Chapitre 20 : Limos

« Viens manger, c'est prêt.

- J'arrive ! »

Je les connaissais ses « j'arrive ».

Il arrivait quand ça lui chantait plutôt. Sauf que moi je venais de passer une heure aux fourneaux pour sortir un repas mangeable et j'avais faim. Je me voyais mal l'attendre trois plombes pour à l'arrivée déguster mon Dakgangjeong froid.

Je m'installai à table, sur l'un des tabourets de bar étant donné que l'espace de base prévu pour les repas ressemblait à un bureau de secrétaire peu ordonnée. Les fiches en tapissaient la surface, les stylos s'étaient éparpillés comme si l'on avait joué une partie de mikado et au milieu de tout ce chantier se tenait nos ordinateurs respectifs.

À la vue du bordel qui jonchait la table, je me mis à scruter l'étendue des dégâts dans l'appartement depuis ma place. De vieux emballages plastiques commençaient à s'entasser dans le pot de fleurs vide à l'entrée, le cendrier de la table basse débordait et le sol se voyait recouvert d'une fine couche de poussière dans les coins où ne nous marchions pas.

Il allait encore falloir faire du ménage et comme d'habitude il me répondrait un « j'arrive ! » avant de ne se pointer qu'une fois la tâche finie. La cuisine au moins était nickel. Propre comme un sou neuf et rangée comme un modèle d'expo dans un magasin de mobilier.

En même temps, depuis mon arrivée cette pièce était utilisée pour sa fonction première et je n'acceptais pas qu'une poêle patiente dans l'évier ou qu'un paquet de gâteau ne soit rangé. J'étais chiant là-dessus mais le coin restauration devait être impeccable à n'importe quel moment.

Lorsque je l'avais engueulé la première fois qu'il s'était barré en laissant sa tasse sale traîner et du riz séché sur le plan de travail, il s'était mis à me rire au nez. Ah ça c'est sûr qu'il avait rigolé alors que je bouillais de l'intérieur. Cependant, même s'il était le maître des lieux, j'avais pris cela pour de l'irrespect total envers ma personne.

Toutefois, sa tronche avait vite changé d'expression lorsque le fond de café qui stagnait depuis le matin dans son mug avait fini dans sa gueule et le riz, froid et durci, dans son assiette. Je lui avais concocté un magnifique dîner. Depuis, il s'arrangeait pour ne jamais oublier une fourchette sur l'une des surfaces.

Et puis chacun ses tocs ! Il lavait bien la salle de bain tous les deux jours.

Je ne mettais pas en doute le fait que cette pièce méritait d'être plus souvent entretenue que les autres, pour l'hygiène principalement, mais de là à passer la cabine de douche à la javel un matin sur deux, il ne fallait pas abuser non plus. Surtout que ce n'était pas l'odeur que je préférais humer.

« Bon Min, tu ramènes ton cul oui ?! »

La porte de la chambre s'ouvrit d'un coup sec, claquant contre le mur. Ses pas raisonnèrent dans le couloir avant que sa personne ne se présente dans le salon les sourcils froncés et la mâchoire contractée. Il jouait la comédie ? Non parce que je ne ressentais pas une once de peur en moi. Il ressemblait plus à un enfant effectuant un caprice de débutant pour acquérir un nouveau jouet.

« Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans j'arrive ?

- Et toi, répondis-je, qu'est-ce que tu ne comprends pas dans le repas est prêt ? »

On se défia du regard, lui debout droit comme un piquet et moi assis, les bras croisés sur la poitrine. Ça nous arrivait souvent ça aussi.

« Bon tu comptes de statufier ou on peut enfin manger ? »

Il laissa échapper un léger grognement avant de s'installer sur le siège face au mien. Il venait d'abdiquer et j'allais enfin pouvoir soulager mon estomac qui se crispait depuis un trop long moment. Je le servis généreusement avant de m'occuper de mon assiette. La base de riz bien étalée, je la recouvris d'une bonne louche de viande en sauce. J'en salivais déjà. Pendant ce temps, la tête de nœuds nous avait rempli des verres d'eau qu'il déposa devant nos places.

Alors que je me munissais de mes baguettes, l'estomac en feu et la bouche humide, trois coups secs furent frappés contre la porte. Je fis comme si de rien n'était. Comme si les clefs qui se balançaient doucement dans la serrure n'étaient qu'un mirage et le bruit une hallucination collective que la faim venait de créer dans la pièce. Cependant lorsque les coups reprirent, il n'y avait plus de doute. C'était bien sur notre palier qu'une personne attendait.

Yoongi semblait perdu. Il se tourna vers la porte, la scrutant avant de pivoter vers moi.

« Tu attends de la visite ? »

Mais qu'il est con ! Comme si de nous deux j'étais le plus apte à inviter des humains à boire le café. Non je n'attendais personne, mais lui non plus apparemment. Et cette pensée ne me plaisait pas. On n'était pas les voisins à qui l'on demandait un peu de farine ou trois œufs pour finir le gâteau au chocolat. Et puis qui ferait de la pâtisserie à presque minuit ?

Ne recevant aucune réponse de ma part, Yoongi souffla avant de se lever et de se diriger vers la porte. Je sentis mon rythme cardiaque s'accélérer légèrement sous le stress qui s'emparait de moi lorsqu'il tourna la clef dans la serrure avant d'abaisser la poignée. Je n'étais pas serein, les visites surprises n'étaient pas une chose que j'appréciais particulièrement.

Je lâchai vulgairement mes baguettes sur la table quand je reconnu Namjoon et Seokjin. Première fois que je les voyais ici et j'aurais très bien pu m'en passer. Le boss, car c'était lui qui tirait les ficelles, pénétra dans le salon après s'être débarrassé de ses chaussures. Il m'adressa un sourire chaleureux mais sournois tout en me saluant de la main. Le couillon qui m'avait refait le portrait ne tarda pas à lui aussi me faire part de sa présence.

« Salut Jimin. Tu vas bien ? »

Le culot du type. Il m'avait fracassé une quinzaine de jours auparavant et il osait me demander comment j'allais. Si le contexte était différent, je n'aurais pas hésité à lui rendre la pareille.

« Oui. »

Il laissa échapper un petit rire avant de partir s'asseoir sur le canapé. Jin le suivit et je me retrouvais à dévisager le blond platine qui laissait faire. Il remarqua d'ailleurs mon irritation et se contenta d'hausser les épaules avant de rejoindre ses invités qui s'étaient invités tout seul.

Je secouai la tête avant de reprendre en main mes baguettes. Si recevoir les Kim à l'improviste ne le dérangeait pas, il était hors de question que je ne saute un repas pour les entendre parler boulot. J'apportai la première bouchée devant mes lèvres quand Yoongi se pointa devant moi.

« Viens, faut qu'on parle.

- C'est une blague ?

- Non. Ça concerne Ayame et Riyō. »

À contre cœur j'abandonnai mes couverts pour les rejoindre non sans bien faire comprendre que leur présence m'agaçait et que j'avais plus qu'envie qu'ils dégagent d'ici. Les deux collaborateurs s'étaient assis sur le canapé tandis que mon pseudo ami occupait le fauteuil en cuir. Je m'attrapai une chaise avant de la poser à côté de Yoongi, soit au plus loin possible des deux autres.

« Je vois que vous avez pas mal avancé sur l'équipe d'Osaka, constata Jin en pointant le mur où les fiches étaient reliées par des ficelles.

- Ouais, on a fini d'ailleurs. »

Jin acquiesça silencieusement. Une certaine tension régnait dans la pièce, me provocant par moment des frissons. Était-ce dû au charisme que dégageait le grand brun, assis le dos droit et les jambes croisées ? Peut-être bien.

« Du coup on va pouvoir passer à la phase deux et ça tombe bien, il y a une vente demain soir.

- La phase deux ?

- Une vente, déjà ? »

Nous avions répondu en même temps.

« Attends, c'est le fait qu'il parte de vente qui te choque ?! m'exclamai-je. »

Il me dévisagea en fronçant les sourcils puis sans plus aucuns intérêts pour moi, il reporta son attention sur les visiteurs.

« Oui donc il y a une nouvelle vente demain et on a deux œuvres qui vont susciter la curiosité chez les invités. Plusieurs mafias seront là et Ayame accompagne Kyungsoo. Riyō fait aussi partie des personnes listées, c'est donc une bonne opportunité pour vous de les observer.

- Hum, ouais. »

J'étais littéralement sous le choc. Donc très clairement « ma mission » ne s'arrêtait pas là, j'allais encore devoir bosser pour eux. D'un côté je me doutais bien que tout ceci dépassait de loin une simple histoire d'infidélité et c'est pourquoi j'avais épié la vie d'une centaine de personnes. Cependant, une fois mes recherches finies je pensais retrouver un semblant de liberté.

Jin se leva et se dirigea vers les murs pour en examiner le contenu. Il marchait tel un patron d'entreprise, les mains liées dans le dos. Ses yeux scrutaient attentivement la moindre information affichée.

« Alors, Osaka ? quémanda le châtain.

- C'est bien là-bas qu'ils ont leurs bureaux et c'est aussi dans cette ville qu'ils sont le plus nombreux. Mais ça devrait pouvoir le faire, expliqua mon voisin.

- Vous irez tous les deux, trancha Jin derrière moi. »

Pardon ? Non mais moi je n'allais nulle part. J'étais déjà suffisamment dans la merde pour m'enfoncer délibérément dans cette ville de malheur. À quoi jouait Yoongi ? Et puis à deux ? Seulement deux ? Face à une centaine de Yakuza ?

« Pardon mais vous êtes au courant qu'ils tranchent la gorge de toute personne se mêlant de leurs affaires ? J'ai pas spécialement envie de faire un remake de Sleepy Hollow. Et puis, tout ça pour une potentielle histoire de cul ? C'est pas un peu abusé ?

- Ça va plus loin qu'une histoire d'adultère, Jimin. Cela fait un petit moment qu'on les a dans notre viseur.

- Mais vos histoires ne me concernent en rien. Je ne vois pas pourquoi je risquerais ma vie pour vous, je ne vous dois rien ! m'offusquai-je.

- Indirectement, tu nous dois beaucoup. »

Jin se rassit sur la banquette. Il me fixa avant de faire descendre son regard sur mon voisin, me donnant une explication silencieuse à sa dernière phrase. L'argent de Yoongi provenait de leurs poches...

S'en suivit de longues minutes où personne ne prononça un mot. J'étais excédé par ce que je venais d'apprendre. Me jeter dans la gueule du loup, je ne pouvais pas faire plus suicidaire. Je n'allais sortir de cette merde vivant, j'en mettais ma main à couper.

Min venait d'allumer sa cinquième cigarette depuis leur arrivée. Il paraissait peu serein et c'était la première fois que je le voyais ainsi. Moi je n'avais qu'une envie, c'était de lui faire bouffer la table. Comment avait-il pu m'embarquer là-dedans ? Il ne savait pas qui j'étais, alors comment avait-il pu décider de me mettre dans une situation pareille ? Je pouvais très bien être un gamin innocent en pleine fugue, cherchant juste à s'éloigner de sa famille pour repartir de zéro.

Si l'on enlevait le mot innocent, c'était tout à fait vrai.

« Ce que vous êtes tendus tous les deux, lâcha subitement Namjoon. Faudrait penser à baiser pour faire tomber la pression de temps en temps. »

Je restai coi face à son intervention. Il n'avait aucune honte à sortir un tel « conseil ». Je dirais même que cela l'amusait. À ses côté Jin décroisa ses jambes et un fin sourire pris place sur son visage.

« Ou au moins une branlette, ça calme aussi. Il paraît que devant un miroir c'est encore mieux. »

Là, les bras m'en tombèrent. Toujours silencieux je me tournai vers Yoongi, qui contre toute attente semblait se délecter des paroles de ses amis. Devant son air conquérant et fier, je me mis debout puis partis brusquement pour m'enfermer dans la chambre. Je n'avais plus faim.


Ce n'est qu'une heure plus tard que j'entendis la porte se fermer. Je me levai du lit, où je venais de passer soixante minutes à ruminer dans mon coin contre ce connard de Min. Une fois dans le salon, je lui tombai dessus à l'angle de la cuisine.

« T'étais obligé de leur en parler ?! »

Il souffla tout en refermant la porte du micro-onde et de lancer l'appareil.

« Arrête de râler et mange.

- Non mais tu te fous de ma gueule ? Tu balances à tes supérieurs que tu me branles dans ta salle de bain et je devrais me calmer et partager un repas avec toi ? »

Il haussa simplement les épaules comme toute réponse. J'allais le buter.

« Non mais Yoongi, bordel !

- Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise, hein ?! C'est arrivé au milieu d'une discussion où Jin me demandait comment se passait la cohabitation !

- Bah tout sauf ça, non ?!

- Tu regrettes ? »

Si je regrettais ? Je n'en savais rien. Ça n'avait aucune signification, aucune valeur et ce n'était pas la première fois que je m'adonnais à des pratiques sans sentiments. Il m'avait poussé à bout et s'était gentiment invité dans la partie sans me demander mon accord. Alors pourquoi au fond de moi, je ressentais une certaine déception ?

« Je... Non. C'était juste du sexe. Qui regretterait ?

- Alors pourquoi tu me casses les couilles avec cette histoire ? »

Parce qu'au fond j'espérais plus. Je le savais, mais je me mentais à moi-même par pure protection. À chaque fois que je m'étais attaché à une personne plus qu'amicalement, toute ma vie déraillait. Je n'arrivais pas à faire la part des choses, car toutes les personnes qui m'avaient un jour intéressé ne faisait pas partie de mon monde. Et c'était toujours de mon côté que ça coinçait.

« Étouffe-toi avec ton poulet, le dévisageai-je avant de faire demi-tour pour rejoindre la chambre. »

Il se jouait de moi. Je ne savais pas comment il s'y était pris mais il avait réussi. La porte demeurait libre d'accès depuis une semaine et pas une fois l'envie de partir ne m'avait traversé l'esprit. Je restai bien sagement ici, remplissant les tâches qui m'étaient confiées sans râler.

« Jimin, viens manger !

- J'ai pas faim ! »

Il m'avait pris dans ses filets, et jamais je ne partirais.


Limos : Esprit de la faim et de la famine.

⊱♛⊰


Apophiis

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