Trois filles regardent d'une moue dubitative la tombe grise devant leurs pieds. L'aînée tient ses deux petites sœurs par les mains, évitant ainsi qu'elles ne jouent avec les lys blancs qui sont encore frais du matin. La plus petite n'arrête pas de gigoter, son lapin rose sous le bras, elle n'apprécie pas de passer tant d'heures dans cet endroit sans couleurs.

Un homme d'une quarantaine d'années s'approche des fillettes, il les entoure de ses bras.

— Je ne vous ai jamais raconté d'où venait vos prénoms mes chéries, dit-il, d'une voix douce et rauque.

La plus grande à la queue-de-cheval se retourne et fixe le menton de son père.

— C'était qui ? dit la grande, qui arrive à lire Rachelle Multon sur la pierre gravée.

— Une jeune fille qui m'a sauvé la vie et qui a perdu la sienne en échange, dit l'homme, d'une voix triste.

— Elle est morte comment, papa ?

— De tristesse.

— On peut mourir quand on est triste ?

— Tu comprendras plus tard ma puce, un jour je t'expliquerai.

La jeune fille qui vient d'atteindre la dizaine d'années, hoche la tête et observe plus longuement la tombe. Ses petites sœurs sont encore trop jeunes pour comprendre où elles sont, mais Rachelle sait, elle sait que le cimetière est l'endroit où l'on réunit ceux qui sont montés au ciel.

— Papa ? balbutie la deuxième, âgée d'à peine six ans.

— Oui, chérie ?

— Il vient d'où mon prénom à moi ?

— De ta tante, ma sœur.

— Elle aussi, elle est au ciel ?

— Oui, mon amour.

Maud retire sa main de celle de Rachelle et fait trois pas en avant, elle veut sentir les fleurs, mais son père la rattrape d'un geste et la colle contre lui. Elle vient juste d'entrer au CP et sa douceur émerveille Sam. La petite dernière, âgée de seulement trois ans se nomme Katia.

Elle est discrète et timide et porte les mêmes yeux que sa maman, d'un vert translucide. Sam est père et fait en sorte d'apprendre de ses erreurs, de protéger ses trois filles des horreurs et douleurs qu'il a vécu.

— Allez mes chéries, maman nous attend pour le goûter, déclare-t-il, en dirigeant ses filles vers la sortie du cimetière.

Le jour de l'accident, Sam a été arrêté et condamné à dix ans de prison. Il a plaidé coupable et a refusé de se défendre. Il est sorti pour bonne conduite, cinq ans plus tard. Pendant près de trois ans, il a enchaîné les petits boulots sans intérêts et les relations d'une nuit.

Puis un jour, alors qu'il venait se recueillir sur la tombe de Rachelle, il est tombé sur Charlie Multon. L'homme a mal vieilli, il doit avoir dans la soixantaine d'années, mais on lui en aurait donné quatre-vingts. Le garçon aux cernes bleu s'était approché de lui et s'était effondré, en pleurs, sans réussir à exprimer ses regrets et ses excuses.

Le vieil homme l'avait relevé, avant de le prendre dans ses bras. Ils étaient restés ainsi plusieurs minutes avant de se séparer sans un mot de plus. Cette accolade fut l'électrochoc de Sam et il décida de se reprendre en main. Il créa une association venant en aide aux femmes victimes d'agression, ainsi qu'un refuge.

C'était là-bas qu'il avait rencontré Sarah, il était tombé amoureux au moment même où il avait croisé son regard. Puis ils s'étaient mariés et avaient eu des enfants. Le jour de la naissance de Rachelle, le nouveau papa avait envoyé une lettre avec une photo de la petite fille à Charlie Multon, lui demandant d'être le parrain. Ce dernier avait accepté.

Un an plus tard, Charlie était mort d'un infarctus du myocarde. Peu de temps avant, le défunt père avait écrit une lettre d'excuse destinée à sa fille. Il l'avait déposée sur sa tombe, coincée entre les plaques commémoratives et les bouquets de fleurs. Sam ne l'avait jamais ouverte, mais faisait attention à ce qu'elle reste en place.

Un jour, il oserait la lire, la culpabilité s'envolerait et la douleur aussi, mais pas aujourd'hui.