Chap 4
- La lune, elle, est rouge. Seulement, vois-tu, pour nous autres, habitants des Camps de Warden, il n'y a pas de ciel. Le toit du monde, ce sont les immenses feuillages des arbres au-dessus de nous, aucun habitant ou Dragon ne s'aventure au-delà.
- Comment savez-vous alors que la lune est rouge, et le soleil bleu ?
- Et bien, beaucoup de récits nous le rapportent, et pendant longtemps, les Voyageurs pouvaient nous le certifier, désormais, nos connaissances se basent plus sur des légendes et des mythes que sur des faits réels.
Sasha, dont les questions s'amassaient dans sa tête, resta silencieux. Ils marchaient, progressant dans le Camp petit à petit, traversant les passerelles et les arbres. Les rayons du soleil parvenait à eux par sillon, creusant des puits de lumière çà et là, mélangeant l'obscurité aux lueurs de l'aube. Des dragons dont les écailles brillaient de l'humidité de la rosée, volaient tout autour d'eux. La mousse couvrant les troncs et branches, bougeait au contact de ses doigts, aussi vivante que des anémones dans l'océan de Carthag. Les arbres étaient assez espacés pour pouvoir laisser les Dragons voler librement. Certaines passerelles construites en bois, paraissaient bien plus solides que celles en lianes qu'il avait dû emprunter. La nature vivait en parfaite harmonie avec ses habitants, les maisons aux fenêtres rougeoyantes semblaient s'intégrer parfaitement. Beaucoup d'escaliers avaient été construit à même l'écorce, afin que sur un même tronc, les maisons puissent se rejoindre. L'air ici était lourd, chargé d'humidité et d'odeurs forestières. Sasha avait souvent le souffle coupé, habitué à l'air poussiéreux du Monde des Humains.
- Que mangez-vous ? Comment faites-vous pour vous nourrir en vivant dans les hauteurs ?
Henrik lui jeta un regard malicieux et entama ses explications.
- Notre végétation n'est pas très différente de la vôtre, seulement, chez nous, tout est comestible.
Il gratta de ses doigts l'écorce d'un arbre, laissant un liquide épais d'une couleur ambré glisser lentement sur ses doigts. Il le porta à sa bouche et le lécha goulûment, invitant Sasha à faire de même. Le jeune garçon fut surpris du goût sucré, très semblable aux sirops de la vieille Ara.
- L'écorce, la sève, certaines mousses, lianes et champignons, les graines, les feuilles, la nature nous offre toit et nourriture. Certains arbres possèdent sur leurs branches les plus hautes, une multitude de baies variées, groupée en amas. Nous mangeons la plupart du temps végétarien, mais de même que les Dragons, il nous faut parfois de la viande, alors petits rongeurs et animaux volants deviennent un repas. Des souris, des écureuils, des horandis, des zerths,.. Il existe une flore et une faune propre à chaque dimension, différentes les unes des autres, vois-tu, il faudrait plus d'une vie pour les connaître toutes.
Sasha était fasciné par ce qu'il apprenait, il voulait en savoir plus encore, sur cette société si étrange :
- J'ai bien remarqué que vous possédiez des citernes pour recueillir l'eau de pluie et la rosée, mais comment cela peut-il suffire pour la cuisine, l'hygiène et les besoins vitaux ?
Henrik ne répondit pas et lui indiqua de le suivre. Sur leur chemin, ils croisèrent un nombre incalculable de villageois, aux traits plus singuliers les uns que les autres. La plupart d'entre eux conversaient dans des langues qui auraient dû être inconnues pour lui, mais qu'il comprenait parfaitement. Il avait l'impression que ces mots sortaient de vieux livres oubliés qu'il feuilletait des années après les avoir lu.
- Comment se fait-il que je puisse les comprendre ?
Le centenaire se tourna vers lui, les sourcils haussés :
- Je ne sais pas. Même moi, je ne les comprends pas toutes, j'ai appris ta langue, il y a longtemps, de même que Martha, pour pouvoir parler aux Voyageurs Humains. Mais j'ai de plus en plus de doutes quant à ta nature humaine. Je ne connais aucun humain ayant la capacité, si jeune de comprendre l'Eras ou bien le Hukduk.
Sasha resta silencieux, pesant les mots de son guide, en proie à la confusion. Henrik s'arrêta brutalement au tournant d'un escalier, faisant face à un prodige de la nature.
Sasha qui connaissait les lois de la physique Humaine par cœur, avait du mal à accepter ce qui se tenait face à lui. Un immense chêne, ou du moins un arbre y ressemblant, surgissait de terre prenant tout l'espace. Très diffèrent des autres, il avait l'air d'être le cœur même du Camp. Des chutes d'eau vrombissantes s'échappaient des plus haut feuillages et retombaient dans le vide.
- Chaque Camp est construit autour d'un Koak'a, ces arbres sont les plus vieux qui puissent exister à travers les dimensions. On dit que lorsqu'Arganga n'était qu'une enfant, ces arbres lui servaient de source inépuisable de magie. Comme des pompes, ils absorbent l'eau du sol et la purifie avec la magie environnante pour en créer des cascades qui tombent à leur naissance, leurs racines, créant ainsi un cercle infini. Cette eau à la particularité de pouvoir cicatriser n'importe quelle blessure en quelques jours. Gonflée de magie, elle nous aide à respirer et vivre dans l'endroit hostile qu'est le Monde des Ambres.
Sasha sentait des gouttelettes d'eau atteindre son visage, pénétrant dans les pores de sa peau. Appuyés contre la rambarde, ils observèrent des dragons s'abreuver, en s'agrippant aux branchages.
- Lorsque nous vient l'âge de dix hivers, nous devons choisir entre deux voies. Celle de Dragonnier, ou de simple Terrestre. Si nous ne nous sentons pas attirés par les airs, si nous ne voulons pas vivre une vie de solitaire nomade, sans accroche, sans véritable foyer, nous choisissons d'être Terrestre. Si nous ne voulons pas vivre une vie de danger et de peur.
Sasha fixait sans gêne son compagnon, cherchant à percer les mystères qu'il gardait encore en lui. Il avait senti la pointe de douleur dans la voix du centenaire, lorsqu'il avait énoncé le choix qu'ils devaient tous faire, et sentait qu'une histoire s'y cachait. Mais un autre point le dérangeait :
- Pourquoi ne pas aller au-delà des arbres ?
Henrik laissa sa tête tomber en arrière et ferma les yeux, prenant son temps pour répondre :
- Nous n'allons pas En-Haut, mais nous n'allons pas non plus En-Bas. Nous avons beau vivre en paix avec les Dragons, il en existe, qui eux, ne nous acceptent pas. Le Monde des Ambres est d'une beauté sans pareille à certains égards, la cohésion entre les espèces et la nature ici n'a pas de prix. Nous vivons dans une paix éternelle. Mais certaines créatures sont plus sauvages que d'autres, et ne cherchent pas à différencier le bien du mal. Quand elles se trouvent face à une proie, elles la traquent. Il en existe deux sortes : les Derk'ans, ceux d'En-Haut, et les Orc'ans, ceux d'En-Bas. Les Derk'ans n'apparaissent pratiquement jamais. Il n'en existe à notre connaissance que très peu, une poignée seulement, mais ils sont redoutables. Seuls les Sylphes peuvent entrer en contact avec eux. Créatures se fondant dans le ciel, dont la taille dépassait celle de notre Camp, aussi invisibles que la brise, elles dévorent Dragons et créatures sans partage. Un dîner est un dîner.
Il rouvrit les yeux et les ancra dans ceux du jeune garçon, apportant plus de gravité encore à ses propos.
- Et il y a les Orc'ans. Eux sont au contraire très nombreux, mais ne dépassent pas la taille d'un dragon lambdas. Ils vivent au fin fond du vide. Ils ne possèdent pas d'ailes et n'ont quasiment jamais vu la lumière du jour. Créatures des profondeurs, elles attaquent sans prévenir, voyant parfaitement dans l'obscurité et dévorent tout être vivant en l'espace de quelques secondes.
Sasha buvait les paroles de son guide. Plus il en apprenait, plus il voulait connaître toutes les spécificités de ce Monde, et de tous les autres.
Henrik passa sa main sur sa joue et dévia son regard vers les profondeurs.
- Les Hydres sont des Orc'ans.
Sasha se mordit la langue, pour ne pas lui demander à quoi ressemblaient les Profondeurs de la forêt. Il sentait le sujet épineux, et voulait en savoir plus. En faisant preuve de la plus grande politesse, il ravala d'un coup sec ses questions et en chercha une autre, pas moins intrigante :
- Pourquoi n'y a-t-il plus d'étrangers à Warden ?
- Contrairement aux Dragons Sauvages, ce danger-là est bien plus récent. Tu es le premier voyageur depuis bien vingt ans. Autrefois, nous en recevions par poignée chaque lune. Les Camps étaient des points d'échanges cruciaux entre les dimensions. C'en était presque un passage obligatoire. Seulement, maintenant, la plupart des Voyageurs interdimensionnels évitent notre Monde et cherchent un autre moyen de traverser les dimensions bien que cela soit plus ardu.
Époussetant ses mains poussiéreuses sur son pantalon, il se releva et remit correctement sa chemise bleue, redressant le col. Il tendit une main au jeune garçon qui l'ignora ouvertement et se releva à son tour, attendant la suite de la réponse, dévoré par la curiosité. Henrik haussa ses épaules et se mit en route vers une nouvelle destination. Sasha pinça ses lèvres, mais le suivit sans trop rechigner, contournant l'arbre millénaire. Ensemble, ils arrivèrent face à un étrange escalier, creusé dans l'épais tronc d'un arbre et s'enroulant sur-celui-ci jusqu'à la cime. Sasha posa des yeux interrogateurs sur le centenaire, qui ne prit pas la peine de le regarder et entama la montée des marches. Sasha l'observait sans vraiment quoi savoir faire lorsque celui-ci se retourna de trois-quart :
- On l'appelle, le Mille. Je sens que tu vas apprécier le trajet, finit-il en gloussant.
Sasha laissa un soupir exténué sortir de ses lèvres, et grimpa à son tour les marches.
***
Il avait l'impression d'y être depuis une éternité. Sans soleil, il ne comprenait pas comment se repérer dans le temps. La transpiration collait sa chemise sur son maigre corps et sa besace lui paraissait peser dix fois plus lourd que la veille. Ses pieds lui criaient de s'arrêter, mais la douleur n'avait jamais réussi à froisser sa détermination. Il voulait plus de réponses. L'absence de la petite bête qui lui avait tenu compagnie ces derniers jours avait marqué d'une façon inexplicable le jeune garçon. Il avait beau ne pas pouvoir sentir d'émotions, Yveo était la seule chose qui le raccrochait réellement à la vieille Ara, désormais son premier point fixe, puisqu'il n'avait aucune idée de ce que le passé avait été pour lui. Il releva la tête et vis enfin le bout de son calvaire. La lumière était bien plus présente désormais, il ne voyait même plus son guide. Il gravit rapidement les dernières marches, atteignant ainsi une plateforme creusée dans l'arbre. Il ne restait que quelques branches, à peine, les séparant du ciel. Il trouva le centenaire en compagnie du même individu qu'au petit matin. Seulement, maintenant, il arrivait à mieux la discerner. Oui, la, car c'était une créature, dont le corps était couvert de couches superposées de pièces en métal aux couleurs de bronze, formant une carapace sur son corps à la manière des porcs-épics ou des hérissons chez les Humains. De longs cheveux noirs s'échappaient de son casque, en forme de tête d'aigle. Elle tourna son regard vers lui et s'approcha à grand pas. Sasha lui arrivait à peine à la poitrine tant elle était grande. Son visage ovale, possédait des traits comparables aux jeunes femmes d'Asie, à Carthag. Elle avait cette particularité d'avoir des yeux d'une couleur ambrée, bridés. Elle semblait avoir à peine quelques années de plus que lui, approchant les dix-neuf hivers, mais désormais, il ne se fiait plus à ses impressions pour définir l'âge de quiconque. Elle lui fit un signe de tête et se détournant de lui, se mit à courir sautant de la plateforme, dans le vide, encore une fois. Seulement lorsqu'il se pencha pour voir ce qui était advenu de la jeune fille, il reçut un grand courant d'air en plein visage. La jeune fille sur le dos de son immense dragon se tenait à quelques mètres de lui. Henrik s'approcha du jeune garçon, et cria pour se faire entendre, couvrant ainsi le bruit torrentiel des ailes frappant les airs :
- Nos chemins se séparent ici, nous nous reverrons bientôt, ne t'inquiète pas. Mewnie va te faire visiter Warden par les airs. Ce serait une offense pour nous, de ne te montrer que la surface de l'immense glacier qu'est notre Monde ! Je place toute ma confiance en elle, crois-moi, s'il doit vous arriver quelque chose, c'est elle qui sera la plus à même à te protéger.
Le jeune garçon, comprenant ce qu'il devait d'apprêter à faire, posa une dernière question à son hôte :
- Vous n'auriez pas vu Yveo ?
Henrik, dont les yeux s'agrandir aux mots de Sasha se frappa le front d'une main et sortit de sa poche un écrin blanc. Il le déplia délicatement, et en sortit une écaille noire. Il la tendit au jeune garçon, en lui disant, d'une voix douce :
- Elle est repartie aux premières lueurs de l'aube, rejoindre Carthag. Je suis désolé. Un Dragon, reste un Dragon. Quoi qu'il arrive. J'ai trouvé ça ce matin, sur le perron. Garde-là en souvenir.
Sasha fixa quelques instants l'écaille d'ébène entre les doigts d'Henrik puis se décida à la prendre et la rangea rapidement dans l'une des poches de son sac. Il remercia d'un hochement de tête le centenaire, et s'approcha du bord. La Dragonnière, qui s'était mise au niveau du jeune garçon, lui indiqua de monter sur l'aile la plus proche, positionnée de manière à ce qu'il puisse marcher dessus. S'accrochant sur les écailles, il s'avança prudemment sur la membrane écailleuse et à l'aide de la main de la jeune fille s'installa sur le dos de la créature.
- Accroche-toi à moi, le morveux, à moins que tu ne veuilles tomber, bien évidemment, hurla-t-elle dans le vent.
Sasha ne prit pas en compte sa remarque sarcastique, et s'agrippa à son armure, posant ses deux bras sur le ventre de la jeune femme. Celle-ci siffla un long coup, indiquant ainsi à la Bête de repartir. D'un grand mouvement d'ailes, ils prirent brusquement de l'altitude, dépassant presque le sommet des arbres. La Dragonnière guidait le monstre de chair d'une telle simplicité, qu'on aurait pu croire qu'elle faisait partie intégrante du corps de son destrier. Bien que le Dragon soit immense, il se mouvait avec une grâce étonnante.
La jeune fille, plus agacée qu'autre chose, par la présence du petit humain derrière son dos, prenait un malin plaisir à raser les arbres de près et plonger dans le vide sans frémir avant de reprendre brusquement de la hauteur. Seulement, elle sentait que le garçon ne réagissait pas. Quoi qu'elle fasse, il semblait être désintéressé par tout. Il la troublait plus qu'elle ne voulait l'admettre, il avait l'air, comme figé hors du temps. Rien n'arrivait à l'émouvoir ou bien à lui arracher une expression de peur ou de joie. L'avait-elle vexé auparavant ?
Cherchant à se rattraper et à faire apparaître une quelconque émotion sur son visage, elle décida de l'emmener au ras des plus hauts branchages. Le Dragon perça une horde de minuscules créatures ailées, aux couleurs chatoyantes. Pour la première fois, Sasha s'adressa à la jeune femme :
- Quelle espèce est-ce ?
Elle sourit, heureuse d'avoir attisé quelque chose dans ce corps si vide, bien que ce ne soit que de la curiosité et répondit avec douceur, comme à chaque fois qu'elle parlait de ces créatures, si chères à son cœur :
- Ce sont des Faës. Une espèce de Dragons presque totalement inoffensive. Ils ont la particularité d'être les plus petits, de la taille des oiseaux de chez vous, à Carthag. Ils ont des ailes de papillons plus fines que n'importe quelles autres ailes. Elles changent de couleur selon la luminosité.
Sasha, qui tentait de toucher l'un d'eux, se fit violemment mordre par la petite bestiole. Il émit un petit bruit de douleur, plus surpris qu'autre chose, et observa avec indifférence les gouttes de sang perler sur son doigt.
- Je croyais qu'ils étaient inoffensifs.
- J'ai dit, "presque", lui répliqua-t-elle dans un petit rire.
Elle fut brusquement interrompue par une rafale de vent si violente que même le Dragon se mit à reculer dans les airs. Rapidement, des cris parvinrent à leurs oreilles, comme des chants de douleur et de mort. Des centaines de créatures aux allures à peine humanoïdes, plus petits encore que les Faës surgirent tout autour d'eux et formèrent une masse de vent, prenant l'allure d'une femme aux longs cheveux d'or coiffés d'une couronne de pins, à la robe verte plus longue encore que ses cheveux, faisant le tour de l'ensemble du dragon. Elle flottait face à eux, illuminée d'une aura de lumière, son visage aux traits doux était crispés d'effroi.
- Des Sylphes...murmura Mwenie.
- Vous devez partir, chantèrent les voix, il n'est plus très loin, il a senti votre odeur. Vous devez fuir ! Fuir au plus vite ! Nous tentons de le retenir, partez !
- Mais de quoi parlez-vous ? demanda Sasha
- Un Derk'an, clama d'une voix brusque la jeune Dragonnière. Il faut partir au plus vite.
L'apparition se retourna brutalement et dans un cri se désintégra en particules de lumières.
Une ombre gigantesque apparut au-dessus d'eux, et n'osant relever la tête la jeune femme se lança dans une course folle. Sasha aperçut les Sylphes, qui ressemblaient désormais à des lucioles, fondre sur l'ombre et tenter de l'aveugler. D'un grand mouvement de patte, le monstre aux ailes décharnées, faisant cinq fois la taille de leur dragon, les expulsa. Il lui suffit de deux battements d'ailes pour nous atteindre et d'une griffe, percer l'armure d'écaille du Dragon blanc. Ne pouvant retenir un rugissement de douleur, le dragon s'effondra, plongeant dans le vide, inconscient.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top