Arc-en-ciel
《 Dis Élise, tu connais la couleur de tes yeux, toi ?》
Surprise par cette question soudaine, j'éclate d'un rire embarrassé, et me renverse en arrière.
Je fixe le plafond.
Avachie sur mon siège, j'écoute le cliquetis régulier du volet qui s'agite dehors. Les panneaux LED grésillent sur ce faux plafond blanc, et le bourdonnement des machines pollue l'espace sonore.
Comment fait-il pour subir cela à longueur de journée ?
《 Je croyais la connaître..
_ Il paraît que les miens sont bleus... C'est joli ? 》
Je tourne alors ma tête vers mon petit Louis. Ce cher petit frère, avec ses taches de rousseur, son teint pâle, ses joues creusées...
Et ses grands yeux bleus...
《 Très... fis-je, attendrie, en lui ébouriffant les cheveux. 》
Je restai encore un peu. Jusqu'à la demie. Puis, voyant qu'il s'était endormi, je quittai doucement la chambre, et je refermai discrètement la porte.
***
Dans la rue, c'est le soir, les lampadaires s'allument.
Le sol est encore humide à cause de la pluie diluvienne tombée quelques heures plus tôt, et je prends garde aux voitures qui, lancées à pleine vitesse, pourraient m'arroser.
Qu'avait-il, aujourd'hui ?
Pourquoi cet intérêt soudain pour les couleurs ?
Nous essayons d'éviter ce type de sujet, d'habitude...
Aurait-il entendu des infirmière parler de cet arc-en-ciel, apparu en milieu d'après-midi ?
Si oui, alors je comprends pourquoi il s'est interrogé...
Et puis, même pour moi, l'arc-en-ciel est plein de mystères. En le voyant dans le ciel aujourd'hui, toutes les questions que je m'étais toujours posée à son sujet étant plus jeune me sont revenues.
L'arc-en-ciel
Avec toutes ses couleurs
Rouge
Orange
Jaune
Vert
Bleu
Indigo
Violet
Au fond, en a-t-il vraiment sept ?
Je veux dire, aujourd'hui, qui peut prétendre dire la vérité ?
Tout est question de perception, non ?
Dans notre monde, il est bien difficile de s'y retrouver à travers tous ces tissus de mensonges, d'hypocrisie et de non-dits.
Alors, qui détiendrait la véritable information ?
Je n'ai jamais vu aucune beauté dans l'arc-en-ciel, celui adulé par tous.
Je n'avais jamais compris pourquoi plusieurs couleurs similaires étaient côte à côte, dans ce dégradé.
Je n'avais jamais compris pourquoi tout le monde se moquait de mon style vestimentaire à l'école.
Je n'avais jamais compris pourquoi j'avais toujours eu plus de difficultés que les autres en SVT, ou en Arts Plastiques.
Je n'avais jamais compris pourquoi j'avais eu autant de mal à avoir le Code, et autant échoué au permis.
J'ai toujours cru que le rouge que je portais sur mes lèvres était une couleur neutre, qui passait inaperçue.
La vérité était que dans mon dos, on me traitait d'allumeuse.
J'ai toujours cru que j'adorais le blanc, par simple question de goût.
La vérité, c'était l'une des rares couleurs que je ne pouvais pas confondre.
Toutes ces questions
Ces incompréhensions
Ces doutes
La réponse était inscrite au plus profond de moi.
Dans mes gènes.
Mon ADN.
Daltonisme
C'était écrit.
Depuis toujours.
Pourtant, comme mon petit frère, j'avais été aveugle.
Aveugle devant toutes ces preuves, ces évidences, ces signaux que m'envoyait mon corps.
Mais... Comment fait-on pour savoir, si le rouge qu'on a toujours vu est celui que l'on doit voir ?
Comment fait-on pour savoir...
Il est impossible que nous percevions tous exactement la même chose, n'est-ce pas ?
Dans ce cas, à partir de quoi définit-on une vision normale ?
Comment aurais-je pu m'en douter ?
Maman l'était, aussi.
Nous voyions toutes les deux ces couchers de soleils ternes, ces pantalons roses discrets, et ces feux d'artifices gris-pailletés.
Et qu'aurait pu contredire notre petit Louis, aveugle de naissance ?
Nous étions différentes.
Sans que nous le sachions.
Toutes ces années, à se penser normales, bien portantes et chanceuses, pour finalement apprendre avoir une tare...
Voici bien la preuve qu'être différent, ce n'est qu'une question de point de vue.
Peut être est-ce le plus difficile dans la vie avec le handicap, aussi moindre soit-il.
L'acceptation de la différence.
Ne pas se laisser envahir par les pensées négatives et destructrices...
"Tu pensais être normale, petite Élise...comme tu es naïve !
La vérité, c'est que tu n'es pas comme eux...
Tes yeux sont malades, Élise !
Ils sont incomplets, imparfaits.
Ratés.
Tu es ratée pauvre fille..."
Aujourd'hui, de l'eau a coulé sous les ponts.
Je n'ai toujours pas mon permis, je continue de manquer de me faire écraser aux passages piétons, et je m'habille toujours aussi mal.
Je suis toujours daltonienne.
On ne peut en guérir.
Mais... la tristesse est passée.
Il ne reste plus que l'amertume.
Je ne peux rien y changer, de toutes façons.
Autant apprendre à vivre avec. Même si, entre nous, c'est loin d'être facile tous les jours.
Mieux vaut en rire.
Oui.... mais pas trop, quand même.
Beaucoup de gens prennent ce problème un peu trop à la légère, à mon goût bien sûr.
"Tu ne vois pas les couleurs ?!
Sérieux !
Ça fait quoi, là, par exemple ?"
Justement, c'est bien le problème.
Cela ne fait absolument rien.
Aucun moyen de savoir si la couleur que tu perçois est bien celle que tu devrais voir.
On considère souvent plus cela comme une curiosité que comme un vrai manque.
La couleur de mes yeux ?
Je la connais.
Sur ma carte d'identité, c'est inscrit
"marron".
Mais je ne vois pas pourquoi, on pourrait très bien écrire "rouge", ou "orange, ou"rose".
Après tout, ce sont les mêmes couleurs, non ?
Et si je vous dis que je vois mes deux yeux dans l'arc en ciel, me riez-vous encore au nez ?
Il n'y a peut être pas marron dans la liste de ses sept couleurs, mais il y a bien orange, rouge ?
Alors pourquoi mes yeux ne sont-ils pas dans l'arc en ciel ?
Ah, oui, je vois...
Différente, c'est ça...
Cela ne veut rien dire.
L'humanité tout entière est différente.
handicapée, alors...
Vous osez dire cela alors que mon frère n'a jamais pu se perdre dans le regard de sa mère ?
Combien aurait-il donné, à votre avis, pour pouvoir ne serait-ce qu'apercevoir le visage de ses parents ?
Vous voyez, je veux bien être différente, je le suis ; handicapée, si vous voulez.
Maintenant, de plus en plus d'installations sont faites pour que chacun, quel qu'il soit, aveugle, sourd, muet, en fauteuil ou autres, puisse vivre normalement. Nous sommes encore si loin, mais lentement, nous progressons.
Non, désormais, le plus gros problème, c'est nos mentalités.
Nous ne voyons de ce monde qu'un énorme nuage orageux de préjugés, de harcèlement et de discrimination.
Il est parfois tellement noir et épais, que nous peinons à imaginer qu'il puisse y avoir un ciel bleu au-delà de cette tempête.
Pour éclairer ces ténèbres, il ne tient qu'à chacun de nous d'y ajouter son propre arc-en-ciel.
Pour que petit Louis puisse un jour apprécier une partie de jeux vidéos, comme ses amis.
Pour qu'une personne à mobilité réduite puisse se sentir à l'aise au sein d'une classe qui ne s'amuse pas à pousser fort son fauteuil dans les couloirs.
Pour qu'une petite fille malentendante ne soit pas obligée de racheter des appareils tous les deux mois parce que ses camarades trouvent que c'est très drôle de les lui voler.
Et pour que petite Élise finisse par aimer l'arc-en-ciel.....
FIN
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