Chapitre 1. Longue vie au Dérèglement Climatique

Chapitre 1. Longue vie au Dérèglement Climatique

Eythan

Trente minutes. Voilà trente minutes que nous sommes privés de notre liberté et de l'accès à la connaissance. Attends, qu'est-ce que je raconte comme conneries moi ?

Non parce que les preneurs d'otages – si tel est bien leur nom puisqu'ils n'ont pas vraiment pris la peine de se présenter – nous ont pris nos montres et nos téléphones. En somme, tous les objets qui pourraient afficher l'heure. Ils ont même été jusqu'à cribler de balles l'horloge murale pour la forcer à s'arrêter. Alors comment saurais-je si cinq ou soixante minutes se sont écoulées ?

Pour la partie « connaissance » de mes pensées, ce n'est pas comme si, en temps normal, on ne nous enseignait rien qu'un pour cent de choses véridiques et utiles. Voilà plus de douze ans que je suis à l'école et peu de savoirs m'ont véritablement élevé en tant qu'individu. Aucun professeur de français ne m'a jamais partagé d'histoires enrichissantes ; les mathématiques ne m'ont pas appris la morale ; j'ai connu le sens de la beauté sans l'aide d'aucun professeur d'arts ; aucun cours d'histoire ne m'a fait vivre la facette infernale de certaines guerres et je pourrais continuer ainsi pour chaque matière. Mais en vérité, ce serait ennuyeux. Presque autant ennuyant que d'assister à l'un de ces cours.

Les intrus ont réuni et enfermé tous les troisièmes dans la salle d'arts plastiques. Sa particularité est d'avoir tous ses interrupteurs en dehors de la pièce. Hors de question donc de rallumer les lumières pour creuser un tunnel à la petite cuillère. De toute manière, l'option dînette n'existe pas dans ce collège. Aucun élève n'a de raison de venir en cours armé d'une petite cuillère.

Le noir et le silence écrasent d'une manière absolue leurs concurrents respectifs. Je pourrais presque croire à la nuit. Pourtant, aucun volcan n'est entré en éruption à proximité et je planchais sur une rédaction une demi-heure plus tôt. Le sentiment de peur qui règne sur – presque – tous les otages s'ajoute à mon impression que ce moment est propice à une partie de loups-garous. Mais M. Guido a quitté l'établissement, alors plus personne n'y joue, en son honneur.

Pourtant les autres s'amusaient bien en sa compagnie. C'est même le seul professeur qui n'était pas gêné face à moi. Il a même osé me prendre à part pour apprendre mon ressenti par rapport à ma potentielle spécialité. Mais bon, un professeur n'est pas censé divertir ses élèves. Du moins, c'est ce que devaient penser ses collègues. Lors de notre dernier cours avec lui, certaines ont gaspillé pas mal de mascara. Même si j'étais loin de m'émouvoir autant, j'ai trouvé sa mutation forcée injustifiée. Peu importe si ses cours ne nous aidaient pas pour le brevet, le niveau des deux classes de troisième est trop bas pour être relevé.

Oui parce que cette année, seulement deux classes passeront leur brevet. Deux classes remplies de quarante-deux élèves chacune. Moins n'aurait pas paru suffisant, j'imagine ? Plus aurait sûrement provoqué une révolution. Le président a bel et bien promis de baisser le nombre d'élèves par classe, mais c'est la politique : ce qui se passe pendant la campagne, reste dans la campagne.

Quatre-vingt-quatre personnes enfermées dans une pièce si médiocre, autant dire que je crève de chaud. Pour autant, je n'enlève pas mon sweat et n'en ressens pas vraiment l'envie. Le froid de ce mois de décembre pousse à profiter de chaque moment de chaleur, même les plus extrêmes. Des  jours de canicule, puis des semaines de rafales de neige en Nouvelle-Aquitaine. Si bien que le taux de professeurs absents a crevé le plafond. Longue vie au dérèglement climatique !

Et c'est en ces temps troubles que les encagoulés ont décidé de frapper. En premier lieu, il paraît évident que le moment est mal choisi puisqu'il n'y a jamais eu autant d'absents en même temps depuis des années. Mais ce serait oublier que ce collège est le seul à beaucoup de kilomètres à la ronde. En temps normal, six-cents adolescents râleurs fréquentent cet endroit cinq jour sur sept. Si les preneurs d'otages avaient frappé en mai, le collège n'aurait pas pu contenir un tel océan d'humains. Le seul collège de la région à être autant peuplé mais aussi mal desservi.

On est coupé de toute civilisation, juste relié à Occianth par une unique route. Les seuls êtres vivants que nous fréquentons habituellement se composent en deux catégories. Les arbres de la forêt étouffant le collège et les ouvriers qui arrivent à créer plus de bruit quotidiennement que six-cents élèves le soir précédant les grandes vacances. Étrangement, aujourd'hui c'est silence radio. Les preneurs d'otages doivent savoir que tous les 12 du mois, un congé général leur est offert. Leur patron doit vraiment être soucieux de leur bien-être. L'organisateur de cette intrusion doit avoir un quotient intellectuel triplement supérieur à celui des personnes qui l'accompagnent.

Ces amateurs nous parlent sans modificateur de voix et de manière trop détendue à mon goût. Peut-être que la pression leur a cramé des neurones, peut-être sous-estiment-ils l'impact de leurs actes dans ce collège, aveuglé par l'idée qu'ils ne font qu'obéir aux ordres. Dieu sait qui leur a chuchoté cette stupide excuse à l'oreille.

Deux d'entre eux se sont amusés à estimer la valeur de nos vies en fonction de nos têtes. Une drôle d'histoire. Certains se sont retrouvés affublés d'un sifflement mélangeant l'admiration et la jalousie ; d'autres intimidés par des moqueries ne s'arrêtant que lorsque les « criminels » tombaient sur un visage encore plus disgracieux. Nous sommes une petite vingtaine à avoir échappé à ces deux traitements. Ces otages-là ne possèdent ni une beauté épatante ni une drôle de mocheté.

Ce n'est pas pour autant qu'ils ne se sont pas intéressés à ma personne, bien au contraire. Le plus grand d'entre eux – le moins stable aussi – s'est permis de s'étouffer en me voyant. Une fois sa trachée dégagée, il m'a supplié d'imiter une voix robotique, soi-disant parce que « oh... Son visage ressemble comme... Comme deux gouttes à celui du Mii de base ! »

Observant mon absence de réaction, il m'a même jeté une pièce d'un euro à la figure. Comme si l'argent causait ma réticence. Mon premier et dernier mouvement physique fut de la ranger dans la poche droite de mon jogging. Mon premier mouvement logique fut de constater que je ne devais en aucun cas me lever. S'il décidait de provoquer une réponse de ma part, plutôt que de l'attendre, je devrais exposer mon corps le moins possible pour limiter la casse. Pour ce faire, rien de mieux que de rester assis.

Heureusement pour nous deux, un troisième intrus, apparemment plus sérieux, les a embarqués s'occuper d'un « problème de logistique ». Quoiqu'il se cache derrière cette appellation, ce problème m'a enlevé une belle épine du pied.

En nous quittant, les deux génies ont tenté de nous rassurer en avouant qu'ils vont demander une même somme pour chaque otage. Qu'il soit élève ou pro... Bordel rien que d'y penser, un sourire déchire mon visage. Si c'est ça le niveau requis pour devenir preneur d'otage, engagez-moi sur le champ ! On est à la limite entre la caméra cachée et le rêve.

Je critique mais ils ont quand même réussi à détendre l'atmosphère. Enfin, l'atmosphère craint moins que pendant ma rédaction, lorsque les premiers coups de feu ont retenti. Quarante des humains avec moi se préparaient à porter le deuil de leur propre vie. Le reste de la classe, exclusivement composé de Schnabel et moi, souriait ou demandait aux autres d'arrêter de se cacher sous les tables et de ne pas sauter par la fenêtre. Oui, je souriais.

Je me rendais compte que mon cœur se vidait de sentiments négatifs. Je me rendais compte que ma dernière frayeur remontait à mes huit ans. Elle m'avait surpris quelques heures avant que je rencontre ma pédopsychiatre. Bref, le passé appartient au passé.

Il y a une deuxième raison à mon sourire. Je m'amusais de la réaction de l'étrange personne qu'est mon professeur de mathématiques. Pour poser le cadre, il avait un jour passé trois heures entières à nous répéter que douze π vaut π divisé par douze. Il l'écrivait au tableau, nous le faisait copier en rouge, le réécrivait au tableau, nous le faisait encadrer, vérifiait chaque cahier avant de recommencer ce cycle infernal une dizaine de fois. C'est très long trois heures quand on n'a que cette boucle mensongère à répéter.

Après que tout le monde soit de retour sur sa chaise, il nous a expliqué que des braconniers cherchaient une mine d'or dans la forêt de Tilly et qu'il fallait continuer notre rédaction. Il surveillait le contrôle à la place de sa collègue pour monter dans son estime. Un professeur de mathématiques qui surveille un devoir de français. C'était un signe, on aurait tous dû fuir ! Même si ses explications guillotinent la logique, j'ai obéi. C'est une mauvaise habitude, je sais. Mais tant que les ordres ne me dérangent pas, je les applique.

Même si son intervention n'a aucun sens, elle a quand même calmé la plupart de mes camarades. Ces imbéciles font plus confiance à un visage d'adulte serein qu'à des coups de feu. Au final, ils auraient mieux fait de sauter par la fenêtre, quitte à se briser les deux jambes, plutôt que de se calmer. S'il n'enseignait pas ici depuis deux ans, il aurait été normal de se questionner sur son camp. Malheureusement, passer tant de temps infiltré dans un collège pour rester dans l'ombre de tels imbéciles... C'est peu crédible. Un peu comme ceux qui se pensent intelligents et imaginent que sous les preneurs d'otages se cachent des ouvriers.

Je me souviens de la carrure de celui qui vantait sa kalachnikov. Étrangement, je ne connais aucun ouvrier aussi mince. Étrangement, cette « beauté » n'a réussi à me faire ressentir ni pression ni jalousie. Je préfère avoir du bon matériel dans la tête plutôt qu'entre les mains.

Je peux me foutre d'eux autant que je veux, ils ont réussi l'exploit de me sortir de mon ennui perpétuel. Voir des Glock alors qu'on planche sur une rédaction ça déconcerte, même si ce n'est que le temps d'un instant. Note interne, penser à proposer au ministre de l'éducation une fausse mais stimulante prise d'otage entre deux cours ennuyeux.

Malheureusement, cette diversion a rapidement tourné à l'ennui et à la chaleur. Tous les humains suent quand ils sont paniqués, c'est dans leur nature. Mais lorsque le fonctionnement de notre corps a été codé, aucune structure ne pouvait complètement enfermer des humains. Trois millions d'années et des poussières plus tard, soixante-douze adolescents paniquent pour leur vie, plus serrés que des sardines. Mais au fait, pourquoi est-ce que j'emploie cette expression ? La sardine s'est éteinte avant même ma naissance. J'imagine que c'est une des nombreuses preuves qu'à part Léa et Essaim, je ne côtoie que des adultes. Les autres sont dans un univers tellement différent, centré sur leur entourage, le collège et leurs passions, que je ne leur parle que lors de travaux de groupe. Cette situation les satisfait autant que moi visiblement.

Je pose mon regard sur la principale issue de cette pièce. La porte couverte de diverses œuvres s'ouvre en laissant entrer un des intrus. Ce dernier laisse lui-même la lumière pénétrer la pièce, aveuglant tous les otages au passage. Un deuxième homme entre à son tour et désigne de ses doigts gantés un de mes camarades.

Malgré la lumière qui me brûle les yeux, je remarque que beaucoup essayent d'apercevoir les intrus qui viennent d'entrer. Cela pour diverses raisons. Par peur de mourir pour beaucoup, par admiration pour peu, ou pour alimenter la haine qu'ils cultivent à leur égard pour d'autres. Tout le monde ressent une émotion particulière face à eux. Tout le monde... Sauf moi.

Je n'ai pas le temps d'avoir peur, d'admirer des hommes aussi faibles qu'eux ou même de les haïr. La seule donnée valable à laquelle je dois prêter attention est que je suis vulnérable au changement de luminosité. Contrairement à quelques années auparavant, je suis conscient que la perfection dépasse de loin mon sens de l'observation. Une certaine personne m'a assez prouvé le contraire. Pas vrai, Marko ?

Pour l'instant, l'important est que je puisse encore deviner le premier adulte prendre fermement le bras et dégager un de mes compagnons hors de la salle. Sans avoir vu son visage, je sens qu'il s'agit d'Axel, le riche arrogant haï par les trois quarts des troisièmes. Les preneurs d'otages se sont sûrement fait la réflexion qu'en raison du célèbre empire financier que possède son père, il serait plus intelligent de ne pas estimer sa vie au même prix que la nôtre. Et à raison, entre nous.

Comment je le sais ? Mes yeux se sont finalement habitués alors j'ai pu observer que l'endroit où il était assis est désormais vide, et – indice encore plus révélateur – beaucoup de mes camarades sourient d'un air vainqueur. Décidément, ce n'est pas un collège pour les enfants de chœur. Mes parents sont à peu près aussi riches que les siens, mais mon nom de famille ne fait pas scandale toutes les semaines comme le sien. Ce doit être la première fois que j'apprécie le fait d'avoir grandi loin de la célébrité et du luxe.

Par réflexe, je détaille rapidement celui qui avait désigné Axel : il est tout habillé de noir et encagoulé, comme tous ces priveurs de liberté. J'analyse uniquement trois différences entre lui et son collègue. Il a les yeux bleus et ne porte pas les mêmes vêtements que les autres, ce qui montre encore une fois leur amateurisme. Ces détails n'ont aucun intérêt, contrairement au dernier. Cet homme possède entre ses mains un fusil à pompe.

Si on organisait un concours de tension, il gagnerait haut la main. Je peux deviner de la sueur couler le long de son dos et il se tortille dans tous les sens. Ses mains tremblent tellement qu'un expert pourrait lui diagnostiquer Parkinson.

Si le but de ces hommes est d'éliminer leur monnaie d'échange sans le vouloir, alors ils sont sur la bonne voie. Personne n'a pensé à lui dire qu'il risquait de tirer contre son gré avec ses mouvements imprévisibles ? Dans tous les cas, même un abruti comprendrait qu'il ne faut pas attirer l'attention. Sous peine d'énerver ceux qui décident de la date de notre libération ou de se prendre une balle de gros calibre, volontaire ou non.

« Ta cagoule est là pour cacher ta mocheté dévastatrice ou pour protéger ton petit minois sous conseil de ta mère ? »

Ah ! Visiblement, on n'a pas tous déduit la même chose du regard de la seule personne armée dans la pièce. Ce clash a le mérite de m'arracher un petit sourire amusé. Plus pour son audace que pour sa justesse en vérité. Évidemment qu'ils portent tous ce tissu noir par souci d'anonymat.

Ce moment ne fait qu'égayer un peu plus ma journée, alors que la personne visée, elle, trouve cette remarque bien moins drôle. Ses muscles contractés jusqu'à leur déchirure peuvent témoigner. Son regard est empli de colère, voire de haine. Ce regard est pire que l'humiliation qu'il a subie. Cet homme doit vraiment avoir un ego sans limite pour être aussi énervé. D'ailleurs, toute la rage de ses yeux est investie dans une seule et même personne. Une personne que je ne savais ni rebelle, ni masochiste, ni suicidaire. Hélène.

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