qu'un lâche. Quelqu'un de sage et courageux qui manque de force n'est qu'un faible.
– Tu sais que la majeure partie des gens peuvent se retrouver dans une de ces catégories ? demande le garçon.
Eythan n'a pas l'air de vouloir les défendre. Au contraire, il fait un simple constat. Son ton est on ne peut plus neutre. Il croise les bras en attendant sa réponse.
– Au diable les gens. Se rapprocher de l'Objectif Suprême n'a rien d'aisé. Oui, ils sont sûrement idiots, lâches ou faibles. On est tous venus au monde avec le même bateau. À eux de s'améliorer, sourit la fille.
Cette fois-ci, le regard du garçon se fait beaucoup plus sévère.
– Ça m'fera jamais chialer les discours dégoulinant d'espoir. J'en ai même rien à secouer. Enchaîne, j'ai pas toute la nuit.
C'est vrai que la lune est déjà haute dans le ciel...
– Ne perfectionner qu'une seule compétence peut être bénéfique. Mais ça reste insuffisant. Le courage incarné est Léonidas de Sparte. La force incarnée est Lü Bu. La sagesse incarnée est Gautama. Ils sont tous entrés dans la légende. Mais aucun d'eux n'est devenu l'Être Parfait.
– Je vois. Ton idée pourrait fonctionner. Enfin, ça m'arrangerait qu'elle marche. Je suis libre, jeune et ambitieux. C'est un début plutôt prometteur, tu ne penses pas ?
– Je ne vois pas le rapport.
– La liberté la plus importante est celle de pouvoir faire des erreurs. Et c'est en faisant des erreurs qu'on gagne en sagesse. Je suis jeune, non pas à cause de mon âge, mais parce que je fais partie de la Jeunesse, explique-t-il.
– C'est quand même plus facile quand t'es jeune. La plupart des adultes vivent dans le mépris de leurs voisins et au mépris de beaucoup trop de sacrifices. Un anarchiste a dit un jour : « Mettez le plus grand révolutionnaire sur le trône de toutes les Russies et vous en ferez un tyran dans quelques années ». Moi je dis : « confiez le pouvoir, l'autorité et la justice à des mineurs insensibles au poison des adultes et ils transformeront l'Enfer en Eden.
– C'est vrai que beaucoup grandissent en même temps que leur amertume. L'existence du mal leur fait perdre tout espoir. Mais peu importe l'âge. Être membre de la Jeunesse, c'est savoir se lever devant les injustices. Faire front comme Rosa Parks. Peu importe qu'on soit un enfant haut comme trois pommes, un jeune adulte dans l'anarchie de l'âge ou un vétéran d'une guerre étudiée à l'école, personne n'est éternel. Mais on peut être jeune toute sa vie, si on a le courage de toujours servir la Justice. On arrête d'être jeune quand on arrête d'être courageux.
– L'ambition, ce n'est que désirer toujours plus de force. Libre, jeune et ambitieux hein ? Et comment sauras-tu que tu progresses ? Rien de tout cela n'est palpable, lui annonce-t-elle.
– Rien de plus simple. Il me suffit de comprendre la réponse du test de Jibril pour gagner en sagesse. Il me suffit de toujours servir la Justice peu importe si je dois sacrifier ma vie, mon identité ou Hélène po–
– Pour gagner en courage. Alors tu devras attendre le moment venu et sacrifier ce qui te tient le plus à cœur pour la Justice.
J'ai lu le dossier d'Eythan. Les hôpitaux par lesquels il est passé se souviendront longtemps de lui. Surtout pour ses accès de colère dès que quelqu'un se permettait de lui couper la parole. Pour garder un visage aussi serein, il doit fortement l'estimer.
– Exact. Et pour gagner en force, il suffit de devenir l'homme le plus puissant de ce monde. La première étape sur mon chemin a un nom : 971-324. »
971 quoi ? La fille esquisse un sourire entendu. De nombreuses énigmes les lient. Des énigmes à jamais hors de ma portée.
« Il se fait tard. On devrait aller dormir maintenant, histoire que le monde nous appartienne dès demain matin.
Eythan tourne le dos à sa colocataire d'une nuit. Ses pas le rapprochent de moi alors que la rousse s'agite enfin. Son visage se maquille de rouge. Elle a peur de l'avouer, mais elle a encore plus peur de le perdre si elle ne l'avoue pas.
– C'était vraim... J'espère qu... J'ai hâte de...
Les rôles se sont inversés. C'était Eythan qui semblait faible face à elle tout à l'heure. C'était elle qui le regardait d'un air las. Maintenant, c'est elle qui semble ne plus pouvoir survivre sans elle.
Eythan soupire, puis ouvre la porte.
– Quoiqu'il en soit... On finira tous par prendre le large un jour. »
Exténués face à cette société qui nous en demande toujours plus sans jamais nous laisser aucun répit. Évidemment qu'on finira tous par quitter le port sans jamais y revenir.
Eythan marche sans hésitations jusqu'au fond du couloir. Bientôt, il n'est qu'une ombre perdue dans les ténèbres. Adieu ses yeux paisibles, adieu son esprit audacieux, adieu son sourire souverain. On se reverra dans le monde de demain.
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