Chapitre 5: Entracte

Il était près de 16 h quand j'arrivai à l'appartement. Je pris la peine de bien ranger mon sac dans ma chambre sous une pile de linge sale et me rendit à la salle de bain pour me sécher. En me regardant dans le miroir, je dois dire que j'étais particulièrement mignonne grâce à cet uniforme. La broche, la cravate marine et or, le tout formait un bel ensemble. Il n'aurait manqué qu'un accessoire de cheveux doré pour terminer le tout. L'ensemble éclairait étrangement mes yeux, révélant des éclats insoupçonnés. Sans atteindre le niveau de perfection d'Emma, je m'estimais satisfaite. L'ensemble m'allait vraiment très bien.

J'en étais là quand ma mère rentra. Le claquement des bottes mouillées fut suivi par un :

— Je suis rentrée, darling. Descends me raconter, s'il te plait!

— J'arrive, un instant, m'écriai-je pour être certaine qu'elle m'entende.

Je trouvai ma mère dans son joli tailleur de travail, son sourire typiquement britannique aux lèvres. L'orage ne lui avait rien enlevé de sa superbe. Elle mourrait d'envie d'entendre l'histoire, je pouvais le lire dans ses yeux perçants et son flegme.

— Alors? me pressa-t-elle lorsque nous fûmes enfin installées ensemble au salon.

— C'était... bien, hésitai-je, malgré moi.

« Je ne peux pas raconter ça deux fois. Il y a trop à dire. Puis... je ne veux pas qu'elle prenne peur. Papa saura la calmer, si elle perd les pédales. »

— Tu es certaine? insista-t-elle, soudain légèrement inquiète.

— Oui, c'est assez difficile à expliquer, me défendis-je. Je vais attendre que papa arrive pour tout expliquer, car c'est... complexe.

Elle plissa du nez. Margaret Maxwell n'est jamais dupe. Quelque chose ne tournait pas rond, mais elle saurait bien assez tôt, alors elle ne me pousserait pas à lui en parler.

— Pas de problème, « Pipoune », blagua-t-elle.

J'éclatai de rire. C'est vrai, c'était ce matin. On aurait dit que c'était il y avait plusieurs mois.

— Tu as entendu ça, toi aussi, ce matin, lui confirmai-je, complice.

Ma mère me fit un clin d'œil complice. Si nous n'étions pas les meilleures amies du monde et que j'ai bien des choses à lui reprocher, à ce moment, nous étions proches pour la première fois depuis bien des années.

« Peut-être est-ce parce que j'atteins enfin ses standards de performance? »

Nous jacassèrent des « amies » que je m'étais faites et de l'impression que les lieux m'avaient faite. Les sujets légers que je pouvais aborder sans danger.

Quand papa arriva, il se joint à nous avec enthousiasme. Lui aussi voulait tout savoir. Il déposa une bise sur la joue de sa femme, puis sur mon front. Il alla ranger son tablier dans la cuisine et revint au salon dans sa belle chemise qui sentait le bon pain chaud. Calmement, il attendit que je raconte tout. Une fois qu'il eut à peu près les mêmes informations que ma mère, je n'eus plus le choix. Il faudrait tôt ou tard enchaîner.

— Nous avons ensuite pris place dans l'auditorium tous ensemble. Le directeur nous a présenté les règles de l'école et les professeurs, déclarai-je d'un seul souffle avant de faire une longue pause. J'ai eu l'air d'une sacrée conne.

— Langage, Eli Garnier! me sermonna ma mère.

— Ne dis pas ça, qu'est-ce qu'il s'est passé? enchaîna papa.

— J'ai interrompu le directeur, car j'avais une question.

— C'est tout? Ça ne semble pas si terrible, commenta-t-il avec un demi-sourire.

Ma mère lui lança un regard outré. Oui, pour elle, c'était d'une impolitesse terrible.

« Tant pis pour la politesse, rendu là »

Voilà. C'était le moment critique. Si seulement j'avais mieux réfléchi à la manière d'annoncer une nouvelle aussi énorme. J'essuyai ses mains moites sur le cuir du canapé, qui en réponse fit un bruit de succion parfaitement dégueulasse.

— Selon eux, les « Arcanes » sont tout autour de nous. La danse serait un moyen de... lancer des sorts, de ce que j'ai compris? Au cours des 6 ans du cursus, ils entendent faire maîtriser les Arcanes à n'importe quelle Danseuse.

Dans notre salon parfaitement normal, j'avais simplement l'air de divaguer. Loin des cornes de licorne et des étoiles volantes, le fantastique de la situation avait un arrière-goût de mensonge bien trop gros.

Right... fit ma mère d'une voix blanche sans laisser transparaître le moins du monde ce qu'elle en pensait. Toi, qu'en penses-tu?

— Comme j'ai dit au directeur tout à l'heure, débarquer dans ce monde sans prévenir est terrifiant, dis-je, la voix tremblante. À chaque fois qu'ils utilisent les Arcanes, je ne peux m'empêcher de penser à ce qu'ils pourraient faire à quelqu'un se mettant dans leur route...

À ce moment, l'émotion de la journée fut libérée sans prévenir. Ma voix se brisa sur la dernière syllabe et mes yeux s'emplirent de larmes. Tout mon corps tremblait et je cherchai à me blottir contre mon père. Son esprit, lui, était toujours tellement clair et lucide.

Moi qui m'étais contenue toute la journée, j'avais atteint mon point de rupture. Tout le stress qui m'habitait depuis le discours du directeur ce matin sortait avec les larmes.

Il fallut plusieurs minutes et finalement la main lourde et apaisante de mon père sur mon épaule pour que les larmes se tarissent. Ma mère caressa une dernière fois mes cheveux et essuya du revers du pouce une dernière larme.

— Je ne te laisserai pas retourner dans un tel endroit, trancha ma mère. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent, mais ils ne transformeront pas ma fille en... sorcière.

Les mots de sa mère avaient été prononcés avec assurance, mais ils me firent douter.

« Non, non! Ce n'est pas ce que je veux. Ce n'est pas pour ça que je pleurais. Non, il ne faut pas m'empêcher d'y retourner. Oh, mon Dieu, j'en ai marre, tout se met en travers de mon chemin... Combien d'obstacle vais-je devoir affronter pour aller à la Sorbonne et vivre une vie "normale"? »

— J'aimerais que vous rencontriez le directeur, dis-je sans même m'en rendre compte. Il a dit que je pouvais rester et que je serais formée comme n'importe quelle danseuse, au mieux de leurs capacités.

— Pipoune, hésita ma mère. Ils n'enseignent pas la danse, ils enseignent la... magie, cracha-t-elle.

— C'est plus complexe que ça, insistai-je, au désespoir. J'aimerais que vous veniez demain en discuter avec lui. Il pourra répondre à nos questions. Sinon... je retourne à mon ancien studio, acceptai-je à regret.

— Tu sais, Eli, rien n'assure qu'il nous dira la vérité, pointa doucement papa. Qu'est-ce qui nous permet de le croire?

Un éclair illumina le ciel pour appuyer le point de papa. Rien, il avait raison. Par contre, je savais ce que j'avais vu.

— Nous ne sommes pas obligés de le croire, Charles, mais ça ne fait pas de mal d'aller poser nos questions, right? tempéra Margaret.

Papa me consulta du regard.

— C'est ainsi que tu veux procéder?

J'hochai la tête, près de recommencer à pleurer.

— Alors, that's it. C'est ainsi que nous ferons, coupa ma mère.

— Merci, maman, explosai-je en me jetant sur elle pour lui faire un câlin. Puis que vous voyez tout ça par vous-même, ça m'assurera que... que je ne suis pas folle...

— Tu n'es pas folle, darling, fit-elle en caressant mes cheveux. On fera de notre mieux pour que tu poursuives la danse, d'une manière ou d'une autre.

Le reste de la soirée se passa sur le même ton. Entre éclairs teintant le ciel de bleu électrique, de jaune étincelant et parfois de pourpre vibrant. Les lourds nuages étaient brièvement éclairés et y peignaient un canevas lilas. La pluie s'abattait contre le verre de la fenêtre du salon dans un bruit de mitrailleuse.

Moi aussi, je me sentais vibrer de couleurs disparates. Moi aussi, je sentais des projectiles cogner à l'intérieur d'elle. Moi aussi, je mourrais d'envie de faire du bruit. Je restais néanmoins silencieuse, emmurée dans sa chambre. J'avais ignoré les messages de mes copines sur Facebook, n'ayant pas le cœur de leur mentir et de m'enthousiasmer. J'avais pris mon repas et dégusté un gâteau aux framboises pour célébrer la rentrée que mon père avait faite après notre discussion. L'excitation était retombée. Il ne restait que l'averse sourde au fond de moi.

En fin de soirée, je sortis de mon sac la corne et l'étoile.

« Où pourrais-je bien ranger un tel objet pour qu'il soit bien mis en valeur? Après tout, c'est un cadeau de Mathieu. Ce serait malpoli de simplement le cacher ou le mettre sur une étagère. »

Je la suspendis finalement à ma fenêtre, ainsi, le matin, le soleil frapperait et elle illuminerait ma chambre de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

L'étoile, quant à elle, me demanderait un vrai entrainement. M. Delaunay avait raison, celle-ci répondait à mon esprit et se déplaçait en fonction de mes intentions. Le problème était que ce soir, mes pensées étaient des animaux sauvages difficilement apprivoisables.

Par défaut, l'étoile orbitait à un rythme lent autour de moi, soit à la hauteur de ma poitrine, soit à la hauteur de ma tête. La pierre pulsait à intervalle régulier de la douce lumière orange-rouge qui la caractérisait. Quand j'essayais, j'arrivais à changer le sens de rotation ou l'accélérer, mais modifier la hauteur se révéla un échec cuisant. Quelque chose d'autre réglait la hauteur, semble-t-il.

« Maîtriser cet objet ne sera pas de la tarte. Pourtant Mathieu le faisait avec tant d'aise. J'aurais cru qu'il agissait comme une extension de sa personne, un peu comme un bras que l'on bouge sans trop y penser. »

Je mesurais mon erreur. L'agilité dont avait fait preuve le garçon était le fruit d'une longue pratique, visiblement. Pratique que je n'avais pas et devrais développer.

Je me mis au lit en regardant l'étoile errer au hasard dans ma chambre. Sa lueur était apaisante et je sombrai vite dans le sommeil. La fatigue et les émotions de la journée m'avaient complètement vidée.

Le lendemain, ma famille et moi prîmes le métro jusqu'à la Sorbonne. L'étoile dans mon sac à dos et vêtue de mon uniforme, quelque part, j'avais presque l'impression qu'aujourd'hui serait enfin une journée normale. Je suivrais mes cours toute la journée, puis je retournerais chez moi.

« Il ne se passera rien de grave, mes parents sont là. Tout ira bien. »


L'endroit était toujours aussi beau, mais sans directeur faisant de la magie, l'endroit semblait presque trop normal. La gentille réceptionniste nous accueillit avec un sourire et indiqua à mes parents où se rendre pour trouver le directeur.

Son bureau se trouvait dans une rotonde au milieu d'une cour intérieure. En conséquence, l'ensemble était une pièce circulaire complètement dégagée. Au centre trônait le large bureau auquel l'homme était affairé, une plume à la main, alors que sur les murs et les pergolas, les photos de différents spectacles le disputaient à des plaques en tout genre. Un trophée aux formes épurées captait même la lumière du matin et son cœur de verre tachetait le marbre du sol d'éclats magnifiques.

« Peut-être qu'un jour, moi aussi je gagnerai un trophée comme ça, si je deviens suffisamment forte. »

Quand M. Delaunay prit conscience qu'il était observé, il leva la tête et alla serrer la main des parents de la fillette :

— Je vous attendais, justement! s'exclama-t-il avec bonhommie. Prenez place!

— Grâce à quelque sortilège, sans doute? s'emporta papa, ne masquant pas ses soupçons.

C'était gênant.

— Grâce à Lydia, notre réceptionniste, qui m'a appelé il y avait quelques instants pour m'annoncer que vous me cherchiez, dit le directeur en éclatant de rire. J'allais justement aller à votre rencontre.

— Ah.

Un point pour M. Delaunay.

— Je vois qu'Eli ressemble énormément à son papa, elle ne passe pas par quatre chemins.

Le directeur m'adressa un clin d'œil peu subtil. Il n'avait visiblement pas conscience, encore une fois, que je jouais mon avenir. Contrarier mes parents était définitivement la dernière chose à faire. Surtout maman.

— Ne soyez pas condescendant, please, l'admonesta Margaret.

« Eh merde. »

— Oh, je ne le suis pas, j'ai énormément de respect pour ce que vous venez faire, rectifia-t-il

— Qu'est-ce qui vous dit que nous venons faire quoi que ce soit? renchérit papa, comme s'il venait de déjouer son plan machiavélique.

— Vous n'étiez pas là hier, je suppute donc que vous venez chercher des informations, est-ce bien cela?

Le ton de calme absolu de M. Delaunay n'en finissait pas de me mettre en rogne. Il allait définitivement me mettre dans de beaux draps à traiter la situation avec autant de légèreté.

— En quelque sorte, confirma ma mère.

Le directeur s'assit et désigna les chaises avec bonhommie.

— Il me fera plaisir de vous répondre. Puis-je vous offrir quelque chose à boire?

— Je prendrais bien un morning tea, s'il vous plait, demanda doucement Margaret.

Je savais à quoi m'attendre. Je guettai donc l'apparition des orbes d'aluminium.

« Raté! »

Une tasse de porcelaine emplie à ras bord de thé anglais fumant apparut devant ma mère, comme si elle avait attendu à cet endroit depuis notre arrivée. Ma mère lâcha un grand cri de surprise et jeta un regard noir au directeur.

— Ne vous avisez plus de faire ça!

— Je croyais que vous vouliez un thé... s'excusa M. Delaunay, désemparé.

— Pas comme ça!

Pour la première fois depuis que je le connaissais, M. Delaunay eut l'air perdu. Vraiment perdu. Il n'avait probablement aucune idée d'une autre manière de faire du thé.

— Vous venez discuter du fait que votre fille ait été acceptée dans une école pour Danseuses, mais refusez que j'utilise les Arcanes en votre présence? Voilà qui compliquera inutilement ma journée, soupira-t-il.

Il sortit des tiroirs de son bureau une feuille que je reconnus comme étant mon horaire. Il leur désigna la case du mardi matin.

— Puisque la journée est consacrée au ballet et que je répugne à priver cette jeune fille de son éducation, je propose que nous nous rendions dans la classe de ballet, dit-il, sans cacher son exaspération. Nous discuterons une fois là-bas, ainsi vous pourrez observer par vous-même ce qu'il se passe à la Sorbonne.

Mes parents se consultèrent du regard avant d'accepter à regret.

« Visiblement, ils n'avaient pas prévu se frotter à ce monde aussi directement. »

— Parfait, alors suivez-moi tous. Eli, file te changer pour ton cours, m'enjoint-il avec enthousiasme.

Voyant que je n'obtempérais pas, il précisa :

— Dame Clarys demande à ce que les étudiantes portent le justaucorps et les collants, dans sa classe.

— On ne m'a pas remis ça..., paniquai-je.

« Merde! Vais-je devoir passer la journée au mur? Ce serait quand même très con. Personne ne me l'avait dit. C'est pas ma faute! »

— Il y avait pourtant quatre tenues, dit le directeur en secouant la tête, incrédule. Nicole ne fait plus du tout son travail, depuis quelques années, maugréa-t-il pour lui-même. Tu permets que je rectifie le tout?

Je jetai un coup d'œil à mes parents. Évidemment, ma mère avait l'air épouvantée. Si un simple café l'avait choquée, quelle serait sa réaction si sa fille était métamorphosée en ballerine d'un claquement de doigts?

« Il faudra qu'elle s'y fasse, autant en finir dès maintenant »

Je me levai en pointes (honnêtement, le seul mouvement de ballet dont je me souvins à cet instant). Le directeur s'activa aussitôt. Comme prévu, de longs rubans de tissus jaillirent, m'enveloppèrent. Son contact le contact soyeux et ferme contre sa peau était réellement d'un autre monde. On aurait dit une seconde peau, tout simplement. Rien à voir avec les mensurations approximatives de l'uniforme. Le justaucorps marine portait le symbole de l'école, et le collant blanc reprenait le code de couleur de l'uniforme. D'un mouvement de tête, je remerciai M. Delaunay qui me rendit mon approbation.

— Cette tenue vous va à merveille Mlle, me complimenta-t-il avec un délice évident. Votre uniforme est dans votre cartable. Vous pourrez le porter lors de vos autres cours, mais pour le cours de ballet, il est impératif de porter celui-ci. Dame Clarys est intransigeante, soupira-t-il.

Je l'assurai que ce serait fait.

Ma mère serrait la main de mon père au point de faire couler le sang au dos de sa main. S'il n'en menait pas large non plus, il s'abstint au moins de tout commentaire. Leurs deux visages exprimaient le même sentiment d'horreur. Je m'en voulus un peu de leur faire vivre une telle épreuve...

Nous nous mîmes en marche, et rencontrâmes Emma dans les escaliers. Elle se jeta sur moi pour me faire une grande accolade et salua les adultes avec déférences.

— Ce sont tes parents? demanda-t-elle avec curiosité.

— En effet. Charles et Margaret.

— Tu ressembles énormément à ton père, si je puis me permettre, la complimenta-t-elle avec un plaisir manifeste. C'est gentil de votre part d'avoir pris un congé pour venir à la Sorbonne. L'agence va devoir se passer de vous, je suppose, déclara-t-elle, ignorant que c'était un mensonge.

Papa me jeta un regard en biais, l'air de me demander de quoi elle parlait. Il s'était simplement levé aux aurores pour préparer les pains à la boulangerie, avant de nous accompagner.

« Merde, merde, merde. Je n'aurais jamais dû mentir sur le boulot de papa. Maintenant elle va tout découvrir et j'aurai l'air d'une menteuse à qui personne ne peut faire confiance. Ahlala... »

— Non, tout ira bien, mentis-je plus avant. D'ailleurs, le cours d'hier s'est bien passé? feins-je de m'intéresser.

— Oui, mais je suis déçue, tu n'es pas revenue, se désola la ballerine. J'aurais adoré te voir en action! C'était quoi le problème, finalement? s'enquit-elle à M. Delaunay.

Je jetai un regard au Directeur. Il avait promis de garder le secret. Il avait promis.

— Le globe-test avait besoin d'être recalibré après un été sans s'en servir, éluda-t-il en me lançant un regard entendu.

Je mimai un « merci. »

— Eh ben, s'exclama-t-elle avec un grand désintérêt. Aujourd'hui, c'est le ballet! Est-ce que vous allez assister à ma représentation? demanda Emma à mes parents.

— Je pense que oui, hasarda papa.

Il consulta le directeur du regard. Ce dernier hocha la tête avec satisfaction.

— Excellent, je donnerai mon 100 %, alors! Ce sera trop bien de vous montrer de quoi une Danseuse est capable! Pas comme Mathieu, hein Eli, lança-t-elle, amère.

C'était tout de même drôle de voir à quel point elle avait pris ombrage de la démonstration de son frère. C'était innocent, pourtant. Il n'avait rien fait de déplacé ou de dégoutant.

Heureusement, la conversation fut brusquement interrompue en entrant dans le studio de danse. Nous nous séparâmes des adultes pour nous rendre au centre, près de Dame Clarys. Comme je m'y attendais, la seule différence d'avec le studio de danse d'hier était la présence de barres latérales.

« Au moins, aujourd'hui, je n'aurai pas à me présenter. »

Dame Clarys donnait plus l'impression de flotter que de marcher. Lorsque toutes les Danseuses furent assises, elle déambula, touchant parfois le sommet du crâne d'une de mes collègues.

— Que les ballerines se lèvent! ordonna-t-elle de sa voix si spéciale.

Elle s'adressa derechef à Emma qui, la tête haute, nous offrit tous son plus beau sourire. Elle eut même un regard au loin, en direction du directeur.

« Est-ce qu'elle s'assure qu'il la regarde? »

— Mlle Boutin, commençons par vous, voulez-vous? Offrez-nous votre nom, votre âge ainsi que votre formation en danse.

— Emma Boutin, 12 ans, je fais du ballet du plus loin que je me souvienne. C'est pour moi la manière la plus puissante de diriger les Arcanes. Comme mes parents avant moi, j'ai été initiée aux techniques de soin basiques et j'espère ardemment que ma formation pourra me pousser à en apprendre d'autres. Je suis heureuse d'être une Danseuse. Je suis fière de qui je suis, mais parfois, il me semble d'autres styles de Danseuses trichent un peu trop la réalité. Je suis ici pour me réaliser comme Danseuse, mais aussi comme personne, devenir forte et indépendante, sans écraser les autres.

« Wow, voilà une longue présentation, dit-donc. »

— Approchez, que je vous passe le globe-test, ordonna Dame Clarys.

Emma tendit la main et une fois la sphère dans sa paume, l'objet se teint d'un pourpre éclatant et opaque.

— Sans surprise, nous avons affaire là à un pouvoir énorme, s'extasia l'enseignante. Usez-en avec diligence. Vous aviez raison en disant que votre pouvoir personnel a la capacité de plier la réalité.

Emma la remercia chaleureusement et se rassit, comme à regret. Deux autres fillettes se présentèrent, dont Hélène. Leur présentation fut autrement plus courte et leur test autrement moins brillant, apparemment.

L'enseignante reprit enfin la parole pour poursuivre le cours :

« Vous connaissez mon nom, Dame Lissandra Clarys, et je vous ai déjà révélée être une enfant des étoiles. Je me doute bien que certaines d'entre vous n'ont jamais entendu ce terme.

Il y a dans les cieux des forces dont vous, humains, peinez à pressentir l'existence. Même la plus puissante des Danseuses ne saurait le faire. Les constellations sont de pâles reflets des liens qui unissent les étoiles entre elles. Leur expérience est au-delà des mots. Les forces en jeu sont telles qu'elles peuvent donner vie à des entités astrales.

Des millénaires plus tard, notre âme est appelée à l'incarnation. Les Arcanes se mettent en œuvre. Un utilisateur des Arcanes crée un corps que nous acceptons d'animer.

Comme à chaque fois qu'un enfant des étoiles descend sur Terre, notre mission est d'élever l'humanité. Me voilà donc aujourd'hui devant vous, prête à vous transmettre ma connaissance. Peut-être vais-je enseigner à vos filles un jour, si je suis encore dans cette école. Le corps d'un enfant des étoiles est immortel et ne subit pas les assauts de l'âge. Ils me trouveront donc aussi fraiche qu'aujourd'hui. »

Hélène leva sa main. C'était surprenant de sa part, j'avais presque oublié qu'elle pouvait parler. Dame Clarys lui offrit le droit de parole.

— À quel signe peut-on reconnaitre un enfant des étoiles?

— Les yeux sont le miroir de l'âme, affirma notre enseignante d'une voix éthérée. Si je vois dans les tiens l'innocence et l'abnégation, regarde attentivement au fond des miens. Qu'y vois-tu? siffla-t-elle.

Je ne voyais absolument pas en quoi ses yeux avaient quoi que ce soit de spécial. J'y regardai plus attentivement, et enfin je vis. Un univers, des galaxies, des étoiles, tout cela tournoyait à l'INTÉRIEUR de ses yeux. C'était beau à en crever. J'aurais passé ma vie à les regarder. J'aurais cru que des yeux composés de vide et d'Espace auraient semblé démoniaques, pourtant rien ne semblait plus lumineux et angélique. J'aurais dû être terrifié, mais j'étais fascinée.

Dame Clarys ferma doucement les yeux et le charme fut brisé. Je pus enfin détacher le regard d'elle. L'effet était-il le même pour toutes les filles? Un rapide coup d'œil m'indiqua que oui. J'essuyai discrètement la bave qui m'avait coulé sur le menton.

« Comment puis-je n'avoir pas remarqué? Un tel pouvoir de fascination, c'est incroyable. C'est tout ce que j'arrive à voir d'elle, désormais. Combien de créatures incroyables existe-t-il dans leur monde? »

— Vous avez votre réponse, Mlle, déclara Dame Clarys, un petit air satisfait flottant sur ses traits. Avons-nous d'autres questions?

Ma main fusa sans que je puisse la retenir. Elle me donna le droit de parole d'un petit mouvement de menton.

— Les enfants des étoiles, les Danseuses, les licornes, énumérai-je avec application pour ne pas en oublier, il y a d'autres créatures magiques?

— Les licornes n'existent pas, lâcha mon enseignante, visiblement exaspérée par ma question.

« Non, mais ça va, oui? J'essaie d'apprendre, moi! »

— J'ai une corne accrochée à ma fenêtre qui affirme le contraire!

Je plaquai mes mains sur ma bouche. J'en avais trop dit! Mes parents n'étaient pas au courant pour la licorne... Au moins, quand je regardai dans leur direction, ils étaient toujours en train de s'embrouiller avec le directeur. C'était moins une.

— La licorne de Mathieu était une simple manipulation des Arcanes, expliqua Emma, heureuse de pouvoir aider. Ce n'est pas une espèce que tu pourrais rencontrer dans la nature.

— Elle vient de dire qu'un enfant des étoiles anime un corps fait à partir des Arcanes, contredis-je.

Je ne saisissais peut-être pas toutes les subtilités de leur monde, mais j'étais encore capable d'écouter quand on m'expliquait quelque chose. Là, clairement quelque chose clochait.

— Nous n'aborderons pas cette chorégraphie avant des années, trancha Dame Clarys. Il s'agit de la plus complexe qu'une Danseuse puisse réaliser. La manipulation du garçon était une blague basique et frivole. Merci de ne pas nous comparer, ragea la grande dame.

Au loin, même mes parents et le directeur se retournèrent. Pendant un n'instant, on n'entendit que le claquement régulier des gouttes de pluie contre les carreaux des vitres.

— Les Dresseurs d'orbes, toussota Dame Clarys, les Danseuses et les Enfants des étoiles sont les trois pointes du triangle d'un même pouvoir. Bien des choses les différencient, reprit l'enseignante.

— Il existe d'autres triangles d'espèce? demanda Hélène.

— Le triangle était une image, mademoiselle, répondit Dame Clarys d'un ton cassant.

« D'accord, en fait elle me rappelle M. Guy. Elle nous offre de poser nos questions, mais elle ne veut pas VRAIMENT qu'on pose nos questions, en fait. Elle aime juste s'écouter parler. »

— Quelqu'un a-t-il d'autres questions? Personne? Nous pouvons donc nous lancer dans les bases du ballet.

D'un mouvement, elle nous invita toutes à nous lever debout.

— Soyez sûres que nulle danse n'est plus puissante que le ballet. S'il le faut, je pousserai chacune d'entre vous dans ses retranchements pour qu'elle réalise son potentiel. Ceci dit, j'aimerais que l'une de vous nous fasse une démonstration des possibilités de notre art. Aurais-je une volontaire?

Dans un élan gracieux, Emma pirouetta jusqu'au centre du cercle. Il n'y avait pas à dire, chacun de ses mouvements dégageait autant de précision que de grâce. Je n'y connaissais rien au ballet, mais elle me semblait absolument fantastique. Dame Clarys demanda l'aide d'une volontaire sur laquelle Emma pourrait opérer sa maîtrise des Arcanes. Devant le manque d'enthousiasme de son groupe, l'enseignante en désigna une au hasard.

Pas de chance, une minute plus tard, elle gisait dans une marre de son sang, hurlant de douleur, la cuisse complètement ouverte. L'os, dans toute sa blancheur, se tachait çà et là de rouge. Je n'aurais pas voulu être à sa place pour rien au monde.

— Ça suffit, hurla papa. Eli Garnier, tu viens avec nous tout de suite! Il est hors de question que tu restes une seconde de plus dans cet endroit!

Mon père voulut s'approcher, mais le directeur le retint par le bras, le stoppant net.

— Vous êtes venu assister, ne dérangez pas la classe, monsieur, ordonna-t-il avec un mélange intraitable de politesse et de fermeté.

Plus encore que la poigne de fer du directeur, ce fut la performance de la ballerine qui arrêta mon père. En fait, elle nous éblouit toute. Emma fut proprement prodigieuse.

Au son d'une musique langoureuse, elle entama son ballet aérien tel que nous n'en avions jamais vu. Même moi, qui ne voyais pas les Arcanes, pouvais sentir l'air crépiter autour d'elle de cet éclat pourpre. Les bras levés tel un oiseau prêt à l'envol, elle les descendit doucement vers la jambe blessée et le processus se déroula comme un film qu'on avance trop rapidement. Le sang cessa de couler du coup, les vaisseaux sanguins se suturèrent d'eux-mêmes jusqu'à retrouver leur intégrité, puis la chair se remit à enrober l'os. De ses doigts de fée, elle guida le muscle pour lui redonner son unité d'antan, puis rendit souplesse et douceur à la peau qui la recouvrit. Le travail fut si bien fait qu'en quelques secondes, la fine ligne d'argent signalant l'emplacement de la cicatrice s'évanouit.

Dame Clarys resta béate. Moi aussi. Mon père avait cessé de hurler. La cobaye avait cessée de crier elle aussi et regardait sa jambe avec stupeur. La classe entière restait figée, suspendue par l'immensité du pouvoir d'Emma.

Ce fut le directeur, retenant toujours mon père, qui rompit le silence :

— Performance éblouissante, complimenta-t-il, visiblement époustouflé. Vous avez votre place au firmament, Mlle Boutin.

— Performance digne d'une de mes élèves, c'est vrai, le tempéra Dame Clarys, toujours aussi froide. C'est un beau travail. Sachez mesdemoiselles que je n'en attends pas moins de chacune de vous à la fin de cette année.

Emma se retourna vers notre professeure de ballet et lui lança un regard outré.

— De cette année? s'insurgea-t-elle, rendue haletante par sa performance. Vous voulez dire que je ne vaux pas mieux que n'importe quelle deuxième année?

— La modération et l'humilité sont des vertus très importantes, j'espère que vous les apprendrez rapidement, trancha l'enseignante.

— Oui, Mme...

Le reste de la journée fut consacré à disséquer la chorégraphie d'Emma. Si, à la fin de la journée tout le monde fut sain et sauf, ce fut par une intervention de Dame Clarys en fin d'après-midi qui avertit mon père qu'il y aurait d'autres blessés s'il continuait à interrompre son cours de telle façon.

Je rentrai donc avec mes parents. Personne ne parla du trajet jusqu'à l'appartement. Tirer des conclusions était difficile. Je savais que papa ne voudrait pas que j'y retourne. J'étais néanmoins curieuse de ce que ma mère aurait à en dire.

— Cette école est dangereuse, darling, m'annonça-t-elle immédiatement lorsque nous rentrions dans l'appartement. Ils ont blessé une étudiante innocente. Ils ne reculent devant rien.

« Mais... Mais... Ne dites pas ça. S'il vous plait. Non »

— Pourtant, nous sommes convaincus que tu t'en tireras sans problème. Je t'interdis d'être leur cobaye, tu devras promettre. Mais, well, si c'est ce qui te rend heureuse, alors ton père et moi respecterons ton choix. Libre à toi de continuer à étudier à la Sorbonne.

Je leur sautai au cou. Je n'avais pas réalisé à quel point j'avais passé près de ne plus jamais avoir le droit d'y remettre les pieds pour la seconde journée consécutive. J'avais mal partout, surtout aux aines et aux bras, mais c'était la preuve que j'apprenais.

« J'y retournerai demain. »

Le goût de cette certitude me rendait folle. J'avais ENFIN ce que je voulais. Il ne restait qu'à donner tout ce que j'avais.

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