65. Déception
« J'ai slalomé entre
Bien et Mal
Entre Connard et Bien aimable
Entre désirs d'être Humain et Animal»
Lorage, Châteaux de cartes
Le cœur éperdu, je sentais doucement mon esprit se détacher de mon corps, plongeant dans les méandres de l'oubli, mêlant la perte à l'inconscient. Les paupières closes, je tentais de réaliser l'irréalisable. Poursuivie par des démons plus proches qu'ils n'en paraissaient, par le passé de mon frère, par la souffrance que j'avais causée, par le mal planté à mon passage. Mais ce que j'affrontais en cette nuit, à cet instant précis, dans ce sanctuaire plus ancien encore que les titans eux-mêmes, remontant au temps des dieux primordiaux, à la naissance d'Éros...
Je le niais. Je souhaitais m'envoler au loin, rejoindre le monde des rêves, mais cette paix ne m'était pas accordée, jamais. Et planter un poignard dans mon cœur ne serait pas l'échappatoire, et j'ignorais s'il en existait un dans un monde où tout s'effondrait.
Le toucher chaud de ses doigts qui se posèrent de part et d'autre provoqua un léger mouvement de recul, et son pouce vint essuyer l'unique larme solitaire qui avait coulé. Une dernière preuve de ma présence dans ce monde obscur. Présence que je ne souhaitais pas, préférant rester entre deux frontières, et ne jamais dépasser la limite des ténèbres et de la lumière.
Appréhendant le contact qui suivrait, j'ouvris avec crainte les yeux pour les plonger dans les plus beaux aux mondes, aux nuances vert vif et aux bleues glaciales. Ces teintes où j'aimais m'y noyer, et qui de leur tromperie, avaient su me berner. Telle une plainte de supplication, j'entrouvris mes lèvres fissurées pour laisser s'échapper mon souffle brumeux, encore empli de l'espérance de mettre un terme à mes tourments.
– Dis-moi que ce n'est qu'un malentendu.
– Je suis désolé, fut son unique réponse, détournant un court instant le regard pour les poser sur un arbre.
Ses feuilles délicates aux nuances faiblement rouges, mais tombantes sur le sol devenant poussiéreux par les vestiges d'une vie passée, se préparant à l'hiver tenace et destructeur, amenant avec lui la mort des faibles. Un pâle reflet, une vérité ignorée.
– C'est faux, affirmai-je sans m'abandonner encore aux larmes, me sachant proche de la cascade qui tomberait jusqu'au gouffre si profond qu'il accueillait cette masse colossale d'eau.
– Non, c'est la vérité, me contredit-il d'une étrange douceur à mes oreilles qui ne me convainquit pourtant pas, me poussant à m'accrocher à mon espoir.
Car cela paraissait irréel. Je pensais la fin proche. Elle devait l'être, tout devait se résoudre. Ce n'était pas réel, rien ne l'était.
– Non. Ce n'est pas vrai, rien n'est réel, persistai-je, ajoutant d'une évocation inconsciente la nuit entière qui n'avait cessé d'abattre ses flèches sur mon corps, désireuse de m'enterrer à jamais sous terre, devenue cendres.
– C'est moi, Artemis, c'est bien moi.
Les paroles entravaient ma gorge, refusant de s'enfuir, se sachant inutiles, car de simples mots d'une déesse ne changeraient en rien le cours de l'univers. Certains faits étaient ainsi. L'être était inchangeable, la vérité intransformable et le destin incassable.
Je permis à quelques larmes de couler en silence, fermant les yeux dans l'espoir de fuir les images aux traits précis qui atteignaient mon esprit, frappant aux portes du refus pour qu'il ouvre son portail, offrant l'accès à l'acceptation du monde qui nous entourait. Mais rien n'était vrai, je le refusais.
Ils ne pouvaient pas former une seule et même personne, ces noms si différents aux évocations diverses ne pouvaient appartenir à un même être craint par tous, dissimulé ces années durant, appartenant à une prophétie obscure et haïe. Un malentendu, cela ne pouvait s'avérer vrai, pourtant, doucement, pas à pas, la vérité trouvait un chemin en moi laissant en suspension le mot impossible.
Il posa son front contre le mien, permettant à nos souffles se mêler et je le sentis fermer lui aussi les yeux qui devenaient humides, tout aussi égaré que moi dans ce labyrinthe de ronces que fût notre destin, éternellement croisé. Son odeur m'enivrait, appelant les souvenirs de qui il avait été, ressurgir, de qui il était, jaillir, et une énième niaison s'échappa d'entre mes lèvres, noyée dans un sanglot étouffé.
– Calme toi, c'est moi, tout est réel, tenta-t-il d'une voix qui se voulait rassurante, mais bien qu'il fît de son mieux pour avancer en douceur, mon cœur rouge tambourinait contre ma poitrine.
Il éveillait les blessures à la surface de mon épiderme autrefois d'un teint hâlé et pur, devenu livide par les morts causées. Désormais tâché de sang séché qui formait des croûtes telles les peintures anciennes des grottes.
– Je refuse, coupai-je, catégorique. Tu ne peux pas être lui ! m'exclamai-je sans pour autant reculer, fuir, partir au loin et changer de vie bien que ce soit ce que je souhaitais, poser une pierre de sacrifice sur mon tombeau, du moins, je le pensais.
– Qu'y a-t-il de différent entre Fenrir et Hippolyte ?
Cette question d'une simplicité étonnante ne trouva pas réponse. Tout, rien. Confuse, je sombrais doucement dans ce mélange homogène qui ne me permettait pas d'entrevoir ne serait qu'une facette de ces années pour me mener sur le chemin de la raison. Un maelstrom en moi chamboulait mon monde bien plus que cette guerre qui me perdait moins que cet homme à qui j'avais accordé ma confiance, ma protection, mon affection, mon amour. Et qui tel un ancrage, m'avait épanoui et écouté.
Je ne parvenais pas, je ne pouvais pas le dissocier de ce deuxième être peint par les légendes. Celui que tous avaient murmuré qu'il revenait pour me tuer. Une vision apeurée et enfantine d'un passé que je pensais enterré sous terre aux côtés de tout ce que je souhaitais oublier, mais qui pourtant me poursuivait, me hantant la nuit de ses démons. Qui était réellement l'ennemi ?
– Pourquoi ? murmurai-je d'une voix brisée et inaudible, lui jetant une rapide œillade avant de fixer le sol et ces herbes qui se mouvaient à peine, claires et neuves, douces au toucher, accueillantes, tendant leurs brindilles pour accueillir mon corps épuisé. Tu es blessé, remarquai-je, posant mes yeux sur la plaie que je venais de causer, sanglante dont la surface semblait brûler sa peau, formant des veines noires autour.
Cette question n'était que désireuse de s'échapper un court instant de cette réalité, préférant rester dans une illusion. Celle qui le dissociait, qui faisait de lui le mortel que j'avais protégé.
– Ce n'est rien, regarde-moi, dévia-t-il à nouveau mes pensées pour que je me concentre sur ce fait que je fuyais, mais je ne lui obéis pas, je n'étais pas prête à le voir en face, préférant répéter ma question.
– Pourquoi ?
– Je ne voulais pas te perdre, je ne voulais que rien ne t'arrive. Je suis tombé amoureux de toi, je t'aime Artemis, me confia-t-il d'une voix sincère, et je lui répondis d'une voix brisée des paroles mutuellement blessantes tout en l'affrontant du regard.
– Tu n'es pas le seul à être tombé amoureux, mais j'aurais préféré juste t'aimer, car lorsque nous tombons nous nous faisons mal. Souvent, cette chute des cieux brise en mille morceaux, ne laissant que des fragments. Bien plus que la véritable de laquelle nous pouvons nous relever, car elle ne touche pas le corps, mais l'âme. Tu m'as fait ressentir ce qu'était l'amour, ce qu'était cette puissance primordiale, ce que chante Éros aux êtres du monde. Les liaisons, avant même que le dieu primordial ne la trouve et que les légendes ne s'enflamment. Elle lie, entraînant les êtres dans leurs chutes éternelles. Perdant dans les méandres du labyrinthe temporel empli de souffrances d'un amour que j'avais désiré autant fuir que de vivre avec ce qui m'habite. La passion n'est pas toujours une force, mais une destruction de la vie, damnatrice. Ce fut une erreur, avouai-je, concluant les mots, souhaitant fracasser avant que ce ne soit moi qui subissait. Je regrette mon choix.
Les paroles avaient résonné dans la clairière, tels des chants funèbres que j'avais chantés comme si je l'avais répété en moi pour me préserver sans jamais y parvenir. Les larmes torrentielles coulaient le long de mes joues, prenant conscience de mes aveux, et ses yeux perlèrent.
Pourtant, je ne pouvais pas reculer, car j'y avais goûté avec plaisir, désireuse de jouer avec le feu, d'enfreindre les règles et de vivre sans refus. Le regrettai-je réellement comme l'affirmaient mes mots ? Ce qui était certain était que j'étouffais sans pour autant manquer d'air, avalant par goulées, éveillant mon âme doucement sans que je ne sache que penser de l'histoire. J'avais imaginé toute sorte de fins, mais pas une qui nous toucherait de la sorte.
– Je t'en prie, ne dis pas cela.
– Pourquoi ? répétai-je, haussant le ton. Pourquoi !
Je fermai les yeux une fois de plus, je ne voulais pas faire face à cette réalité que je ne comprenais pas. Un pas en arrière, une tentative de fuite, mais docilement, il me retint, encerclant mes bras souillés de sa main ferme, me maintenant proche de lui, m'empêchant de fuir.
– Menteur, manipulateur, escrocs ! m'emportai-je dans des cris tout en frappant son torse pour me libérer de son emprise, mais il ne répliqua pas, bien au contraire.
Il m'attira à lui sans oser me prendre dans ses bras, encaissant mes coups puissants. Silencieux, muet, acceptant ma rage, comme s'il était conscient que cet instant arriverait, et que de sa simple présence il souhaitait me rappeler qu'à la fin, nous serions tous les deux encore là.
– Tu m'as menti, espèce d'égoïste, d'égocentrique. Stupide, menteur ! Tu m'as trompé, sanglotai-je. Menteur...
Je m'agrippai à ses bras, enfonçant mes ongles dans sa chair pour qu'il me lâche, et j'éclatai en pleurs, craquant dans ses bras et lui montrant le résultat de ses crimes, lui offrant ce plaisir. Je me maudis. Lui resta muet, accueillant mes foudres coléreuses, et attendit un instant avant d'effectuer un geste docile. Ses doigts vinrent mettre mes cheveux en arrière, dégageant mon visage baigné de larmes et agressif contrairement à son geste. Une patience bien étrange.
– Regarde-moi, s'il te plaît. Ouvre les yeux.
– Non.
– Artemis, tu es en droit, sache-le, mais je t'en supplie, ne me rejette pas.
– Non, attends, ne pus-je m'empêcher d'ajouter.
Je n'étais pas prête, le temps me manquait, mais il ne me serait pas accordé. Il posa une main sur ma joue, m'incitant à ouvrir enfin les paupières sans pour autant le regarder en face, fixant son pendentif à tête de loup brillant dans la nuit des nuances de ses iris. Il s'approcha doucement de moi, comme s'il allait m'embrasser, et il comptait bien déposer un baiser sur mes lèvres. Ses intentions m'éveillèrent.
J'esquivai, et, avec rage, abattit ma main sur sa joue tout en lui hurlant de ne pas me toucher. Le bruit de ma gifle retentit à travers la clairière, brisant le calme paisible de nos échanges nostalgiques d'une vie emplie de secrets. Et je regrettais de ne pas avoir replié les doigts pour voir son sang couler.
– Je la méritais celle-là, ne put-il s'empêcher de murmurer pour lui-même, mais je l'entendis.
Le percevant désemparé, je ne réfléchis plus, et la colère impulsive m'habita. Précise, je saisis mon poignard que je glissai au creux de son cou, provoquant un mouvement d'effroi chez mon ennemi mortel. La colère bouillonnait dans mes veines qui enflammaient mon regard, le foudroyant, lui, qui m'avait manipulé, et moi, naïve, qui était tombée dans ce piège mortel.
J'étais prête à frapper de mon courroux le monde entier qui s'était joué de moi, dont lui, celui en qui j'avais accordé ces dernières lunes toute ma confiance, bien plus que mes sœurs qui m'avaient délaissée, de mon frère qui m'avait tourné le dos.
C'était fini, j'étais lasse d'être la proie de tous dans les sombres rues des complots. J'étais reine du monde sauvage, des frontières entre les bois et la civilisation. Chasseresse au crépuscule et à l'aube, déesse du croissant de lune dont la nuit était mon jour. Je devais être la prédatrice, et je le serais.
– Artemis, que fais-tu ?
– Il est temps d'en finir, tu mourras ce soir, déclarai-je, la voix devenue animale.
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