II- À Vif

Du rouge et du noir. Imprimés sur sa rétine.

La chaleur des flammes sur ses bras.

Le bois craquait au-dessus de Brook. Elle sentait encore sa peau à vif. 

Elle sentait sa peau...

Un sourire s'esquissa sur ses lèvres. Si ces bras étaient douloureux, c'était qu'elle vivait. Elle entendait la voix de sa mère murmurer à ses oreilles : « T'as mal, tu peux te lever. Tu sens plus rien, tu restes allongée. » Elle répétait cette maxime dès que la jeune fille se blessait en tombant ou se coupait. 

Le feu.

« La boutique ! » pensa-t-elle.

Tout lui revint en un flot monstrueux. La poudre Diav, Vander, la fumée, le brasier d'épices et de cannelle. 

Sa mère qui la regardait brûler... 

Son cœur tambourinait dans sa poitrine. L'odeur du bois envahissait son esprit. Elle prit une grande inspiration, mais fut prise d'une violente quinte de toux, la forçant à se redresser.
La jeune fille n'était pas chez elle. La boutique avait brûlé. Son chez elle n'existait plus.  Pourtant, elle percevait les bruits de la rue comme étouffés, et aucune odeur nauséabonde ne venait lui chatouiller les narines. Quelqu'un l'avait sauvée de l'incendie et mise à l'abri. Quelqu'un qui l'avait vue au cœur de la fournaise et avait décidé de la sauver. Ou bien quelqu'un qui l'avait suivie depuis le Last Drop.

Maman ? s'interrogea-t-elle, écoutant attentivement autour d'elle dans l'espoir d'un indice. Du son d'une voix. Mais elle ne rencontra qu'un silence lourd. Peut-être que ce qu'elle avait vu n'était que son imagination. Alors sa mère l'aurait emmenée dans la vieille usine ? 

Brook ouvrit les yeux. Le voile noir laissa place à une blancheur crue. Puis, petit à petit, les couleurs se distinguèrent, révélant les formes qui l'entouraient. La jeune fille était étendue sur un matelas râpeux, dans ce qui avait l'air d'être un sous-sol. L'air était humide et contrastait avec l'odeur de cramé persistante. Depuis une lucarne, au-dessus d'elle, un filet de lumière entrait dans la pièce. Elle se laissa distraire quelques secondes par les brins de poussières, à peine visibles sous le pâle rayon. Ils volaient en une danse, ralentie sous l'effet d'un mince courant d'air. Le filet de lumière retombait sur les bras de la jeune fille. Mais sa chaleur, loin d'être apaisante, lui irritait la peau. Elle osa alors contempler ses mains, ses bras, son torse. Enfin... ce qu'il en restait. Brook, d'habitude complimentée pour son teint pâle et lisse, retint un cri. Sa peau avait pris une couleur carmin, et était recouverte de cloques. Un sanglot vint s'éteindre dans sa gorge. Elle inspira et, à nouveau, se plia sous ses toussotements. Chaque respiration lui brûlait les poumons. Elle avait l'impression d'être en plein cœur de la fumée, coincée dans la boutique en flammes.

Brook prit une grande inspiration : sa poitrine était compressée en un point de douleur. Face à elle, de l'autre-côté de la pièce, se dressait une porte en bois, vieillie et usée. La jeune fille tenta de se lever, en vain. Elle manquait de forces. Elle se traina lentement vers la sortie, pensant que si elle avait été amenée dans la vieille usine, sa mère devait être quelque part. 

Soudain, le bois craqua violemment. Brook resta figée. Le bruit d'une poignée de porte couvrit tous les autres sons. La jeune fille fixait cette porte. Ses muscles étaient bandés, et bien que la souffrance floute sa vision, elle était prête à se défendre. La porte s'ouvrit avec un très léger couinement, dans une lenteur délibérée. Qui que soit le visiteur, il désirait être discret. Brook vit alors une chevelure noire apparaitre dans l'encadrement, suivie d'un front large et blanc et de deux yeux bleus entourés de rigoles. 

La silhouette carrée de Vander se dessinait, debout au-dessus d'elle.

Les muscles de sa poitrine roulaient sous son haut en coton usé alors qu'il s'approchait. Brook essaya à nouveau de se redresser, sans plus de succès. Elle plissait les yeux et se raidit, se faisant le plus grand possible depuis le sol. Sa mère n'était pas alliée à Vander, alors que faisait-il à la vieille usine ? L'homme lui sourit et s'accroupit pour la regarder en face. Décontenancée, elle eut un mouvement de recul, mais l'homme ne la lâcha pas des yeux. Malgré elle, perdue dans leur tempête, Brook était apaisée. Ces iris lui faisaient l'effet d'un miroir, reflétant une sérénité contagieuse. Comme pour une mouche devant une plante carnivore, pensa-t-elle. 

Un coup de tonnerre résonna à l'extérieur. De plus en plus fort, elle entendit un tic-tac de gouttes froides rythmer le silence de la pièce.

Sans un mot, il lui tendit la main, paume vers le plafond. Il la scrutait, attendant quelque chose. Lentement, elle leva le bras et posa sa main sur la sienne. Elle était large et calleuse, habituée au travail, et usée à force de coups. « Comment vont tes bras » demanda-t-il d'une voix douce.

Mal, se dit Brook. Très mal. Vander soupira lourdement, ses épaules larges s'affaissant dans le même temps. La pluie s'accélérait au dehors, tambourinant sur la lucarne.

« Je suis désolé... »

Brook détourna les yeux. C'était sa faute, si la boutique avait été laissée sans protection. Sa faute, si tout avait brûlé. Sa faute si elles avaient tout perdu. Un murmure rauque, presque imperceptible, à peine assez puissant pour franchir ses lèvres se forma au fond de son cœur. « Où est ma mère ? »

L'homme ne répondit rien. Le bleu de ses yeux s'enfonçait dans son esprit. Elle s'y engluait, avait l'impression d'y couler. Sa respiration se fit hachée, entrecoupée de raclements. Le ruissellement discret des gouttes accompagna un filet de voix, tremblante et fragile, telle une flamme sur le point de vaciller. « On est à l'usine, où est maman ? »

Une larme forma un sillon sur sa joue.

Il s'apprêtait à lui répondre lorsqu'un bruit de pas dans le couloir attira son attention. Une personne frappait à la porte : « Dépêche, Vander, les clients t'attendent ! ». Le ton était pressant et aigu, désagréable aux oreilles de la jeune fille. Une sirène stridente. Vander laissa retomber sa tête quelques instants. C'est quand il la regarda à nouveau que Brook comprit. Avec un hochement de tête comme salut, Vander se leva et sortit, laissant derrière lui une pièce trop grande, un silence trop vaste, un froid. La pluie ruisselait désormais de ses yeux.

Pourquoi m'as-tu laissée ?...

*****

« Tu penses qu'elle dort ? » souffla une voix fluette, réveillant subitement Brook. Ses paupières étaient lourdes. Un orage avait grondé toute la nuit, résonnant entre les murs et l'empêchant de dormir. « Bah ouais, idiot. Tu vois bien qu'elle bouge pas. » rétorqua sèchement une autre. La peau de ses bras était tirée comme la corde d'un arc. Elle brûlait. Elle avait besoin de frais. Elle avait besoin de se lever. « Peut-être qu'elle nous écoute ? Et si elle voulait se venger ? » lança une voix basse, en un murmure appuyé. La jeune fille tourna la tête. Les voix étaient étrangement familières, s'accompagnant d'un sentiment de déjà-vu. Une odeur de charbon envahit l'air. Elle se leva en un sursaut. A quelques centimètres à peine de ses yeux, un visage taché de boue la regardait. Le garçon recula brusquement en couinant comme une souris. Brook se releva. Toute la force s'était évaporée de son corps. Elle se sentait vide, impuissante. Quatre enfants se dressaient face à elle, tous dans un état lamentable. Leurs vêtements étaient tachés de boue et de sang, leurs cheveux en nid d'oiseau. Trois d'entre eux regardaient leurs pieds, ignorant le sujet de leur conversation. Elle avait l'étrange sentiment de les connaitre, mais trop fatiguée encore, elle ne pouvait pas se rappeler du comment.

« Désolée, on voulait pas te réveiller. Papa a dit qu'il fallait que tu te reposes. » dit un quatrième enfant. C'était une petite fille aux cheveux bleus électriques. "Moi c'est Powder, dit-elle avec un grand sourire. Elle avait un diastème. Des dents du bonheur, songea Brook. C'est peut-être un signe. Il faut que je retrouve maman, et on sera à nouveau heureuses ensembles. La jeune fille ne répondit rien d'autre qu'un signe de tête. Elle avait saisi le message, mais ses cordes vocales étaient encore sales de fumée et serrées d'angoisse. Aucun son n'en pouvait sortir. Elle observa plus attentivement les trois autres. Le rayon de soleil pâle qui tombait depuis la lucarne les dévisageait, accusateur. Ils avaient l'air d'avoir son âge : deux garçons et une fille, qui portait sa capuche rabattue sur sa tête. Une capuche qui plaçait une grande partie de son visage dans l'ombre. Un doute s'empara de Brook. Une vérité horrifiante qui lui glaça le sang. Lentement, elle se redressa. Les aiguilles qui piquaient sa peau avec ses mouvements la faisaient grimacer. Ses sourcils se fronçaient et sa bouche se tordait sous l'effort auquel étaient soumis ses bras. Les paroles de Powder parvenaient étouffées aux oreilles de Brook. Elle devait se lever. Elle devait être sûre. Sa tête lui tournait. Ou bien était-ce le monde, qui tournait ?

Elle s'approcha de la fille, debout entre les deux garçons. D'une même impulsion, ils s'écartèrent, se distançant probablement de cette muette étrange. Brook entra dans la lumière. Ce jour, il n'y avait aucune poussière flottant délicatement. Que des milliers d'éclats d'ombre venant perturber le rayon. Et alors qu'elle s'avançait, elle sentait chacun de ces éclats entrer impitoyablement dans son cœur, la rapprochant de cette vérité fatale qu'elle redoutait. Qu'elle redoutait car elle ignorait comment elle y réagirait.

Elle était désormais à un souffle de la fille. Sa peau irritée la démangeait. L'autre ne reculait pas. Elle regardait droit devant elle, imperturbable. Les garçons échangeaient des œillades inquiètes.  Délicatement, comme de peur de briser un rêve, elle repoussa de sa main libre la capuche, qui retomba lourdement sur les épaules de la fille, dans un mouvement silencieux.

Elle se rendit compte qu'elle avait arrêté de respirer. La fille l'observait par en-dessous, sur ses gardes. Un flot de souvenir inonda alors la jeune rescapée, qui ferma les yeux. Elle se trouvait dans la même pièce que les trois voleurs. Les trois à l'origine de tout. Les trois qui étaient la véritable cause de tout ce qui lui était arrivé jusqu'ici. Ses oreilles bourdonnaient de rage. Elle sentit ses joues brûlantes, son sang alors glacé par la peur se réchauffait et bouillonnait dans ses veines. En ouvrant les yeux, elle vit la fille aux cheveux roses désormais penchée vers elle. Ses mains démunies trahissaient une inquiétude latente. Oui, les cheveux roses, se dit-elle. Elle la reconnaissait bien maintenant.

Vi.

Elle revoyait dans les moindres détails son air prétentieux quand elle disait qu'ils n'avaient pas le choix, la veille, sa posture de combat caractéristique des habitués. Qui savait si elle n'était pas à son énième vol, sa énième vie gâchée ?

Sans s'en rendre compte, Brook avait serré les poings si forts que du sang perlait là où ses ongles griffaient ses paumes. Les yeux bleus de la fille étaient très différents de ceux de Vander, et à la lumière du jour, leur impassibilité l'énerva. Elle ne se souciait pas le moins du monde de ce qui avait pu arriver à la boutique, à sa mère, à Brook. Soudain, avant de pouvoir réfléchir, son poing percutait la pommette de la fille. Au milieu du silence de plomb, elle entendit avec satisfaction le bruit du choc de l'os contre l'os, et l'inspiration effarée des trois autres enfants.

Brook resta figée un instant, le poing encore tremblant. Elle sentit la douleur dans ses phalanges, une brûlure vive qui s'ajoutait à celle de ses bras. Le soulagement attendu de sa vengeance s'était évaporé aussi vite que le geste, et ne restait qu'un léger étourdissement causé par l'effort. Devant elle, la fille ne bougeait pas. Sa tête bloquée dans le mouvement, les épaules contractées. Une trace rouge commençait à apparaitre sur son visage, démasquant le coup.

Powder fut la première à réagir, courant vers Vi et lui entourant la taille de ses bras, protectrice. Elle se plaçait entre les deux filles. Brook la dévisagea. Derrière elle, elle perçu les deux garçons qui l'encerclaient à pas de loups. Elle aurait voulu hurler, leur faire comprendre l'étendue du désastre qu'ils avaient causé. Mais à quoi bon ? Ces gamins n'avaient aucune idée de ce qu'ils avaient détruit. Ils ne pourraient jamais comprendre. La pièce était désormais plongée dans un calme oppressant, uniquement troublé par le bruit lointain des gouttes qui glissaient encore des toits.

La plus âgée ne dit rien. Elle dardait les yeux sur Brook, ses mains se crispant et se relâchant.  Plusieurs secondes électriques passèrent. Personne n'osait faire le moindre geste. 

Finalement, elle se sépara de l'emprise de la plus jeune, et se dirigea vers la porte. Un pas après l'autre, sonnant comme un écho à la pluie implacable de la veille. La tempête ne s'était jamais vraiment terminée pour Brook. Avant de sortir, elle se retourna et considéra cette dernière du regard. « La douche est au fond du couloir. Les toilettes sont en haut. » annonça-t-elle sèchement. Ses yeux bleus, inexpressifs, se posèrent sur ses bras. « Il y a un baume dans la commode ». La jeune fille ne répondit rien, se contentant de retourner sur le matelas. Les autres enfants partirent à la suite de Vi, tout en surveillant du coin de l'œil la jeune fille désormais allongée. 

La porte claqua. 

Jamais les éclats au sein du rayon de lumière n'avaient tourbillonné aussi fort. 

*****

Les semaines qui suivirent, Brook évitait toute proximité avec qui que ce soit. La chambre où Vander l'avait déposée était située sous le bar, et les enfants s'y reposaient souvent. Alors elle prit l'habitude de sortir respirer l'air empoisonné de la ville, chargé de relents de fer et de fumée, qui semblait paradoxalement plus vivable que l'air étouffant du sous-sol. Elle n'avait plus foulé les toits de la cité ainsi, autrefois un terrain de jeu, depuis longtemps. 

Elle avait désormais l'impression de parcourir une mer de tuiles sombres et de cheminées crachant des cendres. Tous les jours, elle prenait une direction différente, espérant peut-être trouver une issue, fuir ses souvenirs. Mais tous les jours, elle se retrouvait devant le même bâtiment. Une usine crasseuse, sombre et figée, au passage de laquelle les badauds s'écartaient. Le porche restait désert, l'atmosphère lugubre des lieux dissuadant quiconque de s'y attarder. Et tous les jours, elle cherchait à voir à travers le fenêtres obstruées par la saleté et des planches de bois. 

Elle s'approchait de la seule entrée possible, une petite porte en bois, en frôlait la poignée, et se figea. Elle ne voulait pas savoir ce qui se passait là, et encore moins savoir si sa mère s'y rendait encore. 

Sa mère, qui restait introuvable. Elle avait beau chercher partout, on eut dit qu'elle s'était évaporée dans l'incendie. Mais ce nuage de fumée n'avait laissé aucune trace. Nulle part, Brook n'avait perçu ce parfum de cannelle qui suivait sa mère, et nulle part elle n'avait aperçu cette chevelure noire bouclée dont elle prenait tant soin. 

Alors la jeune fille continuait, encore et encore. La capuche abaissée, les yeux rivés au sol, elle longeait les murs. À chaque coin de rue, un espoir vain. Une lumière s'allumait dès qu'elle percevait une boucle sombre. Le souvenir se faisait vif devant les étals d'épicier, qu'elle prenait soin d'éviter. L'odeur de cannelle, autrefois réconfortante, était devenue insupportable, lui rappelant l'abandon qu'elle percevait comme un coup de poignard. À chaque détour, la même absence, le même vide criant. La blessure se réouvrait sans cesse. Chaque passage qu'elle empruntait semblait chuchoter des accusations muettes, la laissant prisonnière d'une boucle sans fin.

Jusqu'au jour où elle poussa la poignée. 

Ce jour, elle s'était comme à son habitude retrouvée à la vieille usine. Cependant, alors qu'elle examinait la façade, une lueur faible éclaira le côté du bâtiment. Un homme vouté s'en approcha, une bougie à la main. Les perles de cire fondue tombaient dans l'obscurité. Tranchant le froid de la soirée en un mouvement fluide, elle se dissimula derrière un renfoncement de mur. Elle entendit le bruit métallique d'une clef tournant une serrure, suivi d'un long grincement. L'inconnu était entré. Elle devait le suivre. Si sa mère était à l'intérieur...

Elle ne savait pas ce qu'elle ferait. Était-elle-même désirée ? Sa mère était-elle retenue contre son gré ? Sa main se posa avec fermeté sur la porte. Elle était rêche au toucher, recouverte de crevasses. Elle inspira, et poussa le bois.

Soudain, une main se posa sur son épaule. Elle se retourna, le poing levé, prêt à cogner, et s'arrêta net. Elle avait reconnu la main recouverte de bandages qui la serrait. Elle lâcha un soupir exaspéré. « Violet. » dit-elle, grave. « Bouge. ». 

Ladite Violet lui lança un rictus moqueur, l'air de répondre « Tu veux vraiment tenter ça avec moi ? »

Brook remonta le regard sur Violet, de sa main tâchée de sang à ses épaules, musclées par des années de combats. Elle avait observé la fille se battre. Elle la savait précise, redoutable. Ses yeux la jugeaient, cherchant à savoir si Brook chercherait à la défier. Et c'était le cas. Rien ni personne ne se mettrait en travers de son chemin. Elle se toisaient. L'une provocante et l'autre assurée dans sa position.

Un éclat de rire brisa soudain la tension, suivi de l'écho rapide des pas sur le pavé. Un groupe d'enfants surgit d'une ruelle voisine, chahutant et se poursuivant sur la place. L'un deux fit tomber un sceau de métal en courant, le bruit résonnant dans l'air froide. Violet, surprise par le fracas, relâcha un instant la pression sur l'épaule de l'autre. Profitant alors de l'occasion, Brook abattit son poing dans le ventre de son adversaire ; Violet se plia en expira un juron, et Brook s'élança vers la porte. Une planche de bois trouvée à tâtons suffit à la bloquer derrière elle. Elle entendit presque immédiatement le bruit sourd d'un corps jeté contre la façade, et le craquement du bois. Jouant l'indifférence, la fille tourna son dos à la porte.

Elle avait une mission à accomplir, qui s'avérait déjà plus compliquée que prévu.

Brook se retrouva face à un carrefour. Trois issues se proposaient à elle. Trois issues absolument identiques. En retenant son souffle, elle tendit l'oreille. Le seul bruit dans le silence de la pierre était celui d'un léger courant d'air.

Tout droit.

L'air rentrait dans ses poumons humide et froid. Visqueux. Impossible que sa mère soit venue ici tous les jours. Elle aurait haï la moisissure qui s'étendait sur la pierre irrégulière. Elle aurait haï le sol instable qui semblait engloutir ses pieds. Elle aurait haï les torches qui éclairaient faiblement ses pas, laissant la liberté de la suivre sans être repéré. La pente était raide, glissante de boue et d'eau. Elle parvenait à peine à distinguer les contours de ce qui se profilait.

Derrière un tournant, la lumière s'intensifia, révélant un laboratoire qui, à première vue, semblait tout à fait normal. Une odeur amère, de soufre et de renfermé, commençait déjà à s'incruster dans sa peau. Un bureau au fond de la salle était jonché de papiers, et entouré de longues étagères recouvrant chaque mur. Il lui rappelait un peu la boutique, avec ses bocaux de toutes les couleurs et ses milles outils. De longs couteaux reposaient près de cordes et de morceaux de fer. Le silence des couloirs contrastait avec la rumeur étouffée du laboratoire, percée par des bruits de griffes sur du verre et des crissements incessants. Sa mère ne pouvait pas être là. C'est en se rapprochant que l'horreur la frappa. Le laboratoire n'était pas du tout comme la boutique...

Au lieu des épices qu'elle s'attendait presque à trouver dans les fioles, flottaient des morceaux indéfinis de ce qui ressemblait à des animaux. En avançant d'un pas, elle parvint à voir une tête humaine. Ses yeux blancs laiteux, grands ouverts, figés dans une expression de souffrance, la fixaient. Les lèvres distordues semblaient lui crier de fuir au plus vite. C'est en levant les yeux que toute résolution de trouver sa mère fut détruite. Des monstres étaient attachés au plafond par un réseau de chaines de métal, de lacets de cuir et de tuyaux. Sa gorge se serra, et elle sentit un haut-le-cœur irrépressible monter à la vue des monstres suspendus. Ses mains tremblaient si violemment qu'elle dû les presser contre ses cuisses pour tenter de reprendre le contrôle. Ses pieds refusaient de bouger, ancrés sous cette décoration morbide. Les monstres, tout comme la tête, étaient tournés vers elle. Quelle personne horrible a bien pu faire ça ? se demanda-t-elle. Certainement, il s'agissait de celle qui était entrée avant elle.

Alors lui vint la pensée que ce laboratoire était vide. Personne n'y travaillait.

Où est-il passé ?

Brook sentit sa colonne vertébrale frémir. Quelqu'un l'observait. Avec une lenteur extrême, elle tourna sur elle-même.

Ah. Voilà le deuxième obstacle. Pensa-t-elle en retenant un soupir.

L'inconnu se dressait devant elle. Une expression neutre sur le visage, une seringue remplie d'un liquide vert vif à la main. On eut dit qu'il était habitué à voir des visiteurs indésirables s'introduire dans son laboratoire.

Sadique.

Il ne bougeait pas, se contentant de la regarder pendant un instant. Ses yeux faisaient écho à ceux de ses proies : blancs, ne laissant apparaitre que la pupille comme signe de vie, dépourvus de toute émotion. Ils lui glaçaient le sang. Elle eut préféré mille fois qu'il la menace ou sorte une arme normale. L'odeur de soufre était plus forte de jamais. Elle sentait des gouttes de sueur couler dans son dos. Son visage la détaillait à peine, comme si elle faisait partie de la pierre. Derrière elle, les monstres poussaient leurs gémissements sans fin.

D'un mouvement leste, il lui attrapa le bras. Elle n'eut pas le temps de réagir. L'odeur persistante la troublait, s'engouffrant dans son esprit en un tourbillon qui emportait tout sur son passage. Elle sentait ses mouvements devenir lourds et maladroits. Sa bouche était pâteuse, et même réfléchir demandait trop d'énergie. Prenant délibérément son temps, il approcha la seringue de sa peau. Brook cria. Elle puisait dans toutes les forces qu'il lui restait. Elle sentait bien que la situation échappait à son contrôle, que l'autre savourait. Elle espérait ne pas être seule ici. Elle regrettait avoir refusé la présence de Violet.

Un chuchotement jaunâtre s'éleva des lèvres de l'inconnu, comme s'il s'était tu pendant longtemps : « La curiosité est un étrange pêché, petite. Bien peu y résistent, même si elle est souvent la cause de leur perte. »

La fille sentit l'aiguille s'enfoncer dans son bras, la douleur décuplée par sa peau encore rouge de l'incendie. La seringue s'enfonça dans sa chair avec une lenteur insupportable, chaque millimètre déchirant sa peau comme du papier. Une brûlure intense se propagea immédiatement, comme si des flammes vertes consumaient ses veines. Elle cria à nouveau. Son corps retomba au sol, s'écrasant comme de plusieurs étages. Des pas résonnèrent soudain, suivis d'un craquement. Le monde bascula. Tout devint noir et rouge.

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