III- Ce qu'il reste

Une porte claqua. Brook se sentait engourdie. Il lui semblait qu'elle venait de dormir une semaine entière. « Merde ! Dis-moi que t'as réussi, je t'en prie ! » implora une voix familière.

‒ T'inquiète, ma chérie, elle va s'en sortir. C'est une saleté, ce truc qu'elle a pris, dis. Tu peux me rappeler ce qui s'est passé ? » répondit une autre, rauque aux accents féminins. Ses jambes ne voulaient pas bouger. Coincée, elle sentit sa respiration accélérer légèrement.

‒ On a été attaquées par un gars qui l'a piquée avec ce truc. » 

Un froissement se fit entendre, suivi d'un léger cliquetis.

‒ Pauvre bout d'chou... » la voix s'éteignit dans un murmure.

La discussion s'éteint, en suspens. Il y eut un tapotement discret, rappelant le bruit d'un cigare dont on faisait tomber les cendres.

Brook voulait ouvrir les yeux, voir à qui appartenait cette voix familière, comprendre ce qu'il se passait. Elle se rappelait l'inconnu, la morsure de l'aiguille, puis plus rien. Les images du laboratoire s'imposèrent à elle. Elle revoyait les yeux d'un blanc laiteux la fixer, les monstres soumis aux chaines métalliques, et les expériences enfermées dans les bocaux. L'odeur du soufre refit surface, prenant le dessus sur les senteurs sucrées de rose et de jasmin. Lorsque la conversation reprit, la jeune fille réussit à détailler sa sauveuse. C'était sûrement elle qui l'avait sortie du sous-sol de l'usine. Sa voix était aigüe, comme enfantine. Elle aurait dit qu'elle avait son âge. Ses pas qui tournaient en rond étaient réguliers et légers.

Violet

‒ Merci Babette, je t'en dois une.

‒ Non, tu me dois rien chérie. Disons que je paie ma dette après que t'aie viré les deux relous de la dernière fois. »

La jeune fille réussit à entrouvrir les paupières. La lumière tamisée projetait des nuances roses sur les murs fissurés, chargés de unes déchirées de magazines et de fleurs séchées. Elle était allongée sur un canapé, dont elle sentait les ressorts mordre ses hanches et ses épaules. Posé sur une commode à côté du canapé, un large vase était rempli de roses rouges et violettes. Il l'empêchait de voir correctement les deux personnes qui parlaient. Violet soupira tandis que Babette soufflait une bouffée de cigare. Entre les pétales, la jeune fille aperçut sa sauveuse la tête dans les mains. « Si j'étais pas aussi distraite, rien de tout ça ne serait arrivé. » murmura-t-elle.

‒ C'est pas de ta faute, chérie. Le plus important c'est qu'elle soit avec nous maintenant. » Babette tourna la tête, et croisa le regard de la jeune fille. « Elle est peut-être même un peu plus avec nous que ce qu'on pensait. » ajouta-t-elle avec une voix d'où pointait un sourire en coin. « Salut mon chou. »

Les yeux de Violet s'écarquillèrent. « Brook ! » Elle s'élança vers elle. Immobile, celle-ci sentit son cœur accélérer un peu plus. La fille aux cheveux roses s'agenouilla et posa sa main sur son front, avant de la retirer précipitamment. « Elle est brulante

- Le poison est encore dans son corps. Elle en a pour un moment. »

Entre l'incendie et maintenant ça, Brook se dit que ce n'était décidemment pas son année. Après avoir cherché à s'évader à tout prix pendant les dernières semaines, retourner toute la ville pour retrouver sa mère, sans succès, elle baissait les bras. Que faisait sa mère dans un endroit comme ce laboratoire pendant tout ce temps ? Elle refusait de croire que sa mère puisse être associée à ce monstre, pire encore que tout ce qui pendait à ce plafond humide. 

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, impuissante. Son corps encore endormi refusait de lui obéir. Face à la situation, Violet semblait désemparée. Elle ne s'attendait pas à ce que la fille se mette à pleurer, et savait encore moins quoi dire pour l'apaiser.

Babette s'approcha, glissant sur ses escarpins comme sur un nuage. La vision floutée par les gouttes salées, Brook n'aperçut que la couleur flamboyante de ses cheveux. « Allez, mon chou. T'es en sécurité, maintenant. Tu risques plus rien... Respire fort. Regarde, comme ça. Voilà... C'est  bien. » Elle mima le mouvement, gonflant exagérément la poitrine, que la jeune fille reproduit. Elle ne put s'empêcher de tousser. Ses poumons étaient à peine remis qu'elle les malmenait déjà à nouveau. 

Cela acheva de la réveiller. Elle avait la gorge en feu, les yeux rouges et le corps faible. Tout ce qu'elle détestait. Mais au moins, elle sentait son corps. Elle était vivante. Elle parvint à murmurer un remerciement à Babette. Petite de taille, elle n'eut pas besoin de s'agenouiller pour se mettre à hauteur de la convalescente, qui reçut en réponse un nuage de fumée âcre. « Pas de problème. Violet et moi, on a un long passif. Et puis, ramener des petites beautés comme toi ici, c'est pas commun, mon chou.

- Babette, tu la gardes pas, tu sais ?

- Ce sera à elle de décider, chérie. Si jamais tu cherches un endroit où te poser, tu sais où me trouver. » acheva la femme avec un clin d'œil. Elle sortit, emmenant avec elle les effluves de cigare et de jasmin. Le claquement sec des talons sur le sol ciré résonna longtemps.

Brook commença à percevoir les bruits venant d'au-delà des murs. En rougissant, elle comprit qu'elle se trouvait dans une maison close : les gémissements et voix d'hommes comme de femmes étaient plutôt équivoques. Sous le regard scrutateur de Violet, Brook s'assit. « Comment ça va ? » demanda cette dernière d'une voix prudente. Elles n'avaient jamais échangé plus de trois mots, toujours sur un ton glacial. Elle sentait que quelque chose avait changé. Un respect mutuel s'était installé après les derniers évènements.

« Au top » répondit-elle, la voix enrouée. « On rentre ? »

On aurait dit qu'elle parlait d'une simple balade prolongée, alors que, selon Babette, elle avait passé toute la nuit sur ce canapé. Violet eut un petit rire moqueur. « Tu tiens même pas debout et tu veux traverser tout Zaun ? » Tu tiens même pas debout, et tu veux traverser tout Zaun ? » Elle marqua une pause, la tête penchée. « Tu veux mourir, en fait. » Brook lâcha à son tour un petit rire. « Repose-toi encore quelques heures. Je reste là. » ajouta-t-elle.

*****

« Où est-ce que vous étiez ? » demanda Vander, impératif, dès qu'elles posèrent le pied au Last Drop. Il se leva de la chaise où il les attendait, les bras croisés. « Tu m'as dit que vous rentriez hier soir Vi, qu'est-ce qui s'est passé ? » poursuivit-il. Violet regarda Brook, qui s'appuyait de tout son poids sur elle. Aucune des deux n'osa relever le regard sur le barman, qui les couvrait d'un œil inquisiteur. Il soupira.

Décidément, c'est un truc de famille de soupirer autant ! pensa la jeune fille.

Devant leur absence de réponse, il se rassit, posa la tête sur sa main, et dit d'une voix basse : « Bon sang, mais qu'est-ce qui vous est arrivé ? ». Ce n'est que là que Brook remarqua les cernes sous les yeux de Vander. Ses mouvements étaient moins dynamiques que d'habitude. Il avait l'air d'avoir veillé toute la nuit. « C'est ma faute... » commença-t-elle, captant l'attention du père. Avec précaution, Violet l'amena à un fauteuil, où elle put enfin s'asseoir, et s'installa à son tour en face. Elle avait l'impression d'avoir des jambes en coton. Après une inspiration, elle prit l'initiative de raconter ce qui s'était passé la veille.

Au fur et à mesure du récit, les autres enfants entrèrent dans la pièce pour écouter. Quand elle eut terminé, Powder vint lui faire un câlin. Ses yeux se posèrent sur cette petite tête bleue. Brook sentit une chaleur l'envahir, mais elle hésita à se laisser aller. Un mur invisible l'empêchait de répondre pleinement à cette affection. Mais, au fond, elle savait qu'il y avait quelque chose de réconfortant dans ce geste. Un lien, fragile mais réel, venait de se tisser entre elles, sans mots, mais avec la force de ce petit câlin. 

Mylo, qui l'écoutait avidement quelques instants plus tôt, fit semblant de jouer avec une capsule de bouteille quand elle le regarda. Ses sourcils larges concentrés sur son jouet de fortune. 

Claggor lui fit un sourire encourageant, ses éternelles lunettes sur son front. Elle avait fini par lui pardonner, lui qui était si prévenant. Ce sourire, doux et sincère, la réchauffa intérieurement, bien plus que ce qu'elle avait voulu admettre jusqu'alors.

Vander sortit sa pipe, qu'il entreprit de nettoyer méticuleusement. Son regard distant, presque absent, montrait qu'il était encore plongé dans le récit des filles, mais aussi dans ses propres réflexions. Il n'était pas là pour donner des conseils ou pour intervenir, mais d'une certaine manière, il apportait une stabilité silencieuse à la pièce.

Violet, elle, la regardait intensément, sans détourner les yeux. Brook sentit une chaleur envahir ses joues sous ce regard qui la scrutait de près, avec une insistance presque pesante. Un frisson de culpabilité l'envahit alors qu'elle détourna le regard, fuyant cette pression silencieuse. Elle se sentait coupable de l'avoir entraînée dans cette histoire, d'avoir précipité Violet dans cette situation qu'elle n'avait pas choisie. Pourtant, en la voyant si observatrice, elle se sentit aussi une étrange connexion, un sentiment de compréhension muette. Mais ce sentiment ne fit qu'ajouter à son malaise, comme si Violet arrivait à lire son âme.

Étrangement, au milieu de ce tourbillon d'émotions contradictoires, elle se sentit à l'aise parmi ces gens qu'elle avait encore haïs la veille... Comme si, dans un monde parallèle où tout n'était pas parfait, elle s'était trouvée une place. Peut-être même une nouvelle famille.

*****

Les années passèrent à une vitesse folle. D'enfant, Brook devint adolescente, bientôt adulte. Son corps s'était étiré, ses joues avaient minci et son expression s'était durcie. Jamais elle n'avait tout à fait oublié sa mère, revoyant de plus en plus son reflet dans le miroir. Avec le temps apparaissaient la mâchoire ciselée et les pommettes hautes, le nez aquilin et les boucles serrées.

A chaque passage devant la glace, elle pinçait les lèvres, vieille habitude qu'il lui était impossible de perdre, et se retenait de briser son reflet. Pourtant, au milieu de ce reflet qu'elle avait appris à haïr, une seule chose la rassurait encore : ses grands yeux bruns, vestiges d'un père inconnu, qui la différenciait de sa mère. Elle en était venue à la détester, cette femme qui l'avait abandonnée à son propre sort. 

Parfois, les rues étriquées de Zaun, baignées de vapeurs toxiques et de lueurs artificielles, semblaient distordre la réalité. Dans ces reflets flous, Brook croyait apercevoir l'éclat de ses iris ambrées, la boucle noire sauvage, ou encore le rouge de son manteau. Mais toutes ces chimères s'effaçaient aussi vite qu'elles étaient apparues. Laissant seulement un sentiment d'absence dans l'air. Brook avait simplement eu la chance de tomber sur Vander, qui l'avait prise sous son aile comme un canard boiteux. Il lui avait offert bien plus qu'un toit et de quoi manger : il lui avait donné les clés pour survivre. Sous ses airs bourrus, il l'avait éduquée à sa manière, partageant des leçons subtiles sur l'art de négocier, de déchiffrer les intentions des autres, et de jauger les alliances potentielles.

Au fil du temps, Brook avait appris à s'affirmer. D'abord en observant. Elle restait silencieuse derrière le comptoir du bar, écoutant les bribes de conversations échappées entre deux pintes de bière, notant mentalement les noms, les dettes, et les querelles. Puis, elle s'était mise à intervenir. Quelques mots bien choisis, un ton neutre mais ferme, un sourire enjôleur : c'était souvent suffisant pour désamorcer une dispute ou sceller un accord entre deux âmes perdues de Zaun.

Brook sentait son assurance grandir avec chaque victoire, même minime. Rapidement, elle avait compris que l'information était une monnaie plus précieuse encore que l'or dans les bas-fonds. À travers le réseau qu'elle s'était patiemment construit au Last Drop, elle pouvait désormais obtenir tout ce dont elle avait besoin. Une substance illicite, un passeur fiable, ou une rumeur sur l'un des pontifes de Piltover, la ville dorée : tout lui était accessible, pour peu qu'elle sache poser les bonnes questions.

D'un autre côté, Violet avait entrepris de lui apprendre à se défendre. Dès que Brook s'était totalement remise de ses blessures, elles avaient, avec l'aide de Powder, bricolé une machine improvisée qui tenait lieu d'adversaire mouvant. Un assemblage de pièces métalliques, d'engrenages bruyants et de gants de boxe, qui leur servait à perfectionner leurs mouvements.

Tous les jours, Brook se lançait dans un entraînement rigoureux. Les jours où elle n'était pas sur la machine, elle restait en retrait, observant attentivement la technique de Violet. Cette dernière semblait presque invincible : elle parait les coups avec une force hors du commun pour son âge et frappait avec une précision fulgurante. Chaque mouvement semblait instinctif, une symbiose parfaite entre puissance brute et agilité. À chaque session, Violet battait son propre record, élevant sans cesse le niveau.

Lorsque Brook commença à s'améliorer et à réduire l'écart, les entraînements prirent une autre tournure. Les leçons de défense devinrent de véritables duels, des arènes improvisées où chacune cherchait à prendre le dessus sur l'autre. Brook redoublait d'efforts, anticipant les feintes et répliquant avec une vitesse croissante. Pourtant, Violet l'emportait toujours, son expérience et sa maîtrise écrasant les progrès de Brook. De loin.

Pourtant, ces défaites n'avaient rien de frustrant. Elles étaient une victoire en elles-mêmes. Pendant ces moments, elle oubliait tout : les autres, le chaos de Zaun, et cette rancune sourde envers le passé. Dans cette lutte, elle se battait pour elle-même. Pas pour survivre, pas pour quelqu'un d'autre, juste pour éprouver la force de ses propres limites.

C'était un échappatoire. Un moyen de se défouler, de canaliser sa rage et sa douleur dans quelque chose de tangible. Et même si la ville sombrait peu à peu dans un désespoir grandissant, Brook, elle, sentait naître en elle une flamme. Une résilience.

Cependant, sans Claggor, avec son esprit pratique et sa force tranquille, la flamme se serait déjà consumée. Il lui avait appris l'importance de garder son calme, même lorsque tout s'effondrait. C'était en pensant à lui qu'elle marchait la tête haute quand on la sifflait dans la rue, alors qu'elle mourrait d'envie d'enfoncer son poing là où il ça faisait mal.

Et sans Powder, qui la poussait constamment à dépasser ses limites, oscillant entre encouragements sincères et défis malicieux, la flamme se serait éteinte lentement.

Les deux devinrent ses compagnons les plus proches, les piliers qui lui permettaient de ne pas se laisser emporter par la colère et la frustration.

Frustration de ne rien pouvoir faire face aux élites de Piltover, qui les traitaient comme des déchets et les laissaient trainer dans leur boue. Frustration envers à elle-même, toujours trop faible pour défendre sa famille et ses amis, ce qu'elle aimait. Frustration de voir Violet, Claggor et Mylo rentrer plusieurs fois par semaine amochés par des rixes stupides.

Mais quand la poussière retombait et que le danger s'éloignait, c'était toujours Brook qui était là pour les panser. Elle avait appris, auprès d'Asio, les pommades et boissons utiles pour nettoyer les plaies, poser des bandages avec des gestes précis, plus habituée à réparer qu'à détruire. Elle veillait sur eux, non pas comme une guerrière, mais comme une protectrice silencieuse, celle qui observait et écoutait.

En effet, Brook se faisait discrète mais efficace. Avec Little Man, sa position de vigie lui permettant d'être au courant de tout ce qui se tramait à Zaun, ils partageaient des informations à voix basse, comme des conspirateurs dans l'ombre. Leur duo formait un équilibre parfait entre intuition et stratégie. À force de tout savoir sur ce monde souterrain, Brook en devint presque un point de repère dans le tumulte constant de Zaun.

Ce n'était pas une vie facile, mais c'était la sienne. Grâce à Vander et aux autres, elle n'était plus une enfant perdue à la recherche de sa mère. Elle était Brook, une jeune femme qui se taillait un chemin dans l'ombre de Zaun, armée de son intelligence, de son aplomb, et de l'écho de toutes les leçons qu'elle avait apprises.

Et elle s'en contentait.

Jusqu'au jour où elle rencontra Zali.


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