Trois jours s'étaient écoulés depuis qu'on m'avait proposé de rejoindre l'Association. Aujourd'hui, la fille était censée venir me voir pour que je lui fasse part de mon choix.

   J'y avais réfléchis pendant des heures et des heures, mais j'étais incapable de prendre une décision. J'étais partagé entre mon envie d'améliorer la vie des élémentaires et mon aversion pour le meurtre. J'ignorais à quel point cette organisation était capable de me changer intérieurement, est-ce que je finirai par tuer comme cette fille ? Sans la moindre hésitation, sans la moindre pitié, sans les moindres remords...

   Je fixais le tableau accroché au mur de la salle de classe, perdu dans mes pensées. Le professeur d'éducation civique parlait encore des assassinats qui avaient eu lieu la semaine dernière, ça devenait lassant.

   Les autres élèves semblaient obnubilés par son récit, pourtant identique au précédent. Les autres meurtres dans la région n'avait pas suscité une telle polémique dans la classe, sûrement parce-qu'ils n'avaient pas été commis dans la petite commune où nous habitions mais dans les grandes villes. Tout le monde pensait être assez loin des violences, cet événement leur avait fait prendre conscience qu'ils n'étaient pas plus en sécurité ici qu'ailleurs.

   Quand la sonnerie retentit, je me levai et sortis le premier de la classe, sans attendre Eliott, mon ami humain. Je ne parlais pas beaucoup ces temps-ci, que ce soit au lycée ou à la maison. Ma mère ne cherchait plus à me convaincre de suivre les lois, elle avait jeté l'éponge. Ma sœur, elle, était en colère contre moi. Elle m'en voulait de me mettre en danger, même si cette fois ce n'étais pas intentionnel étant donné qu'on m'avait kidnappé. Mais ça, personne ne le savait. C'était une des raisons pour laquelle je me murais dans le silence, j'avais peur de révéler quelque chose sans y faire attention.

— Eh, attends !

   Je m'arrêtai et soufflai, je levai les yeux au ciel. Je n'avais pas parlé à Eliott du week-end, et je l'avais évité toute la journée, mais lui ne semblait pas vouloir me laisser en paix. Je me retournai en essayant d'afficher un air le plus serein possible.

   Mon ami me rejoignit en courant, sa veste à moitié enfilée.

— Je n'ai pas beaucoup de temps, annonçai-je quand il arriva à ma hauteur. Qu'est-ce que tu veux ?

   Mon ton avait plus sec que ce que je ne le souhaitais. Eliott fronça les sourcils en le remarquant.

— Qu'est-ce qui t'arrives Samuel ? Tu restes seul tout le temps, tu as des cernes de malade comme si tu ne dormais plus, tu n'écoutes pas en cours...

— Je n'écoute jamais en cours, ce n'est pas nouveau, le coupai-je.

   Il planta son regard dans le mien en soupirant.

— Samuel... je suis ton ami, tu peux tout me dire. Tu le sais, hein ?

   Je me mordis la lèvre inférieure en détournant les yeux. Il semblait être peiné que je lui cache des choses, mais qu'est-ce que je pouvais lui dire ?

   On m'a proposé de rejoindre le groupe de meurtriers qui sillonne la région, tu penses que je devrais accepter? Ah oui en fait, je ne suis pas humain et je t'ai mentis sur toute ma vie.

   Ridicule.

   Il m'était impossible de lui parler de l'Association ou de n'importe quoi d'autre en rapport avec ma véritable nature. Il n'était pas comme moi, je ne pouvais pas l'impliquer là-dedans. Il se ferait tuer, s'il ne me dénonçait pas avant.

— Je sais. Mais il ne se passe rien. Enfin rien de grave, ajoutai-je. Je dois y aller maintenant, on se voit demain, d'accord ?

— D'accord, souffla-t-il.

   Je lui souris avant de faire demi-tour. Je ne savais pas à quelle heure arriverait la fille, ni où elle me rejoindrait, alors je décidai simplement de rentrer chez moi pour déposer mes affaires, puis de retourner à l'endroit où elle m'avait laissé trois jours plus tôt. Je supposais qu'elle m'attendrait là-bas.

   Quand je poussai la porte d'entrée, je ne vis personne. Ma mère était au travail et ma sœur était avec ses amies. Alors pourquoi est-ce que j'entendais une respiration à l'étage? Etait-ce possible que ce soit la fille ? Je posai mon sac au sol, et montai doucement les marches. Mon don marchait à plein régime, je guettai d'autres vibrations, d'autres sons, comme des bruits de pas.

   Ma main se posa sur la poignée, la respiration provenait de derrière cette porte. Prenant mon courage à deux mains, je l'ouvris d'un coup.

   Personne.

   J'écarquillai les yeux avec étonnement. Comment ça personne ? Mon pouvoir n'avait jamais failli jusque-là, qu'est-ce qui se passait ?

— Te voilà enfin.

   Je fis volte-face et frôlai la crise cardiaque en apercevant la fille que j'attendais. Ou plutôt qui m'attendait.

— Comment ça se fait que je ne t'ai pas entendu arriver ? Je... j'ai entendu une respiration dans ma chambre, mais tu n'y étais pas. Comment t'as fait ça ?

   Elle balaya ma question d'un geste de la main et planta ses yeux émeraude dans les miens.

— Tu acceptes la proposition ou pas ?

   Je restai muet, la bouche entrouverte. Je ne savais pas quoi répondre, j'étais totalement partagé. Je n'étais pas prêt à être responsable de la mort de quelqu'un, mais je voulais changer les choses. Si personne ne faisait rien, qui sait jusqu'à où cette histoire de nouvelles lois pouvait aller ?

   Elle me toisa du regard, attendant ma réponse qui ne vint pas.

— Tu n'as pas pris de décision, n'est-ce pas ? reprit-elle d'une voix plus posée.

   J'hésitai un instant, avant d'acquiescer d'un hochement de tête. J'avais peur qu'elle considère mon indécision comme un refus, mais j'étais incapable de faire un choix, jamais de toute ma vie je n'avais été aussi hésitant.

— D'accord, alors dis-moi : qu'est-ce que tu préfères : continuer ta vie comme si de rien n'était, jusqu'à ce que le gouvernement te tue, toi et ta famille ? Ou bien nous aider à révolutionner le monde, pour que tout redevienne comme avant ?

   Comme avant... Je me souvenais à peine de ce à quoi ressemblait la vie avant que les nouvelles lois ne soient érigées. Ça avait commencé quelques années plus tôt et progressivement, les règles s'étaient accumulées. Mais avant ça, les humains n'avaient pas peur de nous, ils n'essayaient pas de nous contrôler comme maintenant. Pourquoi tout avait changé ? Quel avait été l'élément déclencheur ? Je ne le savais même pas...

— Tu crois vraiment que c'est possible ? Changer les choses, tu penses vraiment qu'on peut y arriver ?

— Oui, répondit-elle sans hésiter.

— Comment peux-tu en être si sûre ?

   Elle marqua une pause, comme si elle ne savait pas si elle avait le droit de m'en parler. Finalement, elle reprit la parole.

— Ça c'est déjà produit dans certains pays. Le gouvernement n'en parle jamais aux infos, mais il y a eu des révoltes dans plusieurs états du monde et je sais que les choses sont différentes là-bas. Les élémentaires ne sont pas mis à part comme ici. C'est le but de l'Association.

   Je n'avais jamais eu vent de ce genre d'évènements, pas même sur internet. Comment faisait le gouvernement pour réussir à les dissimuler ? Et si personne n'était au courant, comment l'Association pouvait-elle savoir cela ?

   Je ne pris pas la peine de lui poser la question, je savais déjà qu'elle n'aurait pas le droit de me répondre. Cette organisation semblait cacher pas mal de secrets, peut-être était-elle bien plus grande que ce que je ne le pensais, qui sait ? Mais la question était : est-ce que j'avais vraiment envie de savoir quels étaient ses secrets ?

— J'accepte.

   Je regrettais déjà ma décision. Dans quoi est-ce que je m'étais encore fourré ? Les choses allaient mal tourner, j'en étais persuadé. De toute façon, ça ne se termine jamais bien ce genre de choses, pas besoin d'être médium pour le savoir. Et maintenant que j'étais engagé, c'était trop tard pour me retirer. C'était une autoroute à sens unique, on ne fait pas demi-tour sur une autoroute. Du moins, ceux qui le font ne survivent pas longtemps.

   La jeune fille enleva sa mitaine droite et tendit sa main vers moi.

— Je m'appelle Charlotte.

   Je lui serrai la main en détaillant son visage sur lequel je pouvais enfin mettre un nom. Ses lèvres pleines et parfaitement dessinées esquissèrent un sourire que je lui rendis.

   Charlotte... Quel nom innocent pour une fille comme elle.

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