Chapitre 4: Introduction
Le réfectoire se trouvait finalement non loin et j'aurais très bien pu le localiser à l'odeur de pain au chocolat et de café frais. Pas de poussière de fée, juste de sublimes effluves riches et sucrés. Il avait été aménagé en petits îlots qui rappelaient n'importe quelle terrasse parisienne bordant la Seine. Nous trouvâmes l'assemblée déjà attablée. Emma et les siens avaient pris une table à part. Tout le monde était déjà servi, mangeant avec appétit.
« Où ils ont pris cette nourriture? J'aurais dû amener un goûter? Il ne semble pas y avoir d'endroit où je pourrais acheter un paquet de biscuit. Pas l'ombre d'une distributrice. Quelle chance! »
Hélène semblait partager mon désarroi, contemplant alternativement les tables vides et son porte-monnaie avec la perspicacité d'un poisson rouge dans son bocal.
En nous voyant arriver, Emma se leva de table avec l'autorisation de son père pour venir les prendre par la main. Elle nous amena à sa table, qui dû être assortie de quelques chaises supplémentaires pour nous asseoir.
— Papa, je ne pense pas qu'Eli s'était attendu à ce qu'ils ne vendent rien... Est-ce que tu pourrais lui cuisiner quelque chose, s'il te plaît?
Pierre s'exécuta en quelques secondes. Il sortit de sa poche une poignée de diamants qu'il laissa tomber devant lui sur la table. Sa main tendue au-dessus du tas de pierreries, celui-ci s'agita par lui-même jusqu'à orbiter autour de son poignet. D'un mouvement de main expert, il fit apparaitre trois baguettes jambon/fromage sur la table, qu'Emma distribua à chacune de ses convives.
— Vous êtes servies! annonça-t-elle fièrement. Je suis désolée, j'espère que vous n'êtes pas juifs ou musulmans... Auquel cas, je peux vous cuisiner quelque chose d'autre, s'empressa-t-elle d'ajouter.
Toutes firent signe que ce ne serait pas nécessaire et se lancèrent sur leur sandwich avec appétit. Au milieu d'une bouchée, le garçon au bout de la table me sauta aux yeux. Je n'aurais pas pu jurer qu'il était là quelques minutes plus tôt, mais il semblait en grande conversation avec une camarade. Il sortait d'où? Aucun garçon n'avait assisté à la cérémonie, j'en étais certaine. La Sorbonne n'était pas explicitement pour la séparation des garçons et des filles, mais clairement aucun n'avait été retenu dans le cursus des Danseuses.
« S'il est ici... ça signifie que lui aussi manipule les Arcanes? »
J'attendis une pause dans sa conversation pour s'immiscer et je me présentai :
— Cool! Moi, Mathieu! fit-il d'un ton avenant qui n'était pas sans rappeler Emma.
— Dis, Mathieu, est-ce que toi aussi tu... sens les Arcanes ou je ne sais quoi? hasardai-je.
— Absolument, sinon je ne serais pas ici, n'est-ce pas? répondit-il sur le ton de l'évidence.
Il lança un regard circulaire autour de la table pour chercher des supports. Il n'en rencontra aucun.
— Excuse-toi, Math! tonna Pierre. Elle vient d'une famille sans pouvoir. Elle ne peut pas savoir.
Le visage de l'adolescent changea du tout au tout. On aurait dit un gamin pris en défaut.
— Oh! Ça change tout, alors! s'enthousiasma-t-il. Tu penses quoi de notre univers jusqu'à maintenant?
« Impossible de lui dire qu'il est aussi terrifiant que fantastique. Autant opter pour quelque chose entre les deux. »
— Excitant, mais aussi un peu complexe, dis-je avec un petit froncement de sourcils.
— Ne t'en fais pas! Si tu as des questions, Emma se fera un plaisir de t'expliquer, n'est-ce pas ?
La bouche pleine de gâteau au chocolat, Emma se contenta de hocher vigoureusement la tête, faisant voleter son chignon dans tous les sens.
— Est-ce que vous lui avez montré comment fonctionnent les Arcanes quand tu es un garçon? sonda-t-il avec un sourire malicieux.
Emma lui fit signe que non. Quelque chose dans le regard noir qu'elle lui adressa tenait de l'avertissement.
— Les garçons et les hommes pratiquant la magie utilisent une magie très spéciale, très différente de celle des femmes, expliqua Mathieu. Pour nous, on parle d'orbes.
— Orbes? répétai-je, sans comprendre.
— Tu as bien vu les orbes du directeur tout à l'heure?
— Les billes de métal? m'illuminai-je.
Pierre hocha la tête avec satisfaction.
— C'est l'accessoire de magie dont se servent les hommes pour manipuler les Arcanes., expliqua-t-il. Nous ne sommes pas comme les femmes, nos systèmes sont différents, nous ne pouvons pas utiliser notre corps. Nous utilisons notre esprit, fit-il en tapotant sa tempe de son index.
— Comment ça marche? demandai-je, ma curiosité piquée.
— Tu veux que je te montre? offrit Mathieu, le regard pétillant. Dis oui, stp!
Une plainte s'éleva de l'autre côté de la table :
— Papa! Nous sommes à table! Ça ne peut pas attendre? dit lui de faire ça à un autre moment, geint Emma, d'humeur étrangement sombre.
— Roh, juste une minute, tenta de l'apaiser Mathieu. La demoiselle souhaite voir comment cela fonctionne.
Emma me lança un regard éloquent, avant de se retourner vers son frère, des poignards dans les yeux.
— Est-ce que tu vas encore...
— Ne lui révèle pas ce que je vais faire, voyons, l'interrompit Mathieu.
— Eli, quoi qu'il fasse, sache qu'il y a de bien meilleurs moyens d'utiliser la magie, OK?
Emma ponctua son intervention d'un soupir sonore et d'un « Tu es salement con, Mathieu, quand tu veux. »
Tant pis pour elle, mon attention était focalisée sur Mathieu. Il avait déjà sorti ce qui ressemblait à quatre ampoules ouvertes de son sac.
— Ce sont tes... « orbes »? lui demandai-je, fascinée.
— Tout objet sphérique peut faire office d'orbe, expliqua Mathieu avec un grand sourire. Ce sont des ballons. On les utilise généralement en chimie pour... commença Mathieu avant de s'arrêter brusquement. C'est une de mes passions, bref.
Il tint les ballons dans sa main et ils s'envolèrent sans attendre. À la vitesse où elles tournaient, elles produisaient un vrombissement de tous les diables. Le pire était qu'elles n'en finissaient pas d'accélérer. Bientôt, elles tourbillonnèrent au-dessus de la table à une telle vitesse qu'elles semblèrent fusionner en un anneau d'un mètre de rayon. L'air crépita au centre, et soudain, dans un craquement de tonnerre, elles s'évanouirent. Mathieu avait aussi disparu dans le processus.
Les sourcils froncés, je le cherchai des yeux sans succès avant de fixer bêtement la place vide où il s'était tenu une fraction de seconde plus tôt. Un toussotement embarrassé attira mon attention quand Emma me pointa la porte du réfectoire, le visage dans les mains.
« Les Arcanes ne servent pas à ça... », grommelait la ballerine à répétition.
D'étranges claquements secs se firent d'abord entendre. Les regards de tout le monde dans le réfectoire se tournèrent vers l'entrée.
La corne arc-en-ciel de la bête fut la première chose à passer la porte. D'une brillance de sucre raffiné, elle se plantait dans un pelage rose lumineux qui semblait avoir la consistance de la barbe à papa. Une tête de cheval passa l'embrasure, les naseaux grands ouverts, mais avançant de son doux pas régulier vers les élèves. Fièrement campé sur le dos de l'animal, Mathieu était hilare.
— Princesse Bouton-de-Rose! Licorne rose à la corne de bonbon, annonça-t-il fièrement.
— Mathieu, descends de là! lui hurla Emma. Tu avais promis que tu ne me ferais pas honte si papa te laissait venir...
— Arrête Emma, je suis sûr que ton amie est très impressionnée, se rengorgea le cavalier.
— En attendant, je ne sais plus où me cacher, alors descends de là et fais-la disparaître, ordonna sa sœur d'un ton cassant.
Il descendit lestement de selle en s'aidant de la corne qui malheureusement se rompit en lui restant dans la main. Il se retrouva sur le dos, par terre, la corne arc-en-ciel dégoulinant d'un liquide rosé presque néon directement sur son visage. Il se releva de son mieux et récupéra ses ballons. Quand ils se touchèrent à l'intérieur de sa main, la licorne (devenue simple cheval rose) cessa simplement d'exister. Il déposa la corne devant moi avec un grand sourire.
— Alors? Pas mal, avoue! Garde-là comme souvenir de ta première journée à la Sorbonne, ce sera plutôt cool.
— ... Merci? hésitai-je, ne sachant pas trop si démontrer de l'enthousiasme m'aliènerait Emma.
La corne était chaude et lisse au toucher. Promenant l'index sur la surface pleine de creux et de bosses, je suivis du doigt une torsade jusqu'à la pointe arrondie. Une pulsation sourde émanait de l'objet que je n'arrivais pas à m'expliquer. Je ne doutais pas de sa réalité, au vu du son clair qu'il avait émis en touchant la table et de son poids dans ma main, mais difficile d'accepter qu'un tel objet puisse exister. Sentant les fruits, irradiant une lumière multicolore, d'un toucher satiné reléguant une perle au rang d'infâme papier sablé, l'objet dégageait une aura magique totalement différente de celui que les mots « Danseuse » et « Arcane » lui évoquaient.
Quand elle leva les yeux, c'est de l'émerveillement que je reconnus dans ma propre voix :
— C'est... tout simplement prodigieux!
— Non, pas du tout, contredit Emma avec humeur. C'est des gamineries.
— Je t'assure, je n'ai jamais rien vu de tel.
« Peut-être pour elle est-ce normal, mais pour moi, ça défonce tout ce que j'ai toujours cru possible. »
— Oh, il te reste bien des choses à apprendre, déclara la ballerine d'un air hautain. N'importe quelle Danseuse saurait faire bien plus impressionnante avec un peu d'entrainement.
— Vraiment? s'étonna la mère d'Hélène.
Un rapide coup d'œil me permit de voir qu'elle disait vrai. Toutes les autres Danseuses étaient retournées à leur repas.
« Ça semble si naturel pour eux. Qu'est-ce que c'est que ces gens? »
Le repas se termina sur les plans de week-end de la plupart des convives, mais la main sur sa corne, je ne me sentais pas de converser de sujets si « normaux ». La tête me tournait et la nausée me prenait quand je prenais conscience de l'ampleur de la situation.
« Ce n'est pas pour s'arranger. Le premier cours est à 13 h. Comment vais-je réagir quand je serai confrontée à mes propres pouvoirs? »
Heureusement, lorsque Emma et moi pénétrâmes dans la classe, c'était la professeure de hip-hop qui nous attendait. En entrant dans le studio, l'odeur familière de parquet fraichement ciré, mais aussi par un entêtant parfum d'orange, ou de citron me frappa. La pièce embaumait les agrumes. L'odeur avait quelque chose de rassurant. L'univers avait beau être différent, une salle de danse restait une salle de danse. J'y étais chez moi plus que nulle part ailleurs.
Mme Perrault s'approcha de moi avant le début du cour :
— Tu dois te dire que j'ai fait une erreur, n'est-ce pas? commença l'enseignante.
— C'est un peu l'idée, oui, avouai-je à regret. Il y a toujours cette idée au fond de mon crâne qui me dit que je n'ai rien à faire ici, que je n'ai pas de pouvoir et que je vous fais perdre votre temps.
La Danseuse me regarda avec un air attendri de grande sœur.
— Tu as tout faux, m'assura-t-elle. Ce que j'ai senti chez toi est incomparable. Tu seras une grande Danseuse.
— C'est gentil. J'aimerais vraiment beaucoup partager vos convictions, confiai-je.
— Je serai ta titulaire, en tant que chargée des danses modernes. Comme tu as déjà un bon bagage, tu auras droit à un parcours particulier, dans mon cours. Je vais m'assurer personnellement que tu ne perdes pas ton temps.
« Voilà une idée étrange. C'est moi qui ai l'impression de lui faire perdre son temps. S'il s'avérait que je n'avais pas de pouvoir, imagine sa déception. »
Elle me laissa en m'assurant qu'elle viendrait me donner des exercices particuliers après les présentations. Au fur et à mesure, les élèves s'asseyaient en cercle au centre de la pièce, autour de l'enseignante.
« Attends, quand elle a dit les présentations, elle parlait bien de se présenter elle, non. Pas que les élèves allions nous présenter, n'est-ce pas ? Oh non, mon Dieu non. Faites qu'elle ne nous fasse pas nous présenter! »
Son doute se concrétisa dès que la jeune femme ouvrit la bouche :
— Premier cours, présentations obligent! Ne vous inquiétez pas, nous ne perdrons pas trop de temps, les rassura-t-elle. Vous devez toutes avoir très hâte d'apprendre vos premiers vrais mouvements et je vous comprends. Nous ne présenterons que celles qui ont déjà une formation en danse moderne. Levez-vous, les filles, s'il vous plait. »
Heureusement, deux autres filles se levèrent avant moi. Je suivis le mouvement, mais Mlle Perreault se tourna vers moi direct!
— Eli, aimerais-tu briser la glace? demanda Tanysha, se voulant aussi invitante que possible.
— Pas vraiment, mais je vais le faire...
Je me levai debout et... ne savais absolument pas quoi dire.
— Parle-nous de toi, m'aida l'enseignante. Ton nom, ton âge et les styles de danse que tu connais. Ensuite nous pourrons te tester.
— Me tester?
« Quoi?!? C'était HY-PER tôt pour un test! »
L'inquiétude et la panique durent se lire dans ma voix, car immédiatement, elle se mit à expliquer.
— C'est pour mesurer la puissance de tes pouvoirs. Une formalité.
— D'accord... Je suis Eli, j'ai 12 ans, je fais surtout du hip-hop et du street rap, déclamai-je en un seul souffle.
D'un hochement de tête, Mlle Perrault me félicita et m'encouragea.
— Tu te sens prête à être testée? demanda-t-elle avec confiance.
— Je ne pense pas être prête un jour, alors allons-y! dis-je, faussement enthousiaste
La vérité, c'est que mon cœur battait la chamade dans ma poitrine et que j'avais l'impression que tout le monde pouvait l'entendre. J'avais à nouveau la nausée, mais cette fois, je savais bien que c'était seulement le stress.
L'enseignante s'activa et alla à son sac, aligné le long du mur avec les autres. Elle en revint avec une sorte de joujou de verrerie. De la taille d'une boule de bowling, elle semblait peser une tonne alors que la jeune femme la balançait d'un doigt à l'autre avec la légèreté d'une bulle de savon. À sa surface s'accrochaient des volutes violettes qui dansaient comme un brouillard, se condensant, rejetant des langues tout autour à chaque mouvement de la sphère.
— Le test est d'une simplicité assez incroyable. La sphère de verre a été conçue pour condenser les Arcanes de la Danseuse. Pense à cet objet comme à un aimant. J'interpréterai les résultats pour toi. Il suffit de la tenir dans tes mains.
Les mains moites, je m'avançai vers le centre du cercle pour prendre la sphère des mains de mon enseignante. Effectivement, elle était bien aussi légère qu'une plume. L'ensemble respirait la délicatesse.
Je ne voulais pas voir, du coup, je fermai les yeux. J'attendais que le choc arrive, mais je ne m'attendais pas à entendre une de mes camarades chuchoter : « Est-ce que c'est censé être normal? »
Tanysha s'approcha doucement, jusqu'à mettre son nez pratiquement contre le globe. Elle le scruta à la manière d'une diseuse de bonne aventure dans une fête foraine avant de se relever et de se fendre d'un bref :
— Je ne vois rien.
— Ça veut dire quoi? m'inquiétai-je.
« Voilà, depuis tout ce temps, c'est moi qui avais raison ! Je n'ai aucun pouvoir et je vais devoir dire adieu à mon rêve! »
— C'est très étrange, balbutia-t-elle. Il est normal que certaines étudiantes débutent ici avec un pouvoir embryonnaire, mais ils permettent généralement d'attirer suffisamment d'Arcanes pour qu'ils soit visibles par une légère volute bleutée.
— Et là? demandai-je, hésitante.
— Rien, annonça Tanysha avec un haussement d'épaules. Va voir le directeur avec le globe-test puis ramène-le-nous quand vous aurez terminé. Nous ferons le reste des présentations en t'attendant.
Mon cœur sombra dans ma poitrine. Si la professeure avait été d'une politesse exquise, en évoquant mon retour en classe, je savais que mon instinct avait été le bon : je n'avais aucun pouvoir me valant une place à la Sorbonne. J'étais une danseuse, pas une Danseuse.
Trop humiliée pour affronter le regard d'Emma et de Hélène, je marchai droit vers la porte, globe en main, m'obligeant à rester droite.
« Merde! Qu'est-ce que je vais dire à Aurélie pour lui expliquer que j'ai été expulsée de la Sorbonne? Les filles du studio vont rire de moi. Je ne serai jamais... la danseuse que je rêve de devenir... »
Je retournai à l'auditorium pour trouver le directeur assis à même l'estrade, perdu dans la contemplation des aériennes de ses orbes métalliques.
— Vous m'attendiez?
— Non, mais il semble que tu es la seule qui ait réellement envie de poser des questions, expliqua-t-il sereinement. Les étudiantes sont en cours, les parents sont retournés à leur vie, et moi j'avais averti que je me tiendrais ici pour répondre aux questions s'il y en avait.
Il désigna l'amphithéâtre vide avec une moue désabusée.
— Est-ce que je pose trop de questions? m'inquiétai-je.
— Non, au contraire, Eli, je suis heureux de t'avoir ici! Je m'attendais simplement à ce que tu ai d'autres questions à poser à l'abri des regards.
— Je suis désolé de vous décevoir, mais c'est Mlle Perreault qui m'envoie. Il y a un problème, avouai-je, le cœur lourd. Le globe-test ne réagit pas à mon toucher.
— Oh vraiment? J'avais pensé que ça pourrait arriver, ce matin, marmonna-t-il, pensif. Approche, montre-moi ça.
Je descendis les marches jusqu'à me placer face à lui. Levant les mains à la hauteur de ses yeux, il se perdit dans la contemplation de l'objet. L'attente était interminable.
Il sourit doucement puis murmura :
— Quelle joie d'avoir une jeune fille aussi spéciale parmi nous.
— Que voulez-vous dire? demandai-je.
Mon cœur avait fait trois tours. Aurait-il vu quelque chose qui aurait échappé à Mlle Perrault?
— Tu n'as pas de pouvoir, Eli, s'enthousiasma M. Delaunay. N'est-ce pas incroyable?
Je le dévisageai comme s'il avait été complètement dément. J'aurais vraiment voulu faire bonne figure, rester la jeune fille polie que ma mère avait si bien élevée, mais c'en était trop. Non, ce n'était pas incroyable du tout, non.
— Qu'est-ce que je vais dire à mes parents? Que vais-je dire à mes copines du studio? murmurai-je pour moi-même.
— Pourquoi cette triste mine? se désola le directeur.
Il descendit de l'estrade pour s'accroupir près de moi.
— Ça a toujours été mon rêve d'étudier la danse à la Sorbonne, et j'ai tout gâché! explosai-je. Je vais retourner à ma vie d'avant et... et...
Je fondis en sanglots... Il me laissa pleurer longtemps, planté comme un piquet. Consoler les gens semblait au-delà de sa compréhension. Lorsqu'enfin je me repris et cessai de pleurer, il était toujours là, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres.
— Si nous avons jugé que tu avais ta place ici, c'est que tu as ta place, Eli, dit-il, pensant peut-être me rassurer. Nous te dispenserons la meilleure formation possible. Il va de soi que la situation est inédite. En temps normal, tu n'aurais pas du pouvoir franchir la porte.
— La porte?
« Ah oui, cette satanée porte toujours verrouillée qui avait si mal démarrée ma journée! »
— L'entrée de la Sorbonne est une Arcane très puissante. Elle ne se laisse ouvrir que par une manipulation d'Arcane.
« Une porte qui filtre les êtres magiques? Un sort pour ouvrir la porte? Je n'aurais pas dû pouvoir passer, alors. Non, je suis conne. Ce sont eux qui l'ont ouvert pour moi à chaque fois. Alors ça n'empêche pas d'entrer si on est accompagné. Sans blague, c'est beaucoup trop compliqué. »
— La personne sans pouvoir ne peut pas ouvrir la porte, mais l'accès ne lui est pas explicitement refusé, clarifia M. Delaunay, comme en réponse à sa réflexion.
— Je suis humaine, balbutiai-je comme si j'en doutais.
— Et c'est une chance énorme, répondit le directeur du tac au tac avec un petit rire.
Je ne pus m'empêcher de lui faire de gros yeux. Clairement, il ne prenait pas la situation au sérieux. Mon rêve m'était arraché alors que je le touchais du doigt. Pire, il n'y avait rien que je ne puisse faire pour changer ça.
— Non, c'est terriblement injuste, m'écriai-je. Je ne pourrai jamais ouvrir la porte par moi-même. Je ne serai jamais une grande danseuse. Je vais — .
— Je t'arrête, me coupa-t-il. Je ne peux pas changer la porte. L'Arcane est bien plus ancien que tout ce que je peux concevoir. Par contre, je peux te faire tricher le système, annonça-t-il, fier de lui.
Encore une fois, il reçut mon regard de : « Mec, qu'est-ce que tu as fumé? ». N'était-il pas censé faire respecter les règles, comme directeur, plutôt qu'aider à tricher? Ce n'était pas voulu, mais clairement mon visage (sale traitre) exigeait qu'ils'explique.
— Regarde.
D'un vague mouvement de poignet, il désigna ses orbes. Les billes revinrent paresseusement orbiter autour de sa main. Il pianota de son pouce contre ses autres doigts. Les orbes accélèrent un instant avant de s'arrêter net. Un petit éclair joint la paume du directeur qui referma la main dessus, comme s'il attrapait un papillon. Il ouvrit ensuite le poing et souffla. Un reflet capta immédiatement mon attention.
Une petite étoile de verre orange. Elle faisait à peine la taille de mon pouce.
Elle était brillait telle une authentique étoile. J'adorais surtout ses 5 branches légèrement bombées qui lui donnaient un aspect enfantin. Rien de pointu ou de tranchant, l'expression du plus pur émerveillement.
— C'est une opale de feu, m'apprit-il avec satisfaction. Je viens de la créer grâce aux Arcanes. Tu comprends ce que ça signifie?
— Elle me donnera une partie de vos pouvoirs? demandai-je, pleine d'espoir pour la première fois.
« Si c'était le cas, ça règlerait vraiment tous les problèmes. Je pourrais ouvrir la porte, je pourrais étudier à la Sorbonne, je pourrais utiliser les Arcanes. Mieux, je deviendrais la danseuse que j'avais toujours rêvé d'être.
— Pas du tout, trancha M. Delaunay. Tu vois mes orbes? Elles sont une manière pour moi de transformer les Arcanes autour de moi. Elles sont une extension de mon esprit.
Mon cœur avait sombré dans ma poitrine. À quoi bon continuer de discuter avec lui? Il ne pouvait pas faire de moi une Danseuse, alors soit, mieux valait encore partir la tête haute.
— Tu n'es pas une Danseuse, tu ne ressens pas les Arcanes. Cependant, cette étoile emmagasinera les Arcanes à ta place. En l'ayant avec toi, la porte considèrera que tu es en présence d'une créature magique puisque cette étoile contient aussi une partie de moi. Si j'avais voulu, j'aurais aussi pu te donner un de mes orbes, mais j'aime l'idée que tu aies quelque chose d'aussi délicat qui sied mieux à ta personnalité.
Le scintillement de l'étoile redoubla d'intensité comme si une lumière venait de s'allumer à l'intérieur. Comme les billes l'avaient fait ce matin, l'étoile prit son envol pour venir tourner autour de ma tête.
— Je la trouve très belle, merci, dis-je sèchement. Ça ne règle pas le problème. Je n'ai toujours pas de pouvoir. Je n'ai toujours rien à faire ici.
— Nous t'avons choisi, à ton tour de nous choisir.
Toujours ce ton affable et chaleureux. D'un haussement d'épaules, il se riait de mes angoisses. Comme je ne le connaissais pas encore suffisamment, M. Delaunay m'inspirait de la méfiance. Il n'avait cure de mes problèmes. Pour lui, la vie semblait une suite de solutions.
« Ce serait bien trop facile. Si la vie était ainsi, ça se saurait. »
— Allez, ne réponds pas et file, dit le directeur, un sourire dans la voix. J'irai rendre le globe-test à Tanysha. Quant à toi, c'est assez d'émotion pour aujourd'hui. Rentre chez toi et discutes-en avec ta famille. Pour ce qui est de l'étoile, je te conseille de la garder dans ton sac, hors de l'école. Notre existence n'est pas publique et nous souhaitons que ça reste ainsi.
— Donc mes amies ne peuvent pas savoir?
Je me mordis involontairement la lèvre. Je n'avais jamais gardé un secret aussi gros à l'insu de mes amies. Si je choisissais de poursuivre mes études à la Sorbonne, comment leur expliquer ce que je vivais ici en cachant toute la dimension « Arcanique »?
— Malheureusement, non, se désola-t-il.
— J'ai une demande à vous faire, moi aussi, dans ce cas, répliquai-je. Si mes amis ne peuvent pas savoir que vous existez, les gens d'ici ne peuvent pas savoir que je n'ai aucun pouvoir. C'est d'accord?
J'étais mortellement sérieuse. Il était hors de question que ça se sache et que je sois exclue des cours. Ce serait ma condition.
Il marqua un temps d'arrêt, grattant sa petite barbe, avant d'enfin se fendre d'un sourire et me tendre la main.
— C'est entendu, dit-il lorsque je lui serrai la main. Bonne fin de journée petite.
Le directeur se leva, globe-test à la main, et la seconde suivante, il n'était plus dans la pièce. Je regardai autour de moi, ne sachant que faire. Il avait bel et bien disparu.
L'opale de feu scintilla devant mes yeux comme pour me rappeler que c'était à ce monde que j'appartenais aussi, désormais. Je me mis donc en marche, traversa le hall puis sortit du bâtiment. Il s'était mis à pleuvoir et le ciel était couvert. J'adore la pluie, d'habitude, mais en voyant mon étoile rayonner sous l'averse, je réalisai que :
« Merde! J'ai laissé mon sac dans la salle de danse! »
Je rebroussai chemin au pas de course pour éviter d'être complètement trempée. Arrivée devant la porte, je pris une grande inspiration. Mon cœur battant à tout rompre, je tirai d'un coup sec. C'était le moment de vérité. Si la porte n'ouvrait pas, même avec l'étoile, je sais que je n'aurais plus jamais mis les pieds à la Sorbonne. J'aurais enfoui cette histoire et basta.
La porte céda sans difficulté. Je soupirai de soulagement avant d'apercevoir mon sac trônait devant la réceptionniste. Je l'avais saluée en sortant. Mon sac n'était définitivement pas là.
« Au point où j'en suis... »
Je passai l'éponge et mon sac avant de m'engouffrer à nouveau au cœur de l'orage.
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