35. Musique

« Music gives
A soul to the universe,
Wings to the mind,
Flight to the imagination
And life to everything»

Le froid perçait les pores de la peau, s'engouffrant à travers les veines bleutées jusqu'à s'emparer de la chair attendrie par cette glace qui la maîtrise, lui laissant le passage aux ossements. Cette sensation hivernale aussi liquide que l'eau qui trempait mes vêtements devenant collants à ma peau, me suffoquant, m'ôta de mes rêves noirs.

J'ouvris les yeux, me redressant soudainement, la bouche ouverte, cherchant des gorgées d'air tandis que je me sentais trempée, les cheveux dégoulinants d'eau, et les oreilles martelées par leurs rires qui envahissaient l'espace.

Je clignai à maintes reprises des paupières, laissant les contours du monde se matérialiser, chassant mes démons de leur lumière matinale. Je découvris une chambre que je reconnus. Les coupables se tenaient face à moi, éveillés à m'en donner la nausée, étouffés par le rire qui jaillissait tel un torrent de leurs lèvres.

Skotia tenait un saut dans la main, qu'elle finit par lâcher par inadvertance, le laissant rouler jusqu'à mes pieds. Elle ne parvenait pas à s'arrêter tout comme ses partenaires de crime, Phoebe et Hippolyte. Je me surpris à sourire, réalisant que l'ambiance était bien différente que celle dans la forêt. Nous étions bien à Corinthe.

Je n'étais pas en colère, ni même une goutte de cette brume d'un rouge obscur ne m'avait effleurée. Bien au contraire, j'y sentais un soulagement, une détermination à n'apercevoir que le côté lumineux de la vie qui m'avait été offerte. À la vue de ces rires, j'étais même prête à croquer la grenade sans hésitation au bord de cette mer, entre ces murs d'une festivité qui nous emmenait dans une autre réalité. Des fêtes pour nous faire oublier.

L'effet apaisant sur nos âmes déchirées était sans équivaut, qu'importe qui nous étions. Riche ou pauvre, roi ou esclave, sang d'or ou de paille, dieu ou mortel. Qu'importait nos origines. Ici, nous n'étions qu'un seul et unique peuple, mais, malgré tout, je comptais saisir à pleine main la revanche qui se présentait à moi.

En une pensée, le saut s'emplit à nouveau d'eau, puisant les gouttes dans l'humidité naturelle de la mer. Rapide et vive, je me relevai, m'emparai de lui, et j'aspergeai les trois comédiens qui cessèrent immédiatement leur hilarité, me laissant le loisir de remplacer de ma voix claire cet illustre geste. Leurs yeux emplis d'un étonnement désemparé par ma réaction soudaine ne me firent que provoquer des gloussements tandis que je me calmais.

– Vous ne vous exprimez plus ? questionnai-je avec un sourire.

Les trois s'esclaffèrent, me menant dans leur danse vocale qui vibrait dans les airs sans retenue distincts, se mêlant sans forme autour des cordes sans emprise, laissant libre cours à notre ventre devenant douloureux par cette joie partagée. Un certain temps fut nécessaire pour que nos esprits reprennent leur souffle dans l'air tiède.

– Ai-je dormi longtemps ?

– Le soleil a entamé sa course vers le ciel.

Je jetai un regard par la fenêtre et perçus les rayons de l'astre inonder la pièce. Phoebe ne me mentait pas, elle disait vrai.

– Nous venons également d'ouvrir les yeux, c'est Aglaié qui est venu nous ôter de notre sommeil, ou du moins avec ses cris. Il faut croire qu'elle n'a pas été très délicate avec le grand méchant loup, m'informa Skotia moins haineuse que la veille. Elle frappait sur sa porte, et lorsque nous lui avons demandé ce qu'il se passait, elle nous a répondu que ses femmes de chambre, ou esclaves, allaient nettoyer comme chaque année, nous offrant ce service. Tu le sais, bien que nous insistons qu'il n'y avait nul besoin. L'ancienne nous a obligé de te réveiller pour profiter de la ville et la laisser continuer son travail.

– Comme chaque année, émis-je d'une voix légère.

– Je retourne dans ma pièce pour changer de vêtements, s'excusa Hippolyte me rappelant sa présence avant de disparaître.

– Nous devrions faire de même, nous conseilla Phoebe avant d'ajouter qu'elle irait chercher des linges en bas, nous laissant seules.

Je jetai une œillade à Skotia dont l'agacement lui était revenu dès qu'elle entendit la voix d'Hippolyte. Elle jouait avec une mèche de ses longs cheveux lisses tout en évitant mon regard, promenant le sien sur les murs d'un brun délavé par les âges. Ses yeux en amandes originaires de ses origines du Caucase étincelaient des profondeurs de son âme. Une lueur de sagesse, un éclat rare, ce qui m'inquiéta.

– Skotia, que se passe-t-il exactement ?

Elle se tourna vers moi, se pinçant la lèvre, hésitante à me révéler les pièces de son jeu, mais elle laissa tomber son masque indifférent qui ne laissait pas entrevoir sa connaissance des faits.

– Tu le sais, je ne lui fais aucune confiance.

– Pourquoi donc ?

– Les hommes peuvent étonner, ils peuvent changer. Nous possédons tous une face dissimulée sous les voiles sombres de notre âme. Souviens-toi de Perséphone, Corée, fille adoptive de Déméter, liée à la lumière végétale, et joyeuse déesse du printemps, mais dont ses pas la ramenèrent chez elle. Auprès du fleuve de sa mère, Styx, et qu'elle rencontra Hadès qui l'enleva, lui promettant son cœur et un royaume où elle serait son égale. Et la déesse crétoise plus ancienne que ta génération sut goûter à la noirceur de son âme, laissa-t-elle échapper d'une voix obscure qui me fit frémir.

Ses mots mystiques me poussèrent à me souvenir de la transformation du jour et de la nuit, de la vie de la nature et de sa mort.

– Cet homme que tu as accepté, il en possède une qui cache tant bien que mal des secrets encore plus obscurs que les monstres venus des ténèbres. J'en ai aperçu un fragment, m'avoua-t-elle, et je haussai un sourcil, étonnée.

Skotia n'était pas le type de femme qui partageait ses pensées les plus profondes, restant superficielle, mais n'hésitant pas à dire ce qu'elle pensait. Gardant toutefois ses armes blessantes pour le bon moment. Elle pesait ses mots sans jamais se taire, sachant lesquels utiliser le moment opportun, et je sus à cet instant qu'elle ne m'en dirait pas plus. Du moins, j'en avais la certitude, la connaissant bien trop, mais je refusais de me taire et de me laisser vaincre. Je ne l'avais jamais fait, et s'il le fallait, je changerais de route pour les prendre en revers. Je refusais de rester en arrière.

– Tu en as aperçu un fragment, je le vois. Raison de ta haine, mais tous les fragments que tu aperçois tu les gardes pour toi. Je l'ai compris. Que veux-tu que je fasse ? Je suis au courant, mais il y a bien plus que la noirceur. Tu ne m'as jamais tourné le dos, et tu sais ce que je suis. Tu es au courant que le volcan explosera.

Elle me toisa, déchiffrant sans peine mes paroles, mais ne s'interposa pas, me permettant de continuer. Pourtant, je la vis délaisser sa mèche de cheveux, préférant laisser ses bras le long de son corps de sa posture certaine du futur prévisible.

– Skotia, tu n'es pas la seule à ne pas lui accorder sa confiance, nul ne le fait. Phoebe elle-même qui ne jugera jamais est effrayée par lui, mais lui donnera toujours ses chances de prouver le contraire, répétai-je.

– Et toi ? m'attaqua-t-elle. La reine des fauves, indomptable, qui pourtant pour un chasseur bien fidèle à tes idées de vie libre accepte de l'écouter. Le laisse t'approcher, et lui montre des faiblesses intérieures dont autrefois nous n'étions que quatre à en avoir conscience. Tes frères et tes sœurs.

Je me mordis la lèvre avec une telle force qu'un filet de sang coula dans ma bouche. Je ne savais que répondre à cet affront qui pourtant ne se détrompait pas. Le destin me sourit lorsque Phoebe entra innocemment dans la pièce, des linges en main qu'elle s'empressa de nous tendre.

Sans un mot, je m'empressai d'avaler du tissu l'eau qui ruisselait encore le long de mon corps. Avant de revêtir un péplos couleur sable qui passait inaperçu, accompagné d'une fine ceinture tressée de fils d'or qui entoura ma taille. J'y pendis un poignard et joignis mes cheveux en une tresse qui descendit le long de ma poitrine. Des sandales nécessaires pour protéger mes pieds du sol de la ville complétèrent la frise.

Prêtes, nous descendîmes les escaliers, saluâmes Aglaié et franchîmes la porte qui nous mena dans cet Autre Monde. Les caresses du soleil provoquaient une sensation de bien-être sous les cris des mouettes qui volaient dans les cieux azur. La vie de la ville déjà bruyante fut telle, qu'elle éveillait l'animal endormi, le menant à travers l'énergie qui coulait dans les rues.

Adossé contre un mur, Hippolyte s'amusait avec une pierre qu'il maîtriser avec précision, la laissant effectuer des figures dans les airs avec la violence gracieuse des prédateurs. Lorsqu'il nous vit, il se redressa, laissant tomber sa pierre qui d'un éclat émit je reconnus être un silex, et se dirigea vers nous, sourire au coin, prêt à nous lancer une pique qui ne tarda pas à venir.

– Vous êtes fin là, je croyais que vous n'en sortiriez jamais, nous charria-t-il.

– Qu'insinues-tu par-là ? demandai-je entrant dans son jeu.

– Que vous êtes d'une lenteur telle, que vos flèches pourraient faire le tour de monde et vous atteindre à nouveau.

– Il se peut, mais heureusement qu'il y a des hommes comme toi qui sont sur la visée avant nous, m'offusquai-je d'une mine faussement outrée. Et c'est toujours un plaisir de vous voir tomber.

– Navrée de vous déranger, siffla Skotia, appuyant son regard sur moi, et j'y lus sans peine dans ses yeux qu'elle était déçue que j'abaisse ma garde, me montrant bonne comme je n'en avais jamais l'habitude. Nous devrions y aller, il se fait tard.

Phoebe tentait de lui passer un message à travers ses prunelles, mais la sorcière la bouscula en passant, lui faisant comprendre qu'elle n'avait pas son mot à dire dans cette histoire. Elle finit par lâcher l'affaire, suivant la Scythe qui disparaissait déjà, mais je l'arrêtai.

– Qu'allons-nous donc faire, Skotia ?

– Nous promener, n'est-ce pas ? Ne fais pas cette tête crispée, Artemis, ton frère n'est certainement pas encore descendu de l'Olympe, ni même les autres dieux. Les dangers visibles sont encore loin.

Son visage n'était pas rassurant, et son large sourire confirma mes doutes. Elle n'était pas dupe, tout comme moi. Nous savions toutes les deux qu'il n'était pas question de mon jumeau, mais d'un sujet aussi délicat que le verre. Dans un début, elle était amusée à l'idée qu'un homme rejoigne la communauté, pensant que nos affrontements continueraient, hostiles et bientôt dévastateurs. Elle s'amusait à savoir jusqu'à où arriverait mes limites, de quelle manière je l'utiliserais et comment je le protégerais comme les rares qui me priaient. Mais les choses lui avaient échappé à l'instant qu'une amitié naquit, et que je me suis fait la promesse d'être meilleure.

Elle ne voulait que mon bien, mais me voyant remonter le gouffre, m'accrochant à cette main étrangère d'un côté et de l'autre, à elles. Cherchant de mes yeux une aide extérieure qui me comprenait bien mieux, la peur que je tombe dans un nouveau piège dans lequel elle était tombée la menait dans son nouveau jeu dont j'ignorais tout. Elle était contradictoire, bien que je pensais que derrière cette pelote il n'y avait qu'un bout.

Nous avancions dans les rues, soulevant la poussière au fil de nos pas pour la jeter au loin, la laissant être emportée par le vent venu de la mer. Les couleurs joyeuses entouraient nos âmes, me faisant oublier les tourments que semait Skotia dans la mienne dans le but de me faire douter, de me sauver à sa manière sans comprendre que je n'avais d'ordres à recevoir de personne, que j'étais libre de mes décisions et de me lier à un homme qui avait renié la civilisation. Tout comme moi.

Des enfants se faufilaient entre nos jambes, criant à gorge déployée, nous menant jusqu'au noyau de la ville. Nous nous promenâmes, nous délectant de cette ambiance prenante, admirant les maisons serties de fleurs et de guirlandes. Les senteurs exquises venues des différents ports de la mer procuraient des souffles de plaisir lorsqu'elles chatouillaient notre nez.

Les commerces marchants s'entassaient au bord de l'eau, beuglant leurs marchandises aux passants. La place principale avait été aménagée d'une structure de bois pour accueillir les jeux, s'emparant de constructions. Les temples sur l'Acropolis des anciennes divinités et des dieux de première génération s'étaient implantés. Je n'y figurais pas encore, trop jeune, inconnue. Les croyants s'y entassaient.

Des danseurs, des acrobates et des animaux exotiques attiraient l'attention de tous les âges, venus de l'autre côté des flots. Les cercles, cachés entre deux temples, deux maisons ou deux rues sombres, rassemblaient leurs fidèles. La ville était sublime, imprégnée des éclats d'or qui nourrissaient les iris devenus brillants. Les parfums se mêlaient avec harmonie, soûlant les visiteurs dans cette ambiance paisible.

La lune finit par remplacer le soleil sans que je m'en aperçoive, emmenée sur le chemin de la paix corinthienne. Nous avions quitté le centre urbain, nous dirigeant au sommet d'une colline qui surplombait la ville, cachée entre deux autres plus grandes, celle des temples et celle des célébrations.

Les chasseresses s'y trouvaient déjà, comme chaque année, avant de nous séparer jusqu'à la fin du cycle lunaire. Elles plaisantaient, contant la manière avec laquelle elles avaient menacé un homme, remporté un tournoi de tir à l'arc, ou s'étaient éprises de babioles qu'elles avaient achetées avec leurs cueillettes récentes.

Un feu brûlait au centre du cercle qui se tut à notre arrivée, mais je ne leur prêtai pas attention, préférant jeter un regard sur la ville éclairée à nos pieds et à la mer aux vagues chevauchées par l'écume blanche. Un instant, des mouvements furtifs attirèrent mon regard, comme si la nuit se mouvait, avant de disparaître, et je me concentrai sur le paysage. Les branches des arbres autour de la clairière dansaient au vent marin, apportant son sel qui s'écrasait sur l'herbe.

Je m'assis sous les pupilles des autres, Hippolyte à ma gauche et Phoebe à ma droite, elle-même à côté de Skotia qui nous observait d'un œil mauvais. Opis était elle aussi prête à bondir sur le chasseur, mais sa main fut ôtée de la manche de son poignard par Cleo.

Elle lui glissa un mot à l'oreille et la chasseresse se calma, mais ses yeux lancèrent plus d'éclairs encore lorsque Skotia commença à lui parler. Je tendis l'oreille, en vain. Elle lui faisait certainement part de ses doutes, et sachant qu'Opis suivait les ordres qui menaient à la préservation de nos règles, elle ne serait pas difficile à convaincre.

Phoebe, quant à elle, tentait d'entrer dans l'échange, mais n'y parvenait pas. La nymphe finit par se tourner vers moi, me demandant si les fêtes iraient pour moi, Artemis, sachant que mon frère n'en manquait pas une et, qu'autrefois, nous les fêtions ensemble. Une mélancolie me saisit à ces souvenirs lointains. La colère en moi, impulsive et féroce, m'abandonnait, et je passais un temps apprécié à rire et profiter de ces fêtes avec ma famille, plaisantant, réalisant des paris et des jeux. S'amusant.

– Je pense que ça ira, le passé doit parfois être mis de côté.

– C'est ton jumeau, tu dois ressentir un manque, tu ne peux pas m'affirmer que tout ira bien.

– Je sais, mais, je n'en sais trop rien, lui avouai-je, le cœur serré et ses yeux doux m'incitèrent à continuer, sachant qu'elle ne me jugerait pas, ne ferait que m'appuyer. Tu es là, vous êtes là, Corinthe est les moments qui font revivre les instants que j'appréciais de ma vie d'avant, avec ma famille, dans une fête joyeuse. Cette année sera comme les autres, l'unique différence est que nous avons mis les choses au point.

La voix fragile par ces aveux qu'elle connaissait, elle saisit ma main qu'elle serra pour me rassurer.

– Nous sommes là.

Je souris faiblement, ressentant toutefois ce manque dans mon cœur qui ne serait comblé que le jour où la paix serait prononcée, et notre lien de jumeau compensé.

– Musique ! Les chants réjouissent ! s'exclama une jeune chasseresse.

Je pris la lyre face à moi et la tendit à Hippolyte sans réellement y réfléchir. Tel un réflexe, une mise à l'épreuve, une curiosité de connaître sa maîtrise.

– Sais-tu jouer ? lui proposai-je, dans l'espoir de l'intégrer, et de calmer la haine que j'avais autrefois ressentie.

– Oui, je suis même doué. Que souhaitez-vous ?

Le visage si sûr de lui qu'il afficha, saisissant la lyre, effleurant les cordes de ses doigts, provoqua une vague de chaleur s'élevant de mon cœur. Il ne me craignait pas, il se montrait taquin, mais restait aimable, respectueux à ma juste valeur. Gentil même, mais savait laisser son ton rieur et malicieux de côté lorsqu'il le fallait, permettant au sérieux, à la timidité ou à la gêne de prendre place. Il possédait tant de facettes que j'appréciais, sans exception. Il s'ouvrait comme je m'ouvrais.

Et je me demandais parfois si tout cela n'était qu'un masque, et que sa véritable nature la plus profonde était bien plus sombre. Qu'elle était celle que Skotia avait perçue, tout comme la mienne. Une deuxième face aussi obscure, sanguinaire que la nuit, car il restait un loup.

Comme nul lui répondit, le détaillant avec méfiance depuis la veille, il pinça quelques cordes pour entreprendre une mélodie venue de Trézène, un chant qu'il accompagna de sa voix grave, mais mélodieuse.

– Sa voix est belle, nous fit remarquer Phoebe, sans se douter que ces mots allaient me faire rougir et souffler Skotia.

Je restai concentrée sur sa voix comme toutes, enveloppées par ce chant venu des tréfonds de son âme, comme hypnotisées et oubliant leur animosité. Il pinça une dernière corde sans que je n'aie vu venir la fin, puis, il se tut, accueillant les quelques applaudissements abasourdis des chasseresses qui elles même regardaient leurs mains agir seules, tout comme moi. Il me jeta un regard, je lui souris pour le rassurer, voyant ses lèvres remuer sans émettre de son.

– Connais-tu la musique des Premiers ? me demanda-t-il d'un sourire confiant.

Je la connaissais sur le bout de mes doigts. Une musique venue du passé, des temps où le monde habitait en harmonie, en un seul peuple, dans une région, Babel, échangeant même leur savoir. Cette époque s'était effondrée, créant des civilisations et le commerce qui existait entre le nord et la Grèce, vestige de notre passé d'un même sang. Il s'était éteint par ma faute.

J'aimais m'y bercer dans ces paroles rêveuses bien qu'aux teintes trop roses, mais les paroles cachaient une autre vision du monde, d'une époque révolue, d'une ère oubliée dans les cendres de la tour. Ainsi que le Déluge qui avait englouti les premières races.

– Je la connais, pourquoi ?

– Voudrais-tu chanter ?

– Je ne suis pas certaine, bredouillai-je, mal à l'aise. Je n'ai jamais chanté ainsi, uniquement avec mon frère, ma voix ne porte pas suffisamment bien, tentai-je.

– Tu es la sœur d'Apollon, ta voix doit être sublime, me glissa-t-il dans un rictus malicieux.

Il ne m'accorda pas le temps de me défendre, entamant la pincée des cordes qui provoquèrent la plus belle des mélodies au monde, aux airs orientaux, au chant continental, à l'histoire des civilisations qui se mélangent, se répétant à jamais.

Mes paupières closes, je pris une inspiration avant de libérer ma voix, donnant vie à mes lèvres qui la laissèrent se faufiler dans l'espace. Emportant ainsi dans son sillage les oreilles attentives de cette tragédie annonçant une nouvelle ère encore inconnue.

Les nuances rosées du soleil qui se lève à l'horizon

Annonce de ses doucereux doigts l'éveil du jour

La silhouette de ton être se dessine dans les tourbillons

De mon cœur pensant posséder l'œil du sourd


L'esprit qui dérive entre les vagues de la tempête

Brûlant mon corps de ses flammes de la peine

Éprise de la lune croissante, avide de conquêtes

Les pupilles chaotiques voyaient défiler les graines


Du néant tu es apparu comme un éclat de lumière

Offrant à mes lèvres le sourire des survivants sauvés

Les hommes qui courent aux lueurs crépusculaires

Sont aussi originaux que notre aide renaissante partagée


À travers les plaines et les forêts denses

Nos pas courront côte à côte sur l'herbe

Aimons-nous comme deux âmes libres qui dansent

Oublions le pouvoir des intérêts acerbes


Si notre amour a en abondance les effluves sincères

Abandonnons au lointain horizon notre passé

Devenons amants dans les plaines de la nouvelle ère

De notre puissance le monde nous allons enjamber


Le cœur brisé et fané, tu l'as fait rebattre

Comme de murmures je fis battre le tien

Les monstres que nous sommes cessent de n'être rien

Pourtant, des traqueurs suivent les cendres albâtres


Cherchant notre route dans ce monde qui s'effondre

Qu'importe si les divinités par le sang nous trahissent

Et s'il le faut, nous effleurerons les ruines, morfondre

L'univers de sa brume qui noie dans les sombres abysses


Les murmures de l'oracle et ses prophéties me sont dissimulés

Aveuglée par cette existence, je t'offre ma confiance infinie

Au-delà de l'horizon, fuyons du destin auquel nous sommes ligotés

À l'aube de la fin des temps, l'avenir incertain est indéfini


Dans un lieu lumineux de l'autre côté du reflet du miroir

Ce chemin mystérieux qui murmure à nos oreilles les ténèbres

Le temps ne suivra pas nos pas sanguins, ces étouffoirs

À nos yeux aux envies mauvaises, ils sont des traîtres funèbres


Ne tournons plus les yeux au passé, ne quittons pas le futur

Laisse ton nom dans ce monde avide et ravageur

Reste avec moi, soi mien mon amour, ma hâture

Épargne à mon cœur la térébrante douleur


Soyons dans ce monde de feu et de sang

Les chasseurs vivant loin de nos ennemis

Nous ne serons plus les proies d'antan

Battons une dynastie impériale pour nos vies

Les notes entraînantes de leur lumière qui ensoleillait les regards s'effaça dans la brume de l'incendie, embrasant un destin obscur où les paroles emplies d'espoirs disparurent, emportés par les courants ravageurs.

Dans les ténèbres éternelles du monde, la nuit se lève

Dans un paysage sombre, mon âme se sent seule

Effrayée, apeurée, abandonnée, démunie de tout rêve


Dans une longue plainte, je te supplie de venir à moi-même

Protège-moi comme je le ferai avec toi sous vents et tempêtes

Ne me laisse pas, tombant dans le gouffre de la mère

Ne me mens pas de ces douces paroles envoûtantes


La plante de mes pieds nus effleure les plaines

Perdue, mon chemin de roses est recouvert de ronces

Dans mon cœur brisé, je le sens rempli par la haine

Je sais que tu me feras goûter la grenade qui s'enfonce


De mon existence battante, je n'ai jamais éprouvé l'amour

Les sentiments qui habitent mon cœur meurtri ne me sont pas inconnus

La tendresse charmeuse de tes yeux mystérieux et l'étincelle de ta bravoure

Me murmurent que tu me sauveras de ma perte sauvage qui me fait perdre la vue


Dans le miroir je me vois, et fais tout comme moi, avoue la vérité

Qui suis-je dans ce monde d'antan, oubliant la nature mère

Entourée de papillons, je me sens seule dans cette ère félidée

Les sentences de ton être sont les tourbillons de ma mer


Dans mon esprit, les pensées combattent dans les ténèbres et la lumière

En ces temps de la prospérité du sang, toi qui es un guerrier

Ne suis-je à tes yeux qu'une conquête dissimulée sous le lierre?

Je t'en conjure, ne laisse pas les larmes de la rage couler


Les rêves qui habitent mes noires nuits sont vêtus de notre lien condamnatoire

Est-ce cette passion destructrice que je ressens au creux de mon cœur renaissant?

Je revois nos embrassements de braises qui dansent sous les feux de l'histoire

Notre amour plongera le monde sous les cendres du temps


Les doutes méfiants envahissent mon être aveuglé

Puis-je t'accorder la confiance qui me détruira?

Les mystères que tu caches me sont ignorés

Le chemin que j'emprunte, à ce sombre destin, me conduira


Les raisons m'échappent et je les enfouis, jouant avec ces étincelles

Viens à moi, qu'importe les brûlures, je renaitrai des braises

Ne m'abandonne pas, ne me mens pas, ou tu regretteras celles

Qui ne possédaient pas la soif de la nuit qui déplaise


J'implore le destin

La voix devint désespérée après être passée par la tristesse, la mélancolie et la colère dévastatrice, avant que tout ne se finisse. Je sentais mon cœur serré, un nœud s'être formé après ce chant dans lequel j'y avais mis mon âme. Elles me dévisageaient, entendant ma voix pour la première fois, étonnées de ce que j'avais émis, le ressentant au plus profond de mon être sans m'en être rendue compte.

– Ta voix est magnifique, me susurra Hippolyte à mon oreille, charmeur, mais il sut me faire rougir, et je fus tentée de sortir un poignard.

– Tu sais chanter ! nous coupa Skotia.

– Skotia, tu vas la décourager, répliqua Phoebe sans s'être rendue compte qu'elle empêchait un échange entre nous qui aurait pu s'éterniser.

– Elle est la jumelle du dieu de la musique, n'est-ce pas ? s'adressa-t-elle à moi, observant ses ongles d'un noir de charbon.

La sorcière ne faisait que résonner dans ma tête les paroles de mon frère, sa mise en garde d'un danger que j'ignorais volontairement.

– Puis-je jouer un morceau de mon pays ? questionna une voix enfantine.

La jeune chasseresse au nom de Nephtys n'avait que douze années. La peau brûlée par le soleil, les yeux qui se confondaient à l'onyx, et les cheveux frisés. Elle avait été recueillie suite au naufrage de son bateau, une princesse illégitime d'Égypte, promise à un prince Keftiou. Elle avait fui, nous l'avions retrouvée, et tous la croyaient morte.

– Bien sûr, l'encourageai-je, et Opis lui lança une flûte à deux becs.

Elle souffla à l'intérieur, nous emportant dans les notes de sa terre natale, mais ce ne fut pas la seule. Mélancoliques, d'autres chasseresses jouèrent d'un instrument, une mélodie de leur contrée, se remémorant les souvenirs abandonnés, les laissant s'échapper de leur cœur, emportés par le vent de Corinthe. Lavées de leur passé, s'imprégnant de l'esprit de la ville pour débuter un nouveau départ.

Elles avaient dû marcher sur des chemins rocailleux pour trouver enfin leur place, chacune possédant leur histoire. La vie était ainsi faite, pour retrouver la paix, il fallait passer par la souffrance.

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