Prologue
Song : Dynasty by MIIA.
La Havane, Cuba ; 14 juillet 2019.
Roméo et Juliette.
Tels sont les noms probablement les plus prononcés par les idéalistes, par ceux qui croient en l'amour, qui ont fait de cette tragédie le symbole même de l'idylle et du sacrifice sans limites faisable au nom de ce que l'on appelle les sentiments. Jamais, au grand jamais, quiconque au XVIème siècle n'aurait pu imaginer que quelqu'un serait un jour assez cruel pour apposer sa plume sur une histoire telle que celle de nos deux martyres. Personne à l'époque, excepté évidemment le grand auteur qu'était Shakespeare, n'aurait pu avoir l'esprit assez étendu — ou tordu — pour penser ne serait-ce qu'une seconde qu'un destin aussi tragique pourrait devenir celui tant lu, raconté, admiré, et même voulu, d'un bon nombre de rêveurs.
Et pourtant, plus de quatre-cents ans plus tard, les jeunes demeuraient à eux seuls ce que chacun des cœurs de cette planète assimilait à un conte de fées. Si l'on retirait la fin. À croire que la mort était critère de qualité dans une relation durable et saine. Andrea tendait à croire que non. Lorsque ses copines tombèrent amoureuses de l'affection que Roméo portait à sa promise, tout ce qu'elle avait fait, elle, était jeter son livre à la sortie du cours en ignorant les protestations de la dame en jupe tirée qui appela son nom dans le couloir. Elle avait alors compris que non, Roméo et Juliette n'avaient pas eu une belle histoire d'amour, et que sacrifier sa vie si naïvement n'était ni beau, ni idéal.
Grandir en laissant de côté ses à-priori n'avait pas été simple, mais vous savez, vient forcément toujours le jour où vos yeux se posent à leur tour sur la personne que votre esprit attendait depuis longtemps pour vous faire finalement changer d'avis. Cette âme, cet homme, était arrivé sournoisement dans son quotidien paisible d'enfant, bien trop vite pour qu'elle n'ait le temps d'empêcher ses iris verts de se poser sur lui. Et en un clignement, en une micro-seconde, en un regard, le dramaturge et son œuvre tragique avaient été éradiqués de la mémoire de la brune, lui laissant alors tout l'espace nécessaire pour ne penser qu'à une chose : lui.
Tous les contes de fées, toutes les histoires vues et revues, tout ce pour quoi ses copines avaient un jour prié, absolument tous ces rêves-là avaient donné un autre sens à la réalité qui était la sienne quand leurs chemins s'étaient croisés. Il lui avait fallu un bout de temps, mais pas assez, pour accepter qu'elle aussi était devenue l'ombre d'une autre de ces idéalistes qu'elle avait pourtant un jour méprisées. Peut-être que l'idylle était trop beau et trop idéal pour que justement, il soit vrai. Mais dans le fond, elle s'en fichait pas mal. Avec les années, elle avait fini par accepter que son être tout entier était destiné à l'aimer, et que quoi qu'il advienne, elle n'aurait jamais rien à envier à Roméo et Juliette.
Ce qu'Andrea ignorait encore à ce moment-là, alors qu'Evan effleurait son dos en remontant la fermeture de sa robe avec lenteur, c'est que la vie avait en effet tout d'une tragédie comme le démontraient si bien les auteurs qu'elle avait passé des heures à lire. Tout ce qu'elle savait pour le moment, c'était qu'elle aimait sa vie à ses côtés, en dépit de tout ce en quoi elle croyait et qui n'avait pourtant rien de bien rose. Et tout ce qu'elle voulait, en rencontrant son regard dans le reflet du miroir de la chambre d'hôtel, c'était ne jamais avoir à dire adieu à ce genre d'instants précieux et simples.
« You look great in this dress. But you would look better if I took it off. »
Un fin sourire se dessina sur les lèvres de la cubaine, bien trop discret pour être remarqué, mais suffisamment familier pour que lui, mieux que quiconque sur cette Terre, le repère même les yeux fermés. En six ans, ils avaient dépassé le stade où ses joues prenaient cette fameuse teinte rosée au moindre compliment. C'était probablement ça le contre-coup du temps, de la routine, de la relation que l'on connaît par cœur sans ne serait-ce qu'avoir à penser à la scène qui se déroule. C'est comme ça, grâce à l'habitude, qu'elle sut avant même d'ouvrir la bouche quelle serait sa réponse et quel serait le prochain geste d'Evan.
Les yeux du jeune homme, d'un miel troublant qui avaient toujours contrasté avec le verdâtre des siens, se posèrent sur le cou de la brune juste avant qu'elle ne sente ses lèvres venir l'effleurer avec cette même douceur qu'au premier jour, toujours cette même attention, comme si elle était un morceau de porcelaine qu'il risquerait de briser en y allant trop fort.
« We're gonna be late. »
Elle lui offrit un doux sourire, attrapant alors sa main afin d'entrelacer leurs doigts et de l'attirer hors de l'établissement. Aucun autre mot n'avait été nécessaire pour qu'il comprenne. Ce n'était qu'un restaurant après tout, qu'une réservation de plus sur la liste de toutes celles que leur histoire avait connues, mais ce n'était pas qu'un simple soir. La capitale n'avait jamais été plus illuminée que lorsque les deux jeunes s'étaient mis à déambuler dans ses rues sous la lumière de la lune, des phares de chaque véhicule qui faisait crier son moteur, des lampadaires faiblards, des néons des bars et des flashs de téléphone tous les trois mètres, rythmés aux rires de groupes de touristes qui, comme eux, avaient décidé de croire que cette soirée avait quelque chose de spécial. S'ils avaient su, à cet instant très précis, à quel point ils avaient à la fois tort et raison, peut-être que les évènements auraient été différents.
Peut-être que la main du brun n'aurait jamais empoigné la sienne afin d'entrer dans ce restaurant pour y fêter leur anniversaire, peut-être qu'ils auraient choisi une autre destination pour passer leurs dix jours de vacances tous les deux, peut-être qu'aujourd'hui chacune des nuits de la jeune femme ne serait pas hantée par des cauchemars tous plus déchirants les uns que les autres. Peut-être qu'elle serait encore Andrea.
Les secondes défilèrent, aussi précieuses qu'il était possible de l'espérer, parce que tout ce dont elle avait besoin se trouvait juste sous ses yeux — et nous ne parlons évidemment pas du délicieux plat que le serveur venait de glisser devant elle. Cela doit probablement sonner niais, infect, surfait, et elle en était bien consciente. Il avait changé son monde, fait de chacune de ses journées une de ces anecdotes que l'on adore raconter mais déteste entendre, de chacune de ses nuits un film que l'on repasse en boucle en espérant le vivre un jour, de chacune des cellules de son petit corps des atomes créés spécialement pour ne jurer que par lui, encore et encore. Avant lui, tout pour elle était fade. L'école, la danse, la maison familiale, les discussions amicales, la lecture, le sommeil. Recommencer.
Que personne ne se méprenne, elle adorait sa vie — et sa simplicité d'autrefois lui manquait tout particulièrement aujourd'hui, mais il manquait cette petite chose, ce petit pourquoi, cette raison pour laquelle elle n'aurait plus à détester les conversations naïves de ses amies ou leurs rêves idiots. Il lui manquait Evan, lui et ses cheveux bruns qui lui retombaient imperceptiblement sur le front, lui et ses plaisanteries débiles, lui et sa détermination et force à toute épreuve qui vous donnent tout simplement envie de conquérir l'univers à condition que ce soit à ses côtés. Cet idylle-là, ce tout dans un rien, ce tout qui se tenait juste sous ses yeux et qui dégustait calmement son plat local.
« Last night », la voix de la brune brisa le silence jusqu'ici interrompu uniquement du brouhaha environnant et des couverts qui tintent.
Dans leurs regards nostalgiques, on pouvait déjà lire que cette ville leur manquerait, mais encore davantage, les souvenirs qu'ils y avaient créés et qu'ils n'oublieraient jamais.
« Did you like it? »
Les yeux pétillants, Andrea prit quelques secondes pour détailler ses traits et les imprimer dans chaque parcelle de son cerveau, avant de hocher doucement la tête. Ce qu'il ignorait, c'est que c'était lui qui avait fait de ce séjour tout ce qui aurait pu lui plaire ici. Mais ça, elle ne lui dirait évidemment pas, et il n'avait pas besoin qu'elle ouvre la bouche pour le savoir. C'était eux ; deux êtres un peu paumés, un peu foutus, un peu bêtes parfois, et surtout très fiers et solitaires, mais que le hasard avait réunis lors d'un cours de danse auquel elle avait failli ne jamais aller ce jour-là, douze ans auparavant.
Avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit ou répondre à sa question, son téléphone l'arracha à ses pensées silencieuses, la sonnerie stridente venant résonner à leurs oreilles comme un réveil indésiré, lui provoquant une légère grimace. La photo de sa mère s'afficha à l'écran, et comme dans la plus grande finesse d'esprit habituelle du jeune homme, il ne lui laissa même pas le temps de bouger d'un millimètre afin de couper l'appel, qu'il prit la parole de sa voix rauque qu'elle adorait toujours plus au fil du temps. Il savait, d'un simple regard, chacun de ses faits et gestes à venir, et n'avait pas besoin d'un traducteur pour lui faire comprendre qu'il était inconcevable qu'elle ne réponde pas à celle qui les avait tous les deux élevés.
« Don't you dare. Tell her I miss her and I can't wait for her to take her annoying daughter back. »
Dans un rictus des plus hypocrites et provocateurs, accompagné de son joli et fin majeur présenté à un Evan à deux doigts d'éclater de rire, son autre main attrapa l'appareil et par la même occasion, la seule et unique possibilité d'être reliée à sa mère qui se trouvait à des heures d'avion. Ce qui suivit se passa beaucoup trop vite pour qu'elle n'ait le temps d'y comprendre quoi que ce soit. La sonnerie disparut, laissant place à des cris qui pourraient faire pleurer un sourd. Rien, absolument aucun autre son, n'avait autant secoué Andrea en dix-neuf ans d'existence. Ces cris-là vous font sentir votre cœur s'arrêter, vos membres trembler, votre boîte crânienne exploser. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les sons ne s'atténuent pas avec l'adrénaline et la peur. Ils furent amplifiés.
Alors qu'Evan la plaqua au sol sans hésiter une seule seconde afin de faire barrière de son corps sur le sien, elle aurait pu jurer que tout était exacerbé. Ses cinq sens se trouvaient en ébullition, chacun d'entre eux se raccrochant à la vie et à tout ce qui pouvait bien se dérouler dans cette petite salle dans laquelle les ampoules venaient toutes d'exploser. La vue se raccrochait aux lumières, aux ombres, à tous ces clients qui riaient autour d'elle il y a encore une minute et qui se jetaient désormais au sol. L'ouïe, aux hurlements et aux assiettes se brisant près de leurs visages. L'odorat, à la sensation désagréable de sentir du bois fumé mélangé aux repas et à l'odeur de sueur émanant du monde agglutiné dans un coin. Le toucher, au parquet chaud sous ses doigts, et au poids d'Evan sur elle. Le goût, au sang s'accumulant sur sa langue alors que la peur venait de lui coûter l'intérieur de sa joue.
Cela avait bien pu durer une seconde, comme une heure, elle n'en savait rien. Tout ce qu'elle savait, c'est que la chaleur de la corpulence de l'argentin, beaucoup plus large que la sienne, l'empêchait de faire l'erreur de se lever et de fuir ces lieux. Alors elle attendit, une seconde ou une heure, de ne finalement plus rien sentir sous le poids d'Evan. Mais quand il fut brutalement retiré, une chose était sûre : elle aurait préféré que ce ne soit pas le cas. La seule chose dont elle se rappelle, excepté de la douleur déchirante irradiant de son cuir chevelu lorsque ses longs cheveux furent empoignés afin de la soulever du sol par un de ces criminels qui avaient fait irruption dans le restaurant, c'est de s'être dit que Juliette avait bien de la chance d'être morte paisiblement, au moins.
« Get up! »
La rage qui coulait dans ses veines aurait sans doute pu brûler quiconque aurait essayé de l'approcher de trop près, et c'est peut-être pour ça que l'homme baraqué et au parfum piquant les narines la jeta en avant sans scrupules, l'envoyant alors valser près de la dizaine d'autres personnes effrayées et recroquevillées près du bar. Ce n'est qu'à ce moment-là que la brunette réalisa qu'un liquide chaud coulait sur sa pommette, et que la brûlure sous son œil ne devait sûrement pas être dûe aux larmes qui menaçaient de dévaler ses joues, mais bel et bien au bout de verre qui s'y était incrusté quand Evan l'avait empêchée de finir empalée sur un débris encore plus grand. Puis une autre pensée la frappa alors, son cœur battant à mille à l'heure contre ses tempes sans qu'elle ne soit capable de connecter les pièces du puzzle. Si ce jour devait être le dernier, elle ne comptait pas garder comme ultime souvenir ce moment-là — les cris, les pleurs, le sang, la peur.
Et juste comme ça, son être tout entier dirigea son attention vers la sécurité, vers ce qu'il connaissait et avait de plus cher, cherchant alors des yeux cette masse de cheveux châtains ondulés, ceux dans lesquels elle avait fait courir ses doigts des millions de fois. Mais encore, les événements, qu'elle pensait pouvoir se calmer s'ils restaient tous sages après avoir compris qu'il ne s'agissait que d'un braquage, se déroulèrent bien trop rapidement pour qu'elle puisse réagir.
Evan, un écrin en velours sous la table où ils étaient installés il y a encore un instant et vers laquelle il se dirigeait, un coup de feu qui l'en empêcha, son corps qui s'effondrait, la mare de sang, et les cordes vocales d'Andrea qui se déchirèrent. À cet instant, elle aurait bien pu mourir dans la seconde ; le danger n'avait plus aucune espèce d'importance à ses yeux. Il ne lui fallut pas plus d'un battement de cil pour se jeter quelques mètres plus loin et se retrouver agenouillée près de l'amour de sa vie, qui menaçait de l'abandonner d'une seconde à l'autre dans ses bras.
« Ev'. I'm warning you, you have NO RIGHT to leave me. Not here, not like that. You hear me? »
Elle ignorait s'il avait entendu sa voix tremblante, ou même si elle avait bel et bien prononcé ces mots. Ses oreilles bourdonnaient, et aucun de ses sens n'avait jamais été aussi mort qu'à cet instant. C'est peut-être parce qu'une partie d'elle s'effaçait un peu plus à chaque seconde qui arrachait Evan à ce monde, ou peut-être parce que le conte de fées venait de lui exploser en plein visage. Littéralement. Retirant par la même occasion à son monde à elle, tout ce qui le constituait.
« Ricci. Look at me. »
Elle ne ressentait plus rien. Ni ses mains qui compressaient sans même s'en rendre compte sa plaie béante, ni les perles salées qui brûlaient à en hurler la blessure sur sa joue, ni le plomb qui clouait son corps au sol en immobilisant chacun de ses muscles, ni ses poumons comprimés qui laissaient difficilement passer l'air, ni les doigts du corps presque sans vie qu'elle serrait contre elle qui essayaient tant bien que mal d'attraper sa main pour y glisser la petite boîte qui aurait pu contenir leur idylle, dans une autre vie, dans un univers où Shakespeare aurait tort et où tout ne se résumait pas à la douleur et à la souffrance.
« Thanks Morgan », fut tout ce que sa voix faible et brisée parvint à prononcer avant que sa poitrine arrête de se soulever à rythme régulier et que la jeune femme ne puisse plus sentir son pouls sous ses doigts empreints de son sang.
Le dramaturge avait raison. Et juste comme ça, Andrea Morgan venait de disparaître à tout jamais, laissant dans la ville de La Havane tout ce qui faisait qu'elle était elle, y compris le corps sans vie d'Evan.
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