12. Souvenirs [Partie 2]

«Dying is easy
It's living that is hard»

Il me l'avait susurré de ses paroles perverses et son haleine d'alcool. Je ne répliquai pas et bus une deuxième gorgée dans le but de me ressaisir et de cesser les légers tremblements de mon corps. La révulsion de mon cœur en écho à ses intentions m'était jusqu'alors inconnue et comme toute première fois, je sentis la panique me saisir.

Mes frères n'étaient plus là pour me protéger du monde extérieur dans lequel j'avais plongé sans jamais me douter que je goûterais un jour au monde des mortels. Un élan éphémère de mes souvenirs ressurgit avant de disparaître derrière la brume comme ils le faisaient. Seul persista le souvenir des membres tordus à Corinthe par mes mains, et la délectation d'effrayer tous ceux qui cherchaient compagnie.

L'inconnu inspirait mon odeur, le nez enfoui dans mes cheveux provoquant la morsure de mes lèvres démunies de tout élan meurtrier qui me saisissait, m'approchant chaque jour de la folie. Sans retour en arrière possible, comme tout le mal que j'avais semé.

Je fermai les yeux et aperçus les lueurs des feux lorsque je cherchais le sombre tunnel. Les mains de l'homme descendirent de mes hanches pour venir caresser d'un pouce ma peau révélée sous mon péplos déchiré, pensant qu'il avait affaire à toute autre noble.

Je possédais encore ma force persévérante, il était temps de survivre et laisser ce faible instinct que je fuyais me libérer. Un coup d'épaule me dégagea de son emprise et ma main fermée atterrit sur sa joue, y mettant de la puissance qui le fit glisser sur la terre battue, alertant les personnes aux alentours de l'affront d'un mortel à l'égard d'une déesse.

Je ne percevais toujours pas la fumée des feux, mais leurs étincelles. Les sentiments destructeurs restaient à l'état de ruisseau en moi, teinté d'un sang qui emprisonnait l'envie de le tuer sur-le-champ et réduire en cendre les convives qui vivaient sans soucis. Son nez saignait par mon coup.

Je n'attendis pas sa riposte et tournai les talons, me retenant de lui briser un os, m'évanouissant dans la foule. Je n'avais aperçu que brièvement son visage faiblement éclairé, mais ses pupilles dilatées contrastaient avec ses yeux pers et brillants, mais le sang sur son visage avait attiré mon intention pour que j'en sois satisfaite. Je serrai la mâchoire, me maudissant de cette faiblesse revenue et jurant entre mes dents.

J'atteignis rapidement la cour recouverte de feuilles de palmes et d'olives, et attendis quelques instants à l'entrée, scrutant les lieux pour les retrouver. Du néant, je me sentis bousculée avec une puissance qui ne m'avait qu'effleurée, basculant sur ma robe ma coupe de vin que je tenais toujours fermement.

– Faites attention ! vociférai-je.

Il disparut à son tour tout comme moi dans la foule, mais ses cheveux foncés et sa carrure trahissaient mon assaillant aveuglé par la colère et la honte d'avoir été la risée. Et sans aucun doute la douleur et le sang sur son visage désormais plus si inaperçu.

– Artemis ! m'interpella une voix.

J'aperçus enfin Phoebe qui m'indiquait leur position de ses mains gracieuses. Skotia conversait avec un jeune homme aux cheveux aussi noirs que les siens tandis qu'un autre qui les avait bruns ne faisait qu'écouter, dissimulé dans l'ombre et royalement ignoré.

– Heureusement qu'elle a son royaume et les chasseresses pour purger ses peines qui l'engloutissent.

– Que se passera-t-il si cela ne suffit plus ?

– La lune se teintera de rouge et la suite, je préfère l'ignorer. Mais elle est sur la voie de la lumière, remontant la pente dans laquelle elle est tombée.

Leurs murmures me parvenaient et ma gorge se noua tandis que des séquences ressurgissaient devant mes yeux devenus humides. Je balayai le tout d'une main, éprouvée par ces simples appels d'instants dont l'encre devrait disparaître des papyrus. Quelques pas me suffirent pour les rejoindre et les faire s'évaporer de notre vue, me fuyant, connaissant mes antécédents. Ils ignoraient que je sombrais et que les hauts et bas d'impulsions étaient si variables, qu'ils avaient la chance de ne pas entraver ma route cette nuit-ci.

– Tu effraies tant de monde.

– Skotia, ma bonne humeur s'est envolée.

– Que s'est-il passé ? me questionna Phoebe, et je répondis en omettant les cicatrices encore saignantes qui s'ouvraient.

– Un jeune homme m'a fait de belles avances, bien trop proche.

– J'imagine que d'un geste, tu as mis fin à sa vie et que tu regrettes.

– Les démons étaient plus puissants que cette braise intérieure à ce moment, avouai-je d'une petite voix. Je l'ai giflé de mes doigts refermés, si vous comprenez que ce n'était donc pas une petite gifle, mais un coup, et je suis partie. Je crois lui avait brisé le nez ou fait saigner sa bouche en vue du sang. Il m'a bousculé au passage en entrant ici.

– Désirée par les hommes, quelle chance.

– Je ne suis pas toi, Skotia, répliquai-je d'un ton plus élevé.

– Détends-toi, rigola-t-elle avec un soupçon de fermeté. Un sourire ne te tuera pas, une danse moins, deux mots sont offerts.

– Je pensais qu'être chasseresse signifiait certaines règles, qui étaient ces hommes ?

– Mon frère, répondit-elle. Et un vieil ami, ajouta-t-elle d'un ton pour la première fois franc.

– Quelle espèce ?

– Un être de la nuit, ces buveurs de sang, esprits de la nuit, démons, tout dépend des cultures. Mon frère l'a hérité par son sang, moi, je n'ai récolté que les pouvoirs. Nous avons été élevés par un oncle.

– Et ton vieil ami ?

– Le frère d'armes de mon frère, à vrai dire. Une malédiction familiale qu'il a hérité par une déesse sumérienne qui fit d'eux des démons, pas de l'Enfer, loin de là, mais ces êtres surnaturels. Il en est le fils à vrai dire, et lors de la mort il était censé devenir l'un de ses soldats enfants. Longue histoire, trancha-t-elle, balayant l'air de sa main nonchalante.

– J'imagine qu'ils viennent des steppes tout comme toi, des terres scythes ? insistai-je, voyant qu'elle se craquelait pour me révéler des détails que j'ignorais.

– En effet, nous nous entendions bien autrefois. Mon frère, Ambros, Melagaptel, l'ami, et moi. J'ai fui mon village, et nous nous sommes séparés, me confia-t-il jouant avec ses doigts d'où émanaient des filets de feux violets.

– Je vois, n'as-tu pas eu mal de les quitter ? Je sais que la culture scythe est une culture de sang, n'est-ce pas ? J'imagine que ton frère et lui ont dû mêler le leur tout comme les amazones le font. Tu devais avoir un lien fort avec eux.

Elle fuyait mon regard et se forçait à sourire dans l'espoir prochain de dévier la conversation à un sujet qui l'encombrait moins. Je devinai avoir touché un point sensible et saisis un pion contre sa personne qu'elle dissimulait derrière.

– Tu es l'une des trois personnes à savoir ce que hier a été commis. Je veux savoir ce qu'il est advenu de toi.

– Si j'ai fui mon camp, c'était par un amour brisé et interdit. Nul ne le sait, nous aurions subi la colère de mon frère et notre culture barbare. Il m'a aussi trahie tandis que j'hésitais. Tu le sais désormais. Telle est la raison pour laquelle j'ai rejoint tes rangs, et ce sujet est fermé, m'avoua-t-elle, et j'aperçus dans ses yeux une profonde tristesse de cette faiblesse. Changeons de sujet, veux-tu ? À quoi ressemblait-il si tu veux un jour lui faire subir ton courroux ?

– Une carrure étrangère, mais le visage taillé pour les Grecs, précisai-je me souvenant qu'il ne possédait pas de barbe épaisse ou de traits rustiques. Assez noble si tu veux mon avis. Cheveux foncés, yeux pers.

– Pas commun et étrange mélange, n'est-ce pas celui-là ? tenta Phoebe me désignant un homme plus loin.

Accolé à une amphore de vin, il buvait sans relâche de cette mixture montante qui faisait goûter à la folie démunie de tout contrôle comme si je goûtais au sang. Une très légère mousse recouvrait ses joues plus brunies que le reste de son visage et il était tendu. Il ne m'avait pas aperçue, mais la haine avait déjà pris place dans mon cœur sans que je n'en connaisse les raisons.

– C'est lui, affirmai-je gravement.

– Une nouvelle victime, chuchota Skotia, remuant le couteau dans la plaie. Mon frère et lui sont devenus des mercenaires engagés par la reine au service de sa fille. Ils l'ont également aperçu et l'ordre a été donné qu'il n'approche pas de trop près les privés. Il est inconnu. Il se dit prince et chasseur, ce doit être un usurpateur trop âgé pour un enfant de roi sans oublier que de grandes familles sont ici, et nulle n'a entendu parler de lui.

– Sauf s'ils mentent.

– Je doute, vois son allure. Il passerait plus aisément pour un homme à la dérive que pour un riche.

– Qu'importe son nom, je le punirai, annonçai-je la voix sépulcrale, mais je fus retenue.

– Artemis, souviens-toi. Cette nuit, tu oublieras et ce n'est que la première jusqu'à ce que nous trouvions le remède. Allons danser.

– Pour que tu saisisses le premier venu et que Phoebe te suive ?

– Cette fois-ci, je reste, à mon plus grand dépit, se plaignit-elle pourtant d'une voix plus douce.

– Nous sommes tes sœurs, tu passes avant un simple jeu, m'affirma Phoebe tandis que sa main venait recouvrir une partie de sa clavicule toujours dissimulée.

Un sourire de gratitude éclaira mon visage, provoquant des élancements de douleur sur mes joues. Cela faisait si longtemps que j'avais revêtu un visage inexpressif ou souffrant, que j'en avais oublié la sensation.

– Vous avez raison, je vais alléger cette douleur.

– Nous allons fêter celle que tu as été, que tu es, et deviendras.

– Et buvons donc pour sa mort qui te libère enfin ! La mort du prince Oarion, une soi-disante famille dont les couteaux se plantent derrière le dos sans que tu ne les voies ! s'exclama Skotia, la haine dans la voix.

Je levai le kylix que m'avait tendue Phoebe, retenant des larmes du passé couler, et les rires mesquins de la mort d'un homme que j'avais associé à un inconnu et qu'autrefois j'avais tant chéri. Je ne fis que ricaner pour les accompagner dans leur éclat de rire, bien que Phoebe se forçait tout comme moi.

Ôter un poids qui nous détruisait était l'unique moyen de continuer de l'avant et revenir en arrière m'était impossible. J'avais suffisamment pleuré pour un geste que je n'avais pas regretté, bien que ce soit un mensonge.

Je festoyai avec elles comme dans des fêtes funèbres sans me douter une seconde que, cachée derrière le mur, une jeune fille avait entendu toute la conversation. Et qu'à l'entente du nom d'Oarion, elle prit la décision de sa vie. Une décision qui briserait tout un royaume.


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