46. Famille (partie 1)
« Everyone wants
Happiness
No one wants
Pain
But you can't have a
Rainbow
Without a little
Rain»
Il y a bien longtemps...
Dans un soupir étouffé, je sentis l'air de mes poumons s'échapper d'entre mes lèvres tandis qu'une servante tirait avec force sur les lanières de cuir pour serrer mon corset de métal avant de faire un nœud dans la souffrance. Je me retins d'émettre la moindre remarque emplie de rage. Elles n'étaient pas en train d'entraver ma liberté rêvée, du moins directement.
Je repris difficilement mon souffle, mais uniquement quelques faibles goulées d'air s'échappaient d'entre mes lèvres, suffisantes pour me nourrir. Je lâchai la colonne colorée de rouge, bleu et noir sans pour autant me retourner, fixant la peinture. Les femmes silencieuses s'activaient pour me vêtir d'une manière qui me déplaisait par sa lourdeur. Contrairement à Aphrodite assistée par les Heures, je ne parvenais pas à me délecter de la toilette douce du matin.
Ni même du doux vent par les serviteurs qui, vêtus à la minoenne de leurs plumes, tentaient de me rendre la vie plus agréable. Leurs plateaux de fruits étaient restés emplis. Je n'avais pas pris une bouchée, et les jeunes hommes jetaient des regards paniqués aux femmes. Ils me craignaient.
Ces esclaves étaient nombreux, des mortels offerts à une divinité et à un temple par les familles qui ne savaient pas qu'elles serviraient d'une manière différente que l'encens. Quant aux jeunes hommes, ils étaient tout autant habitués à servir les femmes nobles. Aucun de ces jeunes ne m'appréciait.
Les nouvelles et uniques dames de compagnie semblaient être les seules à ne pas me haïr pour ce que j'avais provoqué. La guerre des forêts, la fin de notre alliance avec Asgard, et donc le nord. Vanheim tout comme l'Hyperborée se préoccupaient peu des alliances, et leurs voisins de Jotunheim bien que lointains, leur importait bien plus.
Je ne m'en souciais pas, j'avais des frères. Ils me suffisaient pour ne pas détruire les murs dans l'espoir de m'échapper, ils me résonnaient également par leur simple présence. J'avais provoqué une guerre par mes envies sauvages, une autre tuerait tant d'innocents que je ne pouvais pas me le permettre. Du moins, l'odeur ne m'avait pas encore atteinte et nul ne m'avait outragé. Pour l'instant, j'acceptais tout sans me plaindre à voix haute de peur de plonger le monde dans un nouveau chaos, d'en payer le prix, et de faire souffrir mes frères. Et l'empereur avait fait en sorte de m'enfermer dans leur prison, non pas uniquement physiquement, mais mentalement.
Dans cette pièce, j'étais pourtant maîtresse et j'avais le droit de le montrer. Le lieu où je pouvais voir l'horizon et laisser libre cours à cette envie de m'élever couler et emplir de ses effluves odorants et dominateurs les murs parcourus de fresques sauvages.
Le tissu de ma robe fut enroulé autour de ma poitrine avant d'être attaché par deux épingles d'or et de pierres précieuses. D'une manière élégante, délicate, mais surtout aussi royale que mes sandales d'or.
Je me dirigeai vers un tabouret de bois recouvert de feuilles éclatantes de leur doré étincelant. Les pieds taillés en forme de patte de lion reposaient sur le sol de marbre. Le miroir face à moi, du bronze lisse me renvoyait mon reflet et ma chevelure qui se coiffait. Elle était relevée en un chignon dans lequel une tige en forme de rose y fut glissée. Du khôl noir entoura mes yeux, me donnant des airs félins et dangereux. Je fus satisfaite qu'elles suivent mes ordres et le fit savoir. Le travail finit dans un hochement de tête suite à mon claquement de doigts.
Toujours dans le silence, je me levai et d'un regard, les gardes ouvrirent dans un grincement silencieux les portes d'un bois foncé de mes appartements dont les arabesques recouvraient la surface. Ils rappelaient les éléments des mondes.
La tête haute, je ne la baissais devant personne mise à part mon père que je craignais. Aussi fugaces que les pattes d'une louve, mes pieds se déplaçaient le long du couloir de cette aile du palais réservée aux femmes et déesses mineures en particulier. Cela empêchait les divinités de trop se mêler et par leurs folies, perdre l'élégance fine en devenir qu'était notre empire grec. Il imposait ainsi la figure patriarcale de mon père qui avait même cessé d'écouter sa mère, elle qui dirigeait bien plus aux côtés de Cronos qu'Héra qui cherchait un moyen de faire entendre sa voix à Zeus.
La Crête s'en échappait encore, le présentant comme l'enfant au coq. Les achéens avaient fini par ôter le droit aux femmes de certaines activités, les tournants au plaisir de l'or. Nous restions aussi égalitaires que les Hittites ou Égyptiens, mais tous savaient désormais sur quelle tête était déposée la couronne, et vers qui se dirigeaient les prières. La mère était morte, et seuls les barbares la priaient encore.
Me talonnant, mes deux dames de compagnie arrivées il y a six lunes déjà me suivaient comme des ombres. D'origine barbare, je les avais tout de suite acceptées à mon service personnel, elles m'avaient impressionnée dès le premier jour. Miroir l'une de l'autre, elles et moi semblions être faites pour nous entendre. Je leur avais accordé ma confiance bien que Phoebe et Skotia ne connaissaient pas notre empire. Seul leur sang semblait les y lier.
Davantage de portes, cette fois-ci dorées, s'ouvrirent, me laissant entrer dans le jardin à ciel ouvert entouré de colonnes bleues et de fresques de dauphins au gré des vagues, dansant entre les écumes. Les femmes murmurèrent à mon entrée, des rumeurs à mon sujet, une déesse mineure différente des autres. Je les ignorai, traversant la salle d'un pas royal sans baisser le regard, ni même le leur en accorder un.
Je m'assis tranquillement face à mon métier à tisser sous les regards de mes tantes, ceux d'Aphrodite et celui d'Athéna. Il me fut étrange de les rencontrer de si bonne heure en ce lieu qui rassemblait des divinités sans importance comme certaines nymphes qui s'amusaient dans une fontaine avec des satyres. Ou encore des immortelles inconnues dont la fonction n'était qu'une personnification humaine et aux instants aussi éphémères que le souffle léger du vent lors d'un calme paisible de printemps.
Je saisis, sans la moindre question à leur attention, mais avec des mains tremblantes depuis le matin, ma quenouille avant de me tourner vers mes dames de compagnie et de les inviter à s'asseoir auprès de moi. La jeune fille aux yeux violets déclina mon offre, exprimant son désir de rester debout, parlant pour elle et son amie bien plus timide qui préférait garder les lèvres scellées.
Je n'insistai pas, et de mes mains expertes, continuai mon tissage, cet art qui me détendait dans mes pulsions. Il m'avait été enseigné par Athéna elle-même qui me transmit ce passe-temps qu'elle aimait tant à ces moments où sa présence sur terre n'était pas nécessaire.
La vie éternelle qui ne se ternissait jamais amenait aux divinités de se plonger dans leurs fonctions le cœur léger, l'enseignant et le perfectionnant, le maîtrisant et l'étudiant. Tout en profitant, sachant qu'elles faisaient partie de nous et nous d'elles. Une divinité, une fonction pour chaque empire d'immortels dédié à chaque civilisation. J'ignorai la déesse que j'étais. Mon père ne m'avait pas encore désigné.
Concentrées, mes mains effleuraient les fils, s'emmêlant autour de la pelote fine, fronçant mes sourcils qui sentirent couler une goutte de sueur. Nerveusement, j'effectuai cette tâche, l'esprit emmené ailleurs, dans des pensées divinatrices. Un sentiment sombre dont l'ombre se dessina sur mon tissage telle la main de l'une des moires qui faisait trembler mon cœur et le bois qui soutenait mon œuvre devenue écarlate.
– Artemis ? me sortit de cette illusion Héra d'une voix inquiète.
– Je vais bien, lâchai-je, observant les fils qui s'entortillaient autour de mes doigts et du bois sans pour autant avoir épousé la surface lisse de mon tissage presque achevé.
– Tu es nerveuse, me confirma Déméter, me jetant un regard tout comme ses sœurs avec des yeux qui semblaient observer une enfant destinée à son destin si proche que le gazouillement des oiseaux caressait l'oreille.
– Je ne sais pas s'il me plaira, vieux ou jeune, prince ou roi, rustre ou aimable, mortel ou immortel. Je sais que mon père me l'a choisi pour époux, tout comme toi Aphrodite il a choisi Héphaïstos, et refuser n'est pas un choix, même si je préfère l'avoir. Je ne souhaite pas d'époux, vous le savez. J'espère toutefois que mon père a su ce qu'il fit, ajoutai-je, leur lançant un regard appuyé, mais aucune ne me répondit, me fuyant même.
Mis à part Aphrodite et Athéna vers lesquelles je me tournai, sachant qu'elles pourraient parler.
– Nous n'en savons pas plus que toi, ma sœur. Zeus ne nous a rien révélé.
– J'espère que Zeus a pensé à la vie de ce pauvre jeune homme, parla la déesse de l'amour, fille d'Ouranos et de l'écume, attirant les yeux interrogateurs.
– Explique-nous, demanda Athéna.
– Je t'en prie, as-tu vu comme ses deux frères si protecteurs gardent un œil sur notre chère Artemis, et ce qu'ils sont devenus ? S'ils ne l'aiment pas, ou qu'il se porte mal avec leur sœur, ce fiancé ne durera pas bien longtemps. Et je plains Zeus pour les explications qu'il devra donner à la famille du défunt, plaisanta Aphrodite d'un rire haut perché qui m'ôta un gloussement.
Ils m'avaient prévenu la veille. Ils n'hésiteraient pas à dire leur mot et me firent la leçon, m'agaçant et me rassurant. Toute femme avait besoin d'hommes pour la protéger, un père que je n'avais jamais eu, remplacé par un grand frère. Ainsi qu'un frère qui était ma moitié par notre lien de jumeau, inséparables, même par Oarion et mon mari, dans mon cas, bien que pour d'autres, elles se voyaient libérer de cet homme en plus. Souvent remplacé par un ami. Et cela allait de même dans le sens contraire, toujours, surtout après m'avoir promis de me fournir des armes au cas où, sous-entendant le miel de la nuit.
Mes frères, ils me laissaient une liberté bien trop abstraite à mon goût, prenant leur rôle trop au sérieux à certains instants. En particulier lors de mes sorties sur terre, me promenant tranquillement, m'empêchant d'approcher le moindre jeune homme, et Apollon n'hésitait pas à les menacer sous l'approbation d'Oarion.
Sauf lorsque j'étais avec les autres femmes, Apollon ne me quittait jamais d'un pas, depuis que nous étions enfants. Mais je faisais de même et le blâmer serait incohérent. Je ne valais pas mieux lors de mes colères pour protéger mon jumeau, bien que plus rares que les siennes. J'étais consciente que je serais plus facilement punie, et qu'Oarion recevrait les coups. Je ne pouvais pas me montrer aussi protective, et je sentis les flammes brûler mon cœur.
Ce n'était plus une question de famille, mais du rôle que m'attribuait Zeus, et mes frères avaient eux aussi des frontières à ne pas dépasser malgré leurs efforts pour me les faire contourner. Et la dernière fois, j'avais perdu l'amitié d'une famille devenue rapidement chère à mes yeux en moins d'une journée.
Les souvenirs de nos sorties dans les jardins me revinrent, ces instants où la façade de noblesse tombait en poussière. Ces moments où n'étions plus de sang royal, mais des jeunes qui apprenaient l'art de la maîtrise des armes pour qu'un jour, nous soyons capables de nous protéger. La liberté sauvage, le tir à l'arc et la course. L'habilité d'esquiver, et tant d'activités qui ne faisaient plus de moi une déesse mineure, mais une immortelle puissante.
– Espérons, souffla enfin Hestia d'une voix chaude, me ramenant de mes pensées.
– Il ne faut pas t'inquiéter. Il est normal de se comporter ainsi.
– Athéna, tu n'as jamais été mariée, comme sais-tu cela ?
– Il est vrai, et je ne le souhaite pas l'être. Je le déduis, tout simplement.
Un sourire illumina mes lèvres, et leurs paroles m'avaient apaisé malgré tout. Je ne pouvais pas oublier que mes frères seraient là, pour me protéger comme ils l'avaient fait, mais également pour me laisser la liberté. Ils avaient toujours fait preuve d'une confiance aveugle envers moi, tout comme moi envers eux. J'étais leur sœur qui n'avait jamais grandi, et qui ne le ferait jamais. Pour Apollon, j'avais le même regard porté sur lui. Un jeune homme irresponsable qui resterait jeune, bien que ses grandes colères pouvaient lui rendre sa figure de divinité puissante et crainte.
– Princesse Artemis ?
Je relevai les yeux de mes mains mortes pour fixer une servante inconnue à mes yeux. Les cheveux frisés, la peau olive et les yeux sombres, elle effectua une petite révérence qui fit voler quelques mèches. Elle ne devait guère être âgée.
– Vous êtes attendue, me précisa-t-elle, soulevant mon cœur jusqu'à ma gorge, laissant difficilement l'air passer.
– Restez ici, ordonnai-je à Skotia et Phoebe qui bien qu'incertaines, ne s'opposèrent pas. Menez-moi à mon père, m'adressai-je ensuite à la servante qui me fit signe de la suivre.
Sans un regard en arrière, je quittai la salle ouverte sous les yeux pesants de mes tantes et amies. Les colonnes colorées des jardins mêlées aux palais de grandes pierres de marbres se succédaient sous le soleil éclatant. Je déglutis, sachant qu'à quelques murs se trouvait mon avenir.
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