Partie 5 : Cinquième Arabesque
Pov Maryane:
Je mâchais distraitement une feuille de laitue, maudissant intérieurement le régime strict auquel je devais me conformer.
Huit heures auparavant, mon état d'esprit était tel que l'espoir de réussir s'était subitement évanoui, remplacé par une dose de désespoir aux notes mélancoliques qui me serraient le cœur...
Quitter cette optique morose semblait plus ardu que prévu et, même si la perspective de revoir bientôt mon père m'enchantait, le laisser affaibli et impuissant sur ce lit d'hôpital semblait être au-dessus de mes moyens.
Bien sûr cette deuxième chance était inouïe et je savais que cette tolérance n'était due qu'à Shira, mais l'idée même de devoir le quitter me tordait le cœur.
Pense à autre chose...Concentre-toi, donne tout ce que tu as, car c'est la première et dernière fois que cela arrive dans toute une vie.
Sentant que certains signes de nervosité commençaient à se faire ressentir, je coupai court à mon déjeuner et préférai monter à l'étage.
Ma chambre, la quarante-huitième longeant l'éternel corridor fantôme, était une des rares possédant un style aussi bohème qu'épuré, transcendant face aux couleurs éclatantes et aux lustres d'argent qui marbraient les autres.
Certes, mon confort différait également de celles-ci mais mon budget était trop serré pour que je puisse me permettre autre chose...Avoir trouvé une petite suite ici était déjà un exploit en soi.
Je m'assis en tailleur sur le plaid beige qui recouvrait le lit et allumai ma chaîne hi-fi, les yeux clos et les bras étendus le long de mes cuisses.
Tandis que la musique défilait, je sentis mes muscles raides se détendre et je pus enfin respirer correctement, toute la tension de ces derniers jours s'envolant comme si elle n'avait jamais existé.
J'avais découvert le yoga peu après avoir remporté mon premier titre de danseuse novice et ces exercices étaient un des piliers d'une concentration brute que j'essayais d'amplifier de jour en jour.
Les mélodies changèrent, se répétant de façon à ce que j'en perde le compte, se mélangeant pour se perdre dans un coin de mon esprit.
Je sortis alors mon tapis opalin réservé à ces séances de fitness et pris une profonde inspiration.
J'avais encore cinq jours devant moi pour leur prouver que je méritais ma place.
Cinq jours que je n'aurais pas pu avoir sans elle...
J'avais beau me remémorer les événements une centaine de fois, je ne voyais pas ce qui aurait pu pousser Shira à m'accorder cette deuxième chance...
Je ne le découvrirai peut-être jamais d'ailleurs.
Passons...
Je continuai mes exercices pendant encore une bonne heure avant de compliquer un peu les choses, forçant mon corps à se plier à ma volonté.
Les minutes passèrent plus vite que je ne le pensais, et à mesure que j'atteignais le point culminant de la fatigue, mon esprit se vida totalement de toutes pensées, laissant la sérénité me gagner.
Peu après mon retour à l'Opéra, la crainte d'échouer de nouveau m'avait obligée à modifier une partie de ma chorégraphie, réorganisant encore et encore, me tenant éveillée jusqu'à l'aube...
Mon fouillis noirâtre était certes désordonné mais l'ébauche d'une voie alternative fleurissait déjà.
J'avais planifié ces prochains jours avec une minutie qui me surprenait moi-même, ajoutant trois heures et demie en plus de mes huit heures de danse quotidiennes afin d'être sûre d'avoir le temps nécessaire pour la mémoriser.
Il ne me restait d'ailleurs qu'une petite demi-heure avant mon premier échauffement de la journée.
J'entrepris alors d'enfiler mes chaussons et mon tutu avec une vitesse proche de celui d'un petit ouragan et descendis à toute allure tout en tentant de m'attacher les cheveux en chignon désordonné.
A cette heure-ci de la journée, la salle n'était occupée que par une dizaine de danseuses, toutes plus dynamiques les unes que les autres.
Une fraction de seconde plus tard, Ludwig Van Beethoven dans les oreilles, je me laissai emporter.
Ce fut la sonnerie de mon téléphone qui me sortit de ma torpeur.
Jamais Green Day ne m'avait paru aussi agaçant qu'à cet instant.
Bon sang Katelyn...!
Je m'épongeai rapidement le front et répondis d'une voix qui se voulait contrôlée.
─ Allo ?
─ Maryane ? Me répondit une voix grave aux accents chantants.
─ Matt ?
Un sourire étira mes lèvres.
─ Comment vas-tu, sweet heart ?
Sa voix douce m'apportait une sensation de plénitude et ce fut lorsque j'entendis sa voix que je me rendis compte à quel point il m'avait manqué.
─ Je vais bien, merci. Et toi, Londres te plait ?
Son rire rafraîchissant me frappa comme la foudre, brûlant d'intensité brute et pure comme il l'était autrefois.
J'avais rencontré Matthew cinq ans auparavant, lors de mon premier cycle à l'école de danse de Paris.
A l'époque, je venais seulement de m'installer à Paris, un diplôme d'économie en poche et des rêves plein la tête.
Je l'avais vu pour la première fois en tant que remplaçant d'un figurant, intrépide et charmeur, un visage d'ange auquel on ne pouvait pas résister.
Il ne m'avait fallu que quelques jours avec lui pour me rendre compte qu'il s'agissait d'un homme brisé, recroquevillé derrière une carapace, avec une plaie ouverte, trop ancienne pour que l'on puisse la déceler.
Plus tard, j'appris que sous ses sourires et fossettes, se cachait un homme empreint d'un tel dégoût de lui-même que je sus qu'il lui était impossible d'envisager la vie telle qu'elle l'était : un malstrom d'émotions et d'épreuves qui nous forgeait et nous poussait à saisir sa chance maintes et maintes fois, à se montrer tel que l'on est réellement.
Le bonheur n'était pas une obligation ; savoir vivre sans se laisser enchaîner à nos démons l'était.
Matt n'aurait jamais cette chance.
Je l'avais retrouvé juste après une de nos nombreuses répétions, assis sur le sol, le corps violemment secoué de sanglots déchirants, la tête cachée sous ses poings.
Flash-Back:
"─ Matt ? Matt que se passe-t-il ? M'écriai-je en me précipitant vers lui.
Il m'ignora, se balançant d'avant en arrière, sa belle tignasse dorée malmenée par ses mains, ses beaux cheveux arrachés par poignée avec une hargne qui me broya le cœur.
Mes appels désespérés pour lui faire entendre raison se heurtant à un mur, je ne pus que le serrer dans mes bras, le berçant avec toute la tendresse dont j'étais capable.
─ Là, tout va bien, je suis là...Regarde-moi, Matt. Regarde-moi, s'il te plait. S'il te plait, lui fis-je d'une voix douce et calme pour l'inciter à se détendre.
Ses mains se crispèrent, et les jointures blanches et la respiration haletante, je le vis hocher lentement la tête.
Lorsque son regard ordinairement lumineux croisa le mien, j'eus un mouvement de recul presque involontaire de ma part.
Ce n'était pas le désespoir dans ses yeux qui me fit autant mal, c'était la résignation que j'y voyais.
Comme si survivre était une condamnation trop dure à supporter et qu'il avait enfin trouvé la solution pour sortir de cet enfer.
Ce fut à ce moment-là que je remarquai qui il était réellement.
De fines zébrures blanchâtres marquaient sa peau blanche, serpentant sur ses poignets pour remonter à ses avant-bras, ciselant son corps comme pour lui rappeler que sa douleur était bien présente et qu'elle ne partirait jamais.
Un glapissement aigu comme un cri muet montait dans ma gorge devant cette détresse silencieuse à laquelle j'assistais.
─ Oh Matt, qu'as-tu fait..?
Ses yeux vitreux me dévisagèrent calmement, comme s'il s'attendait à être jugé.
Rejeté.
Mes mains se levèrent d'elles-mêmes, enveloppant les siennes avant de les poser sagement sur ses genoux.
J'essuyai ses joues dont les larmes traçaient des sillons translucides sans tenir compte des miennes.
Les mots ne comptèrent pas ; les gestes, eux, contribueraient à l'aider.
Je gardai les lèvres closes, le regardant prendre une respiration régulière et desserrer les doigts.
─ Tu ne devais pas voir...
Sa voix était d'autant plus calme que sa soudaine absence d'émotions en était glaçante.
─ Ne pas voir quoi exactement ? Que tu puisses craquer ?
Ses yeux se détournèrent.
─ Matt, peu importe ce que tu as vécu, tu peux m'en parler...Je ne te jugerai pas.
Ses yeux se relèvent en un sourire empreint de dédain.
─ Pas cette fois Maryane, pas cette fois.
Il marquait un temps de pause et au moment où je crus que je n'obtiendrais plus rien de lui, sa voix résonna à travers le couloir.
─ J'ai tué ma copine, me lâcha-t-il d'une voix empreinte de souffrance.
Je m'écartai brusquement, sous le choc.
─ C'était un accident...
Sa voix se brisa.
─ C'était un accident de voiture...
Je fronçai les sourcils, mon cœur tambourinant dans ma poitrine.
─ Quoi ?
Mon chuchotement se perdit dans un souffle.
Ses yeux se voilèrent comme s'il revivait ce souvenir.
─ Je venais de finir mes études de droit, et je voulais fêter cela dignement. J'ai bu...plus que raison, enchaînant les cocktails et mélanges de shoots. Sophia habitait à l'autre bout de la ville. Ce soir-là le bus ne passait pas et il faisait trop sombre...J'ai pris le volant pour venir la chercher, je roulais trop vite, j'étais soûl et il pleuvait des cordes. Ma voiture a percuté une autre et elle est morte sur le coup. Je l'ai tuée.
─ Ce n'était pas de ta faute Matt, tu m'entends. Ce n'était pas de ta faute.
Il sembla revenir à lui.
─ Tu ne comprends pas. Je me suis réveillé et j'ai vu son corps avachi contre le tableau de bord. Morte, le visage couvert de sang. Cette image ne partira jamais. Je suis condamné à vivre avec ce souvenir toute ma vie et rien ne changera ça.
Fin du Flash-Back
En l'espace de quelques années, Matt avait beaucoup progressé ; désormais, le passé n'avait plus d'être et de transparaître dans ses moindres gestes.
A défaut d'être pleinement heureux, Matthew survivait.
Assez pour pouvoir sourire à nouveau.
Il avait d'ailleurs décidé de retourner à Londres, sa ville natale pour clore ses études d'avocat, essayant ainsi de tourner la page.
─ J'ai appris pour ta sélection à l'Opéra Garnier, mes félicitations ! C'était impossible que l'on ne te prenne pas, même aveugle le jury verrait le potentiel que tu as !
Sa voix me ramena au moment présent.
─ Merci.
Même à travers une conversation téléphonique, je trouvais toujours le moyen de rougir face à un compliment.
Puis, ses mots prirent un sens et, gênée, je l'interrompis avant que ses éloges ne prennent une tournure monstrueusement fausse.
─ Je suis en épreuve de rattrapage, j'ai loupé deux de mes pas...
─ Attends...Quoi ? hurla-t-il dans le combiné.
Je me mordis nerveusement la lèvre avant de lâcher la bombe.
─ Mon père a fait une crise cardiaque.
Je l'entendis prendre une inspiration bruyante, visiblement sous le choc.
─ Mary...Oh mon dieu...Il est mort ?
─ Non, bien sûr que non ! Bon sang Matt tu sais que je t'aurais appelé dans ce cas !
─ Merde, tu m'as fait peur ! Comment va-t-il ?
Je soupirai.
─ Officiellement, il s'en est sorti. Officieusement, il n'est toujours pas remis...
─ Il s'en sortira Maryane... Il faut que tu te concentres sur ta chorégraphie, tu ne dois pas lâcher prise maintenant.
Sa voix était réprobatrice.
─ J'y travaille Matthew...
─ Travailles-y plus fort. Tu t'es donnée tellement de mal pour arriver jusque là, je ne te le pardonnerai jamais si tu te fous en l'air maintenant.
Je sentis venir la fameuse question.
─ D'ailleurs, comment se fait-il que tu aies eu ce test de rattrapage ?
J'en étais sûre....
─ Shira Laurent a plaidé ma cause, j'imagine que ça a suffi.
─ Laurent...L'ancienne danseuse étoile ?
─ Oui, c'est exact.
─ Il paraît qu'elle s'était faite exclure du cercle de la danse à cause de son comportement...Tu as discuté avec elle ?
Lâchez-moi la grappe avec vos questions sur sa vie privée bon sang !
─ Je ne lui ai dit que deux mots Matt...
─ On peut deviner beaucoup de choses en deux mots Mary...
Nous discutâmes ensuite de nos vies respectives et j'appris qu'il venait de renouer le contact avec ses parents qui, jusqu'à présent, refusaient de lui parler car ils estimaient que leur fils était alcoolique et arrogant au possible.
Vingt-cinq minutes plus tard, je rangeai mon téléphone et remis ma playlist en route.
Bientôt, bientôt je pourrai enfin vivre pleinement ma passion.
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Et voilà pour ce chapitre ! Des remarques ? Avis ?
J'attend vos commentaires :)
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