Arrêt de bus: 8
(Musique: The Devil's tears.
Si vous écoutez de la musique en lisant Arrêt de bus, prenez une musique calme. Ce récit est sensé être reposant pour la plupart des chapitres)
Mercredi 11 Janvier
Il s'est remis à faire froid aujourd'hui. Il vente beaucoup. Il vente tellement que le sol a séché sans avoir besoin du soleil. Des oiseaux poussent des cris stridents dans les airs en volant en rase-motte. Ils ont l'air agité. Ce sont des Hirondelles. C'est l'annonce d'un orage je crois. Assise, sur l'arrêt, je tiens avec force mon écharpe qui menace de s'envoler. Mes cheveux me fouettent le visage et ça n'a rien d'agréable. Ils ressemblent à une pelote de laine.
Alain met du temps à arriver aujourd'hui. Je me demande ce qu'il fait.
C'est étrange la consonance de son nom dans ma bouche. Alain. Il va falloir m'y habituer. Je l'ai tellement de fois appelé "L'homme de l'arrêt"... Quelques jours à peine encore je me demandais si j'allais un jour connaitre son nom. Si j'avais su...Le destin fait bien les choses.
J'entend finalement des pas. Il arrive. Sa démarche sereine me fascinera toujours. L'équilibre et la stabilité qui en dégage est surprenante. Cet homme a réellement quelque chose qui émane de lui. Je m'extase sur sa marche maintenant. Ca ne s'arrange pas. Mais je remarque qu'il n'est pas coiffé aujourd'hui, sans doute à cause du vent. Ses cheveux sont plus longs que ce que je pensais. Ils lui arrivent juste en dessous des oreilles, ondulés et blonds comme la paille. Cette chevelure me fait penser à celle d'Heath Ledger. Quand il était jeune. Et pas mort. En tout cas, cela lui va mieux que sa coiffure conforme à la société. Cela lui donne un air...plus sauvage.
Là, à cet instant précis la scène se fige. Je le vois, statufié dans une position de marche, le manteau flottant légèrement derrière lui et ses cheveux faisant de même. Sa cigarette perdant quelques cendres dans le vent tandis que la fumée vacille sous le joug du vent. Et son visage semblant de cire, tandis que son regard calme est fixé sur moi. Quelle beauté. Quel tableau merveilleux avec les sapins ployant doucement sous le vent derrière lui et le trottoir s'étendant jusqu'à l'horizon, où les couleurs chaudes de l'aube commencent à s'amonceler. J'ai envie de me lever, de le contourner tandis que lui reste figé. Je veux l'observer sans qu'il ne me voit, le toucher du bout des doigts sans qu'il ne le sente. Quelle poésie cette image me donne maintenant, quelle symphonie pour les yeux.
Mais celle-ci se brise lorsqu'il s'assoit, me replaçant violemment dans la réalité. Je ne sais pas s'il m'a salué. Si c'est le cas je n'ai pas entendu. Il me regarde de haut en bas mais ne dit rien. Je me rappelle que j'ai amené quelque chose dans mon sac. Je le sors et lui montre. Je l'ai pris car j'ai pensé que cela pourrait aider pour une discussion. Alain le regarde avec incompréhension et intérêt. Je dois avouer que cela peut porter à la confusion.
"C'est du café." lui dis-je en secouant légèrement le thermos.
Alain plisse les yeux. Il a compris que je lui en proposais mais comme il ne dit rien, j'insiste.
"Vous en voulez?"
Il souffle sa fumée à l'opposé de mon visage et secoue la tête.
"Non. Merci."
Un sentiment de déception s'installe en moi. Ce n'est pas grave mais vous savez, c'est comme lorsque quelqu'un refuse un cadeau que vous avez fait. Cela vous aurait fait plaisir s'il l'avait accepté avec un sourire. Mais je vois bien qu'il ne veut pas me blesser. Il n'en veut tout simplement pas.
Je dévisse la tasse qui sert de couvercle et m'en verse. Une odeur de café chaud envahie mes narines et la buée du liquide me réchauffe le visage. Je pousse un soupire de satisfaction malgré moi. Je regarde droit devant moi mais je sens qu'Alain m'observe. Je vois sa main tenant sa cigarette qui n'a pas bougé. Je bois et le café me brûle les lèvres et la langue mais je ne dis rien. En fait je sens son regard sur ma nuque. Il fait la même chose que moi. Il observe lorsqu'il sent que personne ne le regarde. Mais est-ce que cela veut dire qu'il savait lorsque je l'observais comme moi à cet instant? C'est gênant. Je me tourne vers lui. Ah il est plus courageux que moi, lui ne détourne pas le regard. Nous restons environ dix secondes -et croyez moi c'est long- à se regarder dans les blanc des yeux avant que je ne détourne le regard. Je n'arrive pas à supporter le regard des autres. Même parfois ceux de ma famille. Alors Alain...
Finalement il pousse une sorte de long soupir et je le sens se tourner. Je recommence à respirer correctement.
Le vent est toujours fort et souffle dans nos oreilles. Ses cheveux flottent avec les miens car ils partagent la même brise. J'aime vraiment cette coupe que ça lui fait.
J'ai encore une fois raté ce que je voulais faire. Je ne suis décidemment pas douée pour créer des discussions. Je ressaierai demain. Car demain est un autre jour.
Jeudi 12 Janvier
Je suis d'humeur chagrine aujourd'hui. Je ne sais pas pourquoi, lorsque je me suis levée ce matin, j'étais triste. J'ai une sorte de mélancolie qui me comprime la poitrine et tout ce que je vois est négatif. Je suis seule dans ma petite maison. Pas de copain, pas de parents. Mon job paye à peine les factures. Ca me déprime. Je pense sérieusement à m'acheter un animal de compagnie. J'ai failli fondre en larmes.
J'ai ouvert la porte et j'ai vu qu'il pleuvait. Le sort s'est acharné sur moi on dirait. J'ai donc pris un petit parapluie. Noir. Et pas rouge. Je marche sur le béton glissant, serrant fort le manche du parapluie. J'entend le tambourinement des gouttes sur le tissu imperméable et le grondement des nuages. L'air est humide et de la buée sort de ma bouche en continue. Le ciel est noir. J'ai l'impression d'être dans mon cœur. Arrivée à l'arrêt, je pose mon parapluie et soupire en m'asseyant. Je ne sais pas si j'ai pleuré ou si c'est de la pluie sur mes joues. J'ai cette douleur dans la poitrine et la gorge lorsque l'on sent qu'on va pleurer. Elle est désagréable et j'ai la sensation d'étouffer. Je suis sûre que vous connaissez aussi cette si singulière souffrance.
Je pince les lèvres et essaye de ne pas y penser. Plus facile à dire qu'à faire. La pluie tambourine sur le verre de la protection de l'arrêt. J'entend maintenant des pas. Pas besoin de relever la tête. Je sais qui c'est.
Il pose son parapluie, lui aussi noir, sur le côté et s'assoit. Il renifle un peu et met les mains dans les poches. Moi, je ne bouge pas et garde mon air renfrogné. Quelques minutes passent et je commence à sentir la brûlure de son regard. Pour une raison que j'ignore cela m'énerve. Je me tourne vers lui.
"Quoi?"
Je suis agressive. Je ne suis pas comme ça d'habitude. Mais là je ne peux pas me contrôler. Pourtant Alain ne semble nullement choqué. Il a l'air comme d'habitude et cela ne fait que renforcer mon agacement.
"Rien."
Et voilà. Il esquive encore la discussion. Cela me rend encore plus triste qu'en colère.
"Ne vous gênez pas. Dites moi à quoi vous pensiez."
Sans cesser de me regarder, il allume sa cigarette et secoue ensuite sa main pour éteindre l'allumette. Il met quelques temps à répondre. Sans doute hésite-t-il à dire ce qu'il pense.
"Vous avez l'air...A fleur de peau." avoue-t-il en toute sincérité.
"Ce n'est pas qu'une apparence."
Je répond cela en soupirant. Puis j'attrape mes bras comme si j'avais froid et serre les mains.
"C'est sans doute à cause du mauvais temps mais..."
Je jette un coup d'œil dans sa direction. Il fume tout en me fixant. Il a l'air parfaitement à l'écoute et son regard m'encourage à continuer. C'est étrange. J'ai l'impression que je peux tout lui dire. Peut-être est-ce parce que je ressens un besoin pressant de me confier à quelqu'un. Dans tous les cas, je me décide à continuer.
"Je sais pas...Je me sens vide, j'ai l'impression d'avoir une vie de...Une vie pas comme je le souhaiterais. En vérité rien ne se passe comme je le souhaiterais. Ce n'est pas juste. Je suis seule. Je ne suis plus une enfant et doit obéir à mes responsabilités. Je suis seule et je n'aime pas ça."
Tout d'un coup je regrette de lui avoir dit. J'ai l'impression que je me suis mise à nu. Je pense même que c'est le cas. C'est désagréable. Surtout que je ne le connais pas. A peine son nom. Je ne veux pas qu'il me juge.
Mais il continue de me regarder sans bouger, la cendre de sa cigarette prête à tomber. Il ne dit rien, mais une lueur étrange flotte dans ses yeux. Il finit par soupirer et ferme les yeux quelques instants avant de les rouvrir.
"Rien ne se passe jamais comme on le souhaiterait. Mais la vie n'est pas injuste."
Je ne comprend pas ce qu'il veut dire. Je fronce légèrement les sourcils. La pluie redouble. Son bruit est plus fort. Il me regarde et j'ai l'impression que les paroles qu'il prononce ne me sont pas que dédiées. Elles sont valables aussi pour lui et j'en note une pointe d'amertume.
"La vie est juste, justement parce qu'elle est injuste pour tout le monde."
Puis il se met à fixer la pluie tombant sur le sol. Moi je le regarde et son visage me semble triste. Il a pensé à quelque chose. Un souvenir douloureux. Il serre les poings. J'entend le cuir grincer.
Je ne me sens pas mieux. Lui et moi savons que ses paroles ne sont pas faites pour me consoler. Mais pour me rendre compte qu'il peut y avoir pire. Cependant j'ai l'impression d'avoir partager quelque chose avec lui. Et ça, ça me fait plaisir.
Son bus arrive. Il attrape son parapluie et le place au dessus de sa tête tout en se levant. Il se tourne vers moi et son regard glacé me transperce.
"Ne vous attardez pas la dessus Ruby. Ce ne sera qu'un poison dans votre vie."
Puis sur ce conseil avisé, il s'en va et monte dans le bus, qui disparait sous la pluie.
J'ai eu l'étrange impression qu'il parlait en connaissance de cause.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top