Chapitre 1: Audition

Chez les Garnier, la matinée est astreinte à des règles très strictes. Margaret Maxwell, ma mère, est tout sauf une femme matinale. Elle nous avaient élevées, ma sœur et moi, pour que les débuts de journée soient calmes et sereins. Calmes et sereins pour elle, du moins. Elle est aimante, hein, n'allez pas imaginer des choses, c'est juste qu'aucune transgression à ses « demandes du petit-dej' » n'était tolérée.

L'une d'elles, que j'observais depuis maintenant plus de deux heures, était que personne n'est autorisé à quitter sa chambre avant le lever du soleil. Je peux vous dire que quand vous avez douze ans et que c'est le plus grand jour de votre vie, ne réveiller personne est vraiment une tâche super difficile! J'avais fait de mon mieux pour dormir, vraiment, mais je m'étais réveillée à 4 h.

Depuis, impossible de me rendormir... donc je tournais dans ma chambre comme un lion en cage...

Même répéter mes chorégraphies n'avait pas réussi à passer mes nerfs. C'était tout dire! Mes premiers souvenirs sont reliés à la danse. Charles, mon père, a coutume de dire que bébé, je dansais avant de savoir parler. Depuis, je n'ai jamais arrêté de danser. C'est devenu à la fois mon oxygène et ma raison de vivre. C'était un grand jour aujourd'hui pour la danseuse en moi. Je regardais, partout sur mes murs, les affiches des grandes danseuses que j'admirais en me demandant :

« Est-ce qu'elles étaient aussi excitées que moi lors de leur premier jour dans leur programme de danse? »

Je n'aurais pas de réponse.

La Sorbonne! Je n'arrivais pas à y croire. Ce nom tournait et retournait dans ma tête. Je testai la porte une fois de plus. Toujours verrouillée...

Quand (enfin!) les premières lueurs pointèrent leur nez à sa fenêtre, le bruit sec de la clef dans ma porte accompagna le bonjour spécial de ma mère à travers sa porte.

« Bon matin Eli. On reste calme malgré la rentrée, s'il te plait. »

La rentrée à la Sorbonne! C'était de ces opportunités dont je n'avais jamais osé rêver. Trop heureuse, je faillis répondre à travers la porte, mais je me retins au dernier moment.

Demande du petit-dej no. 2 : Les enfants ne parlent que pour dire « Bonne journée, mère. Au revoir. », en présence de ma mère.

Honnêtement, le cursus de danse la Sorbonne était bien plus que je n'aurais jamais osé rêver, comme éducation. C'est dommage, mais quand tes parents ont de la misère à payer le studio du quartier depuis des années, t'attendre qu'ils acceptent de t'envoyer dans LA meilleure école de danse de Paris tient plus du rêve que de la réalité.

***

Je n'ai rien forcé pour en arriver là. C'est fou! L'occasion s'est présentée d'elle-même, un soir où j'étais en train de répéter avec les filles pour notre spectacle. Une femme grande femme est débarquée de je ne sais où. Personne ne la connaissait. Elle nous avait observés pendant toute la répétition. Parfois, je la voyais du coin de l'œil griffonner quelque chose, sans plus.

Sincèrement, ce n'est pas pour me vanter, mais ça avait été une sacrée bonne répétition pour moi. Mon tempo était par-fait. J'enchaînais les pas comme jamais auparavant. Mon esprit était complètement absorbé par la danse.

J'étais tellement concentrée que lorsqu'elle vint me voir après, je ne savais plus où me mettre. C'est gênant, mais j'avais oublié qu'elle était là... Souvent, les parents ou les sœurs des filles viennent assister et ce n'est pas grave. Je suis habituée d'avoir un public.

Elle était grande, toute en muscles fins sous sa peau bronzée. C'était une danseuse, elle aussi. Ça ne faisait aucun doute. Sa posture, la même que la mienne, l'avait vendue. Sa figure se fendit d'un grand sourire plus blanc que nature.

— Hey salut ma belle! Quel est ton nom?

« Merde, merde! Je n'avais pas prévu qu'une adulte me parlerait. Eli, tu sais ce que ta mère dirait : on ne parle pas aux inconnus. On les rembarre aussi poliment que possible. »

—Eli, enchantée.Dis-moi, Elizabeth, je suis une...

Elle s'exprimait avec une diction parfaite. Le genre qui me met mal à l'aise. La prononciation des bourgeois. À bien la regarder, beaucoup de choses chez elle semblaient appartenir à ce monde : ses vêtements griffés, ses ongles parfaitement manucurés, ses Jordans neufs. Pas le genre de femme qui traîne dans les parcs, donc.

— Non, c'est juste Eli... la corrigeais-je timidement.T'es sûre? C'est pas un nom de garçon? demanda la femme, à moitié pour elle-même.Désolé, je dois vraiment vous quitter. Ma mère m'attend à la sortie, mentis-je avec une pointe de remords. Je m'en voudrais de la faire attendre.

Je devais être toute rouge à cause de ce mensonge. Au moins, avec l'effort fourni pendant la répétition, ça ne se verrait pas trop. J'espère, en tout cas! C'est tellement pas moi, de mentir.

—Je m'excuse, c'était... inapproprié. J'ai simplement été surprise, expliqua brièvement la femme.C'est rien, soufflais-je en hochant la tête. Je dois vraiment partir, maintenant. Vous m'en voyez désolée, madame.

J'avais une seule idée en tête : que cette conversation finisse au plus vite. Déjà les autres filles commençaient à partir. Je ne voulais pas rester seule avec elle. Je mis mon sac sur mon épaule pour bien lui signifier que je n'avais pas l'intention de rester là à l'écouter.

— La propriétaire du studio t'a-t-elle parlé des auditions de la Sorbonne, le 16 août ? lâcha la femme dans mon dos alors que j'allais pousser la porte. Je ne crois pas trop m'avancer en affirmant que tu as le niveau pour tenter ta chance. Je t'ai observée et à mon avis, tu as le potentiel de faire bien plus, si nous t'enseignions.

Je restai figée. Attends, quoi? La Sorbonne? Moi, auditionner à la Sorbonne? Mieux, elle pensait que j'avais le niveau? C'était insensé.

« Du calme Eli. Garde au moins l'apparence du calme. Ne va pas t'embarrasser en ayant l'air d'une gamine sans cervelle. »

— Je... serais absolument ravie, martelai-je. Un véritable honneur.

« Oh mon Dieu, j'étouffe. Ça ne peut pas être vrai! Elle, une recruteuse de la Sorbonne, pense que j'ai le talent pour rejoindre leurs rangs? »

Une branche est consacrée aux jeunes filles de 12 à 18 ans. Tu devrais vraiment tenter ta chance, insista la recruteuse. Les gens comme toi méritent d'apprendre avec les meilleurs.

Si j'avais été dans ma chambre, c'est certain que j'aurais hurlé à la mort. C'était la chance d'une vie! Impossible! Incroyable!

Je dus prendre trois grandes respirations pour me calmer et lui répondre en adulte :

— J'en parlerai à mes parents, mais bien sûr, je suis intéressée. Il y a des formulaires à soumettre? Des chorégraphies à apprendre? Dois-je apporter ma musique? la harcelai-je de questions.

Ma voix devait bien avoir monté de deux octaves sans que je le veuille. Merde, j'allais me trahir, si ça continuait.

— Tout est expliqué dans ce document. Tu pourras le lire avec tes parents. Cette offre n'est valable que pour toi seule, enchaîna-t-elle sans ménagement. Nous n'offrons cette opportunité qu'à quelques jeunes filles très spéciales. Pas question d'en parler aux autres danseuses, c'est compris? Elles seraient jalouses.

Incapable de former une phrase cohérente, je me contentai de hocher la tête. Les larmes me montaient aux yeux.

« Merde, merde. Il ne faut pas que je pleure, j'aurai l'air ridicule! »

Je serrai de toutes mes forces la chemise à l'en-tête de la Sorbonne que me remit la femme. Pour peu, j'aurais pu croire à un rêve, ou une hallucination. Elle sortait de nulle part, pour réaliser mon plus grand rêve, et la voilà prête à disparaître.

— Allez, va rejoindre ta mère, elle va commencer à s'inquiéter, m'ordonna-t-elle. Bonne soirée! On se verra à la Sorbonne, j'espère.

Voilà qui me donna encore plus mauvaise conscience. À croire qu'elle savait que j'avais menti, en plus.

L'inconnue m'adressa un dernier sourire avenant puis s'éloigna pour s'entretenir avec Chantale, notre chorégraphe.

« Ouf, j'espère vraiment que je n'ai pas fait une folle de moi. Que dirait ma mère à la rencontre avec les professeurs si elle apprenait que sa fille avait perdu le contrôle aussi facilement? »

En revenant, j'avais trouvé mes parents attablés, mangeant en silence. Ça ne dura pas, je vous l'assure! Hurlements et sauts de joie! Une tornade miniature (AKA moi) s'était invitée dans la pièce. Quand je réussis enfin à me calmer, mon père me prit dans ses bras et ma mère me félicita chaleureusement. Je parcourus la documentation avec lui, puis nous avons discuté du transport pour le 16 août. Comme ce serait un lundi après-midi, il fut convenu que je prendrais le métro seule avec le téléphone de papa.

***

Le jour de l'audition, je m'étais préparée soigneusement. J'avais tressé mes cheveux brun-roux en une longue natte qui volerait derrière moi pendant la chorégraphie, j'avais choisi les vêtements dans lesquels je me sentais le plus à l'aise pour danser, j'avais placé les documents dans mon sac à dos. Attend, est-ce que tout était bien signé? Une dernière vérification plus tard, tout était par-fait!

En descendant les escaliers de l'immeuble, je couinais littéralement d'excitation. Heureusement que personne n'était là pour m'entendre! Courant dans la rue, je faillis bousculer une vieille dame, m'excusa en me retournant, poursuivit son chemin, évita une flaque d'eau, sauta à pieds joints dans une autre, rigola, tira la langue au ciel. Ce serait une belle journée! Le métro sentait l'urine et la sueur, mais qu'importe! Rien n'altérerait ma bonne humeur, aujourd'hui!

Je sortis à la station « Cluny-La Sorbonne » et rejoignit sans problème le bâtiment indiqué. Il était facile en vivant à Paris d'oublier à quel point les bâtiments y sont beaux. L'ensemble m'écrasait tellement il était gros. La porte d'entrée étant verrouillée, je sonnai une fois, deux fois, sans succès. Au moins, ça me laissa la chance d'admirer les lieux en attendant qu'on m'ouvre.

Enfin, une jeune fille de mon âge arriva, ouvrit la porte et me la tint ouverte quand je le lui demandai.

« Mais attends, elle était verrouillée, tout à l'heure... Je l'ai même testée plusieurs fois pour être certaine. »

L'intérieur était à la hauteur de la beauté de l'extérieur : un très joli mélange de vieillot et de moderne, plein de peintures de vieux maîtres et de bustes en bronzes de gens morts. Un hall agréable avec plein de canapés et de plantes où traîner.

Une réceptionniste m'échangea mes documents d'inscription contre une fiche portant mon ordre de priorité. 127.

« Non, mais combien de filles auditionnent, aujourd'hui? Ce sera infernal! »

La réceptionniste eut l'air honnêtement surprise quand je lui dis que je n'étais pas arrivée à ouvrir la porte, la croyant verrouillée. Elle m'assura que non, et m'offrit son plus beau sourire d'excuse.

« Ce n'est pas comme si c'était sa faute. »

Je me rendis à la salle indiquée, tordant mon ordre de priorité en carton. L'endroit était facile à trouver puisqu'une rangée de gamines de mon âge, alignées contre le mur, faisaient leurs étirements ou écoutaient de la musique dans le couloir.

Les styles étaient aussi disparates que les teints et les attirails. Qui portait un tutu, qui un justaucorps, qui portait un boubou ou encore une rose dans des cheveux de jais. La diversité piquait un peu les yeux, mais c'était inévitable comme l'école de danse n'imposait rien en termes de style ou de chorégraphie. Une telle institution traiterait sur un pied d'égalité toutes les formes de cet art, c'était évident. On ne devient pas une école renommée en faisant de la discrimination, si? Ma spécialité, c'était la danse hip pop avec un peu de rap. Ça n'avait pas choqué la recruteuse, alors que suppose que j'avais toutes mes chances. Il suffisait de danser comme jamais auparavant. Si je faisais ça, je n'aurais rien à envier à l'élégante ballerine blonde autour de laquelle une petite clique s'était rassemblée.

« En tout cas, je l'espère très fort... Non, ça va aller, on m'a invitée personnellement. La recruteuse pense que j'ai ce qu'il faut, ce doit être vrai! En même temps... elles ont probablement toutes ce qu'il faut... Non! Tout ira bien. »

Les danseuses étaient appelées par leur numéro, une après l'autre. L'excitation grandissait dans mon ventre en entendant qu'ils arrivaient à la centième, à la cent-vingtième. Ce serait bientôt mon tour! À chaque fois que l'une d'elles sortait de la salle, je me sentais me rapprocher de mon rêve. Je ne doutais pas de leur niveau, mais tout de même, ce seraient bien que chacune d'elle soit retranchée. La ballerine (125) fut appelée pour son audition, puis vint le tour de la jeune arabe qui m'avait ouvert la porte (126).

« 127. S'il-vous-plait! Enfin... »

Ce fut finalement MON tour.

Deux femmes encadraient un homme pour tout jury. Je n'étais attendue à ce que la recrutes soit là, mais les deux femmes étaient bien plus vieilles. De vraies adultes. Je les saluai et leur renvoya de mon mieux leur sourire poli. L'homme me demanda de lui remettre l'application, ce que je fis, puis ils conduisirent une entrevue sommaire.

« Les trucs habituels : Mon âge, mon style de danse, les artistes que j'admire, la chanson sur laquelle je danserai. Rien de nouveau pour ça, au moins. »

Ma musique commença à jouer. Dès les premières notes, je sentis que c'était la danse qui changerait ma vie. L'adrénaline prit le contrôle. Je ne sentais plus mon corps, je sentais la musique. Ses vibrations me traversaient et chacun de mes muscles y répondait instinctivement. C'était des mouvements répétés mille fois. Je les connaissais par cœur. Il y a une plénitude dans la danse que je n'avais jamais ressenti qui m'envahit pour la première fois.

« Je suis née pour ce moment. »

Comme un bébé oiseau prêt à prendre son envol, il n'y avait plus de doute. C'était dans ma nature de me dépasser. Des générations de danseuse m'avaient précédée sur ce plancher, et je savais que je ferais partie d'elles à la fin de ce morceau.

Toujours un pas d'avance dans ma tête, mais mon corps vivant dans le temps de la musique, je donnai honnêtement tout ce que j'avais. Les 90 secondes s'envolèrent dans le temps de le dire et bientôt la musique s'évanouit dans une dernière note lancinante.

J'étais en sueur, j'avais les larmes aux yeux, j'avais le souffle court, mais j'avais surtout une certitude au cœur :

« S'ils ne me prennent pas après cette performance, c'est simplement que je n'aurais jamais eu ma place ici. »

L'attitude du jury me déçut énormément. Une des deux femmes, l'air sévère, me dévisagea et coassa :

- On te rappellera. Tu devrais avoir ta réponse d'ici douze jours.

« C'est la phrase des gens qui ne comptent pas rappeler, connasse. »

Je ne me sentis reprendre pied qu'une fois dans le métro. L'adrénaline m'avait tellement portée que je me sentais encore envahie par le sentiment de plénitude plusieurs dizaines de minutes après avoir quitté la Sorbonne.

On m'avait fait croire que je devrais attendre douze jours, mais à peine quatre jours plus tard, le verdict se révélait positif. J'étais aux anges, certes! Mais pas surprise. J'avais tellement tout donné, je n'aurais pas pu croire qu'ils n'avaient pas vu combien danser représentait toute ma vie. Cette place, je la méritais!

La jalousie avait pointé son nez, au studio, quand mes camarades avaient appris la nouvelle. J'ai essayé de les rassurer de mon mieux, tout en sourires et en louanges pour leurs performances, mais le cœur n'y était pas.

Aucune n'était authentique dans ses félicitations. Elles n'étaient pas contentes POUR moi, elles auraient voulu ÊTRE moi. Mon attitude ne changea en rien, par contre. J'y mis un point d'honneur. Ces filles resteraient mes amies, envers et contre tout. J'allais simplement étudier la danse ailleurs.

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