Chapitre 3: Lever du rideau

— Bienvenue aux nouvelles étudiantes. Bienvenue aux parents de celles-ci. Je me présente pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis Laurent Delaunay. Je suis le directeur du cursus pour Danseuse de la Sorbonne.

Nous accueillons pour la rentrée de cet automne 9 jeunes filles qui, nous l'espérons, deviendront des Danseuses en parfait contrôle de leur pouvoir. Puisque celles-ci ont passé le processus de sélection avec brio, j'aimerais commencer cette journée d'accueil en félicitant chacune d'entre elles pour le talent qu'elle a démontré. Notre école et moi-même sommes très fiers d'avoir l'honneur d'enseigner à de tels talents. »

J'étais la seule à être surprise dans la salle. Le reste des filles écoutaient le monologue avec émotion, mais personne ne fronçait le moindre sourcil. Pierre n'exprimait pour toute expression qu'une attention délicate et polie. Il avait mentionné plus tôt que le frère d'Emma étudiait ici aussi. Ce devait être du réchauffé, pour lui. Il n'en restait néanmoins pas le moins du monde perturbé.

« C'est une blague, un canular. Un effet spécial. Il souligne la rentrée avec... non. Ces... billes volent bel et bien... »

« Je pourrais toujours partir. Je n'aurais qu'à dire que j'ai changé d'avis et veux aller au même collège qu'Aurélie »

Un pincement me serra le cœur à l'idée d'abandonner la Sorbonne. J'avais passé les dernières semaines à m'enthousiasmer sur les cours que j'y suivrais et les horizons que ça m'ouvrirait. Après tout, les filles de la Sorbonne étaient reconnues pour leur technique sans égale et leur grâce, peu importe le style. Je ne pouvais pas laisser passer cette occasion.

Je résolu donc de faire quelque chose que je n'aurais JAMAIS fait dans mon ancien lycée. Je levai la main pour interrompre le monologue du directeur. Ce dernier ne sembla pas le moins du monde surpris et s'arrêta derechef pour m'interpeler. 

— Oui, Mlle? Tu as une question?

Soudain pétrifiée... je n'avais aucune idée de quoi articuler. Ma tête bourdonnait de questions, mais par où commencer?

— Est-ce que... ces billes, hésitai-je longuement. Je pris une grande inspiration pour me donner la force d'articuler les derniers mots. C'est de la... magie?

« Eli, tu es terriblement stupide. Ces gens vont se moquer de toi et tu l'aura bien mérité. »

Les parents firent un bien meilleur travail à conserver leur sérieux que leurs enfants. Le visage de mes futures camarades de classe exprimait silencieusement leur jugement.

— J'ai bien peur de ne pas comprendre ta question..., regretta M. Delaunay.

— Je suis désolée. Je m'excuse de vous avoir interrompu...

Je me se rassit rapidement (Quoi? Je m'étais levée?), et me cacha le visage derrière mes boucles. Emma posa sa main sur son bras.

« Ce n'est pas grave » chuchota ma nouvelle amie. « Laisse-les faire. »

— Quoi? Non! s'insurgea le directeur. Ne vous excusez pas Mlle! Apprendre commence lorsque nous découvrons ce que nous ignorons. La Sorbonne a vocation de superviser vos apprentissages. Posez-moi votre question autrement, s'il-vous-plait, ordonna-t-il avec affabilité.

J'aurais volontiers disparu dans mon siège. J'aurais dû lui dire que ça allait, qu'il avait répondu à ma question et que j'avais seulement voulu faire rire les autres. Mais le mensonge n'était pas dans ma nature. Je me relevai et articulai de mon mieux :

— Je... En fait... Qu'est-ce qu'il se passe?

Les billes ralentirent leurs révolutions pour venir se poser d'elles-mêmes dans la paume du directeur.

— Hm... je crois voir où tu veux en venir, s'illumina-t-il. Vous toutes êtes en possession de pouvoirs que la Danse permet de maîtriser.

Je me tournai vers Emma, qui opina. Elles possédaient toutes des « pouvoirs »? Leurs parents n'en semblaient pas bouleversés, ils devaient donc savoir, eux aussi. La question qui me brulait les lèvres prit la forme de mots :

— Pouvoirs... magiques? hasardai-je.

— Absolument. Enfin non, rectifia-t-il. Ici, nous ne parlons pas de magie. C'est un terme associé aux contes. Nous utilisons les Arcanes, qui ont le pouvoir de manipuler la réalité. Les Danseuses tissent les Arcanes avec leur corps et leurs mouvements, expliqua-t-il, aussi didactique que possible.

Le sérieux sur le visage du directeur démentait l'idée même que tout ceci soit une blague.

— Les Arcanes baignent le monde et toutes choses. Les Arcanes sont l'essence des êtres et des objets qui échappe aux sens. Les femmes qui savent les sentir et les utiliser sont appelées Danseuses.

— J'ai peur..., articulai-je faiblement, au bord des larmes.

— Si tu me laisses continuer, tu te rendras compte que tu n'as rien à craindre, dit-il d'un ton rassurant. Ni de toi, ni de nous, ajouta-t-il avec sensibilité.

L'idée me frappa pour la première fois qu'en toute logique, si j'étais ici, si j'avais passé leur processus de sélection, c'était que je possédais aussi ce pouvoir. Je contemplai mes mains à la recherche d'une lueur ou de quoi que ce soit de surnaturel. Heureusement, elles semblaient terriblement normales. Je déglutit avec difficulté et osa relever la tête pour la première fois.

Inspire.

Expire.

J'étais surement rouge tomate vu comment les joues me faisaient mal. Les regards me brûlaient l'arrière de la tête, mais je me forçai à reprendre contenance, afficher un demi sourire et écouter attentivement ce que le directeur avait à partager comme information.

« Tout d'abord, sachez que nous sommes dans un établissement d'enseignement. Vous n'avez donc rien à craindre, il n'y aura aucune sanction d'imposée. Les situations sont traitées par la direction comme des opportunités d'apprentissage pour nous comme pour les élèves.

Pour ce qui est du code vestimentaire, chacun est libre de s'habiller comme elle le souhaite. Nous offrons néanmoins un uniforme, autant par esprit d'appartenance que par obligations ministérielles. Veuillez s'il-vous-plait passer par les salles d'essayage après cette rencontre.

Nous vous tenons toutes pour Danseuse à part entière à partir d'aujourd'hui. Vous serez traitées avec respect, et porterez l'entièreté des conséquences des pouvoirs que vous choisirez d'utiliser. Vous apprendrez au cours de la première année quantité d'utilisations possibles qu'il vous tardera de mettre en pratique. Vous êtes encouragées à le faire. Nous espérons que vous apprendrez à garder en tête les conséquences possibles avant d'utiliser les Arcanes de quelque façon que ce soit.

La dernière règle, ou plutôt tradition, est la règle de trois. Vous apprendrez bien vite que tout est compté, les Arcanes ne faisant pas exception. Ainsi, pour respecter la règle de trois, chacune d'entre vous se verra assignée à un trio. Nous tiendrons la cérémonie à la fin de la semaine pour laisser à toutes le temps de se connaitre et aux professeurs le temps de faire les pairages.

J'en aurais fini à peu près avec les règles. J'ose espérer qu'Eli aura quelques questions supplémentaires à poser avant que nous ne poursuivions avec la présentation des enseignantes. »

Le regard doux de M. Delaunay se posa sur elle. Il voulait mon bien, et je ne me sentais pas de me dégonfler après m'être ridiculisée tout à l'heure.

— J'ai effectivement une question, dit-je en me levant à nouveau, articulant de son mieux.

— Je n'en attendais pas moins de toi, dit-il avec bonhommie. J'aimerais que tu nous l'offres, s'il te plait.

L'homme devait être un sacré tombeur de dames avec cette mine enjôleuse et ce sourire perpétuel.

— Pas de magie, alors ? fit-je d'un air faussement déçu.

Les gens comprirent que cette fois, je faisais une blague et rirent de bon cœur avec moi.

« Eh non, les filles, je ne suis pas que stupide, je sais aussi rire. Heureusement, d'ailleurs! »

Le directeur fit de même, puis dans un mouvement de bras, désigna les femmes qui s'étaient jusqu'alors tenues droites et élégantes pendant son monologue. Même assises, leurs tailles et leur gabarit mis à part, elles partageaient toute cette posture légère et aérienne qui, je le savais mieux que quiconque, n'était acquise qu'au prix d'un nombre absurde d'heures de répétitions. Il passa le micro à Dame Clarys :

« Merci, Laurent. Je me présente : mon nom est Lissandra Clarys. Comme certains doivent s'en douter, je suis une enfant des étoiles. »

Elle marqua une pause oratoire pour laisser l'information faire son effet dans la salle. Ne sachant pas ce que ce terme désignait, Eli n'y vit qu'un temps de flottement gênant.

« Je serai votre enseignante de ballet classique de ces gentes dames. Ne vous y trompez pas, mesdemoiselles, j'attends le meilleur de vous. Je vous offrirai de mon côté mon expérience quant à tout ce qui touche l'utilisation des Arcanes pour assainir les corps. Durant cette première année, ma formation se concentrera sur les meilleurs moyens de vous soigner vous-même. »

Le monologue sembla faire son charme sur l'audience, à voir les yeux brillants des parents. Quelque chose dans la mine sévère de Clarys m'évoquait bien moins d'humanité que ne le laissaient présager ses paroles. Peut-être était-ce une simple impression?

Le directeur désigna la seconde enseignante, la recruteuse. Dame Clarys lui passa le micro. Elle ne devait pas avoir plus de 25 ans. Ses yeux noisette s'harmonisaient à la perfection avec son teint hâlé et à ses cheveux d'une couleur chocolat très intense. Aujourd'hui, pour tout vêtement, elle ne portait qu'un sarouel et un haut laissant apparaitre son nombril. L'ensemble lui allait à merveille. Elle sourit de toutes ses dents et commença un monologue qu'on sentait un chouia plus hésitant que sa consœur :

« Je suis Tanysha Perrault. Il est certain que vous ne me connaissez pas. Je fais cette année mon entrée dans le corps professoral. Je suis ici pour vous enseigner le style hip-hop. Je suis certaine que plusieurs parmi vous se découvriront des affinités avec ce style tellement plus moderne. Cette année, notre cursus se focalisera donc uniquement sur les Arcanes défensifs. »

Dans sa tête, j'approuvais autant son allure, son discours que son style de danse. Elle aurait pu être sur n'importe quelle affiche dans ma chambre, en fait. Au final, elle me ressemblaient et ça avait quelque chose de réconfortant. Toutes les Danseuses n'étaient pas des dames entre deux âges, rigides et surnaturellement gracieuses. La beauté de Tanysha m'était accessible. J'avais déjà hâte d'assister à son cours.

Le directeur attira l'attention sur la dernière femme, qui se leva, demanda le micro et sans attendre débuta un discours qu'on devinait préparé depuis bien longtemps. Sa voix était aussi monotone que son visage était inexpressif. Elle avait dû être belle dans sa jeunesse, mais il n'en restait plus grand chose, malheureusement.

« Bienvenue à la Sorbonne. Professeure Chantale Vals. Je suis de retour cette année auprès de nos novices pour leur enseigner la danse latine. »

Elle mit le micro dans les mains du directeur et retourna s'asseoir, droite comme un I. Un frisson me parcourut. Le tout fait été prononcé d'un air tellement... glacial. Elle ne me donnait aucunement envie d'assister à son cours, elle.

Le directeur finit sa prise de parole, éludant le malaise en redoublant de bonne humeur :

« Voilà les femmes délicieuses qui enseigneront à vos enfants au cours de leur scolarité à la Sorbonne.

Nous espérons de tout cœur que cette année se passera à merveille. Si quiconque a des questions à propos d'une situation individuelle, je resterai ici pour le reste de la journée. Sinon, je vous invite à aller chercher vos uniformes. Les cours commenceront aujourd'hui à 13 h. Une dernière fois, bienvenue à la Sorbonne. »

L'assemblée se leva dans un brouhaha confus. J'ignorais si j'aurais dû aller poser mes questions au directeur tout de suite ou se aller chercher mes uniformes comme il venait de le dire. Emma se rendait directement aux uniformes, je lui emboitai donc le pas.

Comme on peut s'y attendre, la salle d'essayage était un bondé et les vêtements étaient pour le moins restreints. 4 uniformes de tailles différentes, exposés sur des mannequins. Pendant ce temps, dans le fond de la pièce, une seule cabine d'essayage trônait, inutilisée. Ne sachant pas si je devais prendre un uniforme sur un mannequin ou demander ma taille à la femme assise près de la porte, j'attendis de voir ce que les autres filles faisaient.

« Suivre le troupeau, ainsi je ne me ferai pas remarquer. Ça me va parfaitement. »

S'il n'y avait pas de salle d'essayage, c'est simplement que les Danseuses n'en avaient pas besoin. Une petite brune se mit à faire de grands mouvements de bras, tourner sur elle-même, et, sortis de nulle part, de grands pans de tissus s'enroulèrent autour d'elle. Les habits qu'elle avait portés jusque là s'évanouirent alors qu'une soie délicate les remplaçait. Un chemisier blanc ouvert sur le devant et aux manches courtes s'était matérialisé, enveloppant son corps plus parfaitement que n'importe quel vêtement sur mesure. Ses mouvements s'alanguirent et des pans de tissu marine enserrèrent sa taille jusqu'à se refermer comme la corolle d'une fleur en une magnifique jupe à plis plats. La fillette leva les yeux vers le modèle et en un mouvement agile du poignet matérialisa une broche qui vint s'épingler à son col où s'enroula ensuite une cravate à rayures. Elle s'estima surement satisfaite puisqu'elle alla se placer à côté du mannequin et tourna sur elle-même pour faire admirer le résultat à sa mère qui battait niaisement des mains.

« Wow! C'était donc ça que les Danseuses pouvaient faire? La puissances des Arcanes dont le directeur avait parlé ? Moi aussi je veux pouvoir faire ça! »

La stupeur fit place à un pincement de jalousie. Dans les minutes qui suivirent, la Danseuse fut imitée par 6 autres fillettes qui obtinrent un résultat identique. L'une après l'autre, elles quittaient la salle d'essayage, me laissant seule. Emma partit en dernier, m'invitant à venir la rejoindre au réfectoire quand j'aurais terminé.

Il ne restait que moi et une autre fille qui me fixait nerveusement depuis l'autre côté de la pièce. À ses yeux perdus, je devinais qu'elle se posait les même questions que moi. Surtout celle, informulée : Est-ce que je suis la seule qui ne sache pas faire ce qu'elles viennent de faire?

Tentant de masquer mon désarroi, je lui fit signe d'utiliser la cabine d'essayage en premier. Son soupir fut audible, mais je préférai l'ignorer.

« Peut-être est-elle nerveuse que ça ne se passe pas comme prévu? Ou peut-être qu'elle voulait que je donne l'exemple? »

Elle quitta sa mère et demanda un uniforme à sa taille à la dame blasée assise à côté de la porte. D'un mouvement de poignet complexe et précis, la Danseuse força à l'existence une pile de vêtements blancs et marine soigneusement pliés. Elle les remit à la gamine avec un sourire de service à la clientèle.

« Ouf, cette dame-là non plus, ce ne sera pas ma meilleure amie. »

La jeune fille disparut dans la salle d'essayage, l'air visiblement exaspéré.

Je restai en silence, évitant soigneusement le regard de la dame et de la mère. Quand ce fut mon tour, je n'eut pas le choix d'aller donner mes mensurations. De la même manière, elle fit apparaitre l'uniforme dans mes mains. Malgré l'effet que ce tour me fit, je se forcai à garder mon calme. C'était une chose de voir des balles défier la gravité, mais faire apparaitre des objets d'un mouvement de poignet était une autre paire de manches. J'alla me changer dans la cabine d'essayage, mais fut arrêtée par la femme :

— Il n'y a plus personne ici, de toute façon. Pas besoin de te cacher, je vais fermer la porte. Referme-la en sortant, s'il te plait.

Je me dépêchai de mettre mes vêtements dans mon sac et de me changer. En sortant dans le corridor, je découvrit que la jeune fille qui avait utilisé la salle d'essayage m'avait attendue. Plutôt que de me faire la bise, sa mère m'offrit une poignée de main.

— Merci, madame, de m'avoir attendue. C'est vraiment très gentil, la remerciai-je froidement.

« Merde, j'ai l'air d'une grosse tarte. Est-ce que ma mère m'en voudrait si je m'adressais à elles un peu plus normalement? »

— Ce n'est rien. Appelle-moi Léa, je t'en prie, lui demanda la dame. Et voici ma fille Hélène. Vous serez en classe ensemble.

Hélène et moi nous adressâmes mutuellement un mouvement de tête pour nous saluer. Quelque chose dans ses yeux inexpressifs et ses cheveux filasses m'emplissaient d'indifférence pour sa personne. Elle était l'équivalent humain d'un verre d'eau tiède.

— Ça fait longtemps que tu sais que tu es une... Danseuse? demandai-je maladroitement pour lui faire la conversation.

L'hésitation nous fit rire. Il faudrait bien s'y faire, ce terme serait utilisé à toutes les sauces pendant les prochaines années.

— Depuis toute petite, déclara Hélène d'un ton de robot. La « poussière de fée » existe réellement, semble-t-il.

« Attends. Quoi?! »

— Tu es ici pour apprendre, ma chérie, la rassura Léa avec une petite tape amicale sur l'épaule de sa fille.

« Ah d'accord, c'est toute la famille qui est à côté de la plaque, en fait. »

— Emma m'a offerte de la rejoindre au réfectoire. Vous allez vous joindre à nous? leur offris-je.

Léa hocha la tête et nous suivirent les panneaux en silence.

Les possibilités de cet univers m'effrayaient. Même si les paroles du directeur s'étaient voulues on ne peut plus rassurantes, j'aurais quand même donné cher pour me retrouver chez moi, à attendre sagement l'arrivée de mes parents, leur expliquer la situation et apprendre de leur bouche que tout ceci n'était qu'une vaste blague.

« Sauf que des uniformes qui se matérialisent, ça ne s'invente pas... »

La cravate, terriblement réelle, battant au rythme de ses pas l'empêchait de penser une telle chose. Cet objet était sorti du néant. Dieu seul sait quand il y retournerait...

« Espérons seulement que ce ne sera pas dans le métro, au moins. »

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