8.Émilie

Je ne sais pas ce qui m'a réveillée. Un bruit, peut-être ? Une odeur ? Ou alors un réflexe instinctif.

Je reste immobile, le corps aussi tendu qu'une corde à linge, les paupières closes. Des images défilent dans ma tête par flashes aussi rapides que colorés. Le sang dans mes tempes semble aussi épais que de la foutue mélasse. J'ai été blessée. Bordel, j'ai été empoisonnée, même ! Saloperies de flèches ! Saloperies de sauvages et saloperie de vie de merde !

Je grogne.

Mais si ça se trouve..., je suis morte !? Je suis morte et ma punition pour ma mauvaise vie, c'est une éternelle gueule de bois, carabinée comme il faut !

Dieu ?

... Je te déteste.

Mes neurones se déconnectent soudain sans coup de semonce et, je crois que, je tombe de nouveau dans les pommes. Lorsque j'émerge plus tard, je refuse d'ouvrir les paupières. Car si je les ouvre, la douleur se réveillera. J'en suis certaine. Quand on se fait empoisonner, c'est pas à coup de sirop de fraise.

Bordel, c'est bien ma veine ! Lorsque j'ai été touchée par cette flèche de malheur, on était à deux jours de mon anniversaire... Avec ma chance, c'est aujourd'hui que je souffle mes bougies. Et merde ! On ne meurt pas le jour de son anniversaire ! C'est bien trop pathétique. En plus, je suis certaine que ces enfoirés me mettront sur le « mur des morts à la con ». C'est un petit truc du bunker. Apparemment, on se fait tellement chier, qu'on doit rire des morts stupides des autres. En même temps, je ne jette pas la pierre, moi aussi je ris quand je passe devant la photo et l'encadré : « Phil, 30 ans, mort écrasé dans le broyeur à ordures. » «Lola, 42 ans, étouffée par sa ration de porridge. »

Maintenant, ça va être mon tour : « Émilie, 23 ans, frôlée par une flèche de sauvage le jour de son anniversaire. »

Putain.

Poussée par mon ego qui refuse en bloc de mourir aujourd'hui, j'ouvre enfin les paupières. Oh non, je jure qu'il est foutuement, hors de question que je me retrouve sur le mur de la honte !

Le regard encore hagard, je fusille l'espace autour de ma couche ; juste au cas où. J'ai bien l'intention de leur prouver que je suis vivante et que celui qui y inscrira mon nom n'est pas encore né.

Un rire accueille mon expression de défi.

— Eh bah, ma jolie, c'est comme ça qu'on remercie l'un de ceux qui ont volé au secours de ton p'tit cul d'emmerdeuse ?

No.

Je reconnaîtrais sa voix grave, à la fois autoritaire et ironique, entre mille. Je crois qu'il n'y a que lui qui est capable de faire ça.

No, c'est le diminutif de Noël. Ouaip, moi aussi si j'avais un prénom aussi peu glorieux, je voudrais qu'on m'appelle No. En tentant de faire oublier pour de bon, mon fabuleux patronyme. Je crois que ses parents voulaient qu'on se foute de sa gueule.

— C'était juste une égratignure, Noël. Pas de quoi en faire un plat.

Il grimace, mais se reprend vite. Il n'aime vraiment pas qu'on l'appelle par son prénom.

Bien fait !

— Une égratignure qui, avec trente minutes de plus, t'aurait fait bouffer du pissenlit.

Je hausse les épaules et tente de me redresser.

Mauvaise idée.

Ma tête tourne follement et avant que j'aie le temps de moi-même réagir, une bassine miraculeusement apparue, recueille le contenu de mon estomac. Donc, pas grand-chose mise à part de la bile. Mes boyaux se contractent douloureusement et à chaque spasme, mon corps essaye d'évacuer à nouveau. Je déteste ça. J'ai impression d'être en gueule de bois sans avoir pu avant avoir le plaisir d'être bourrée. Décidément, je passe la plus merdique des semaines de ma vie...

La grosse paluche de No se pose sur mon épaule et il replace la bassine souillée sous le lit.

— On t'a injecté des antibios, mais tu vas dérouiller un moment. On garde la morphine pour les cas plus graves.

Je hoche la tête, incapable pour le moment d'en faire plus, tandis qu'il continue :

— Tu peux te lever ?

— No, je grogne, est-ce que tu penses que j'ai une tête à pouvoir me lever ? J'ai l'impression que mes organes ont organisé une rave monstrueuse dans mon estomac...

— Et si je te dis que ta sauvage a foutu trois de mes gars au tapis et que j'ai besoin que tu me la calmes avant qu'elle foute le feu à tout l'abri ?

Je relève la tête d'un coup. La pièce tourne, mais je tiens bon. L'un de mes sourcils se dresse sur mon front.

— Je te dirais que, les connaissant, ils l'ont sans doute cherché et mérité.

No grommelle dans sa barbe brune. Je sens qu'il veut contester, mais ses épaules s'affaissent et il rend les armes devant mon regard inquisiteur.

— Okay. Ils l'ont cherché. Victor a essayé de lui peloter le cul.

— Bah tiens. Une nouvelle pièce de viande et il se jette direct dessus. Ça m'aurait étonné. Soutiens-moi. Je vais me lever.

Il acquiesce et tend les bras. Je m'écroule plus qu'autre chose et il accueille ma masse dans une grimace. Mes yeux plissés l'empêchent d'émettre le moindre commentaire sur un quelconque besoin de régime imminent. En plus, tout le monde sait que le muscle pèse plus lourd...

Je fais quelques pas dans la pièce pendant qu'il me soutient en silence. La lumière crue des néons éclaire ma lente progression.

On est à l'infirmerie. Des lits vides ou occupés sont disposés de part et d'autre de la petite salle. Certains patients sont endormis, immobiles. Des moniteurs et des transfusions reliés à leurs bras diaphanes. D'autres jouent aux cartes ou aux dés sur leurs lits. Ceux-là ne souffrent pas de grand-chose. Quelques effets secondaires dus au manque de lumière ou à diverses carences.

— Content de te retrouver, Em. On pensait que tu t'étais fait bouffer par un lion des plaines.

C'est Sylvain. Un blond tout maigre qui a constamment l'air malade. Je lui tire la langue.

— T'aurais aimé, hein ? Pour pouvoir me piquer ma collection de vinyles. Eh bah ! Tu peux attendre. Le vieux barbu a encore besoin moi sur terre.

Il lève les yeux au ciel et se replonge dans sa partie de cartes avec deux autres gars de l'infirmerie.

Une fois la porte anti-incendie passée, nous nous retrouvons dans un couloir aux murs bétonnés. Tout ici, est bétonné. Quand ils ont construit l'abri, ils n'ont pas fait dans l'artistique. Il fallait qu'il soit solide, pratique et durable. Ça pour être durable, il l'a été. Ça fait dans les dix générations qui s'entassent et qui crèvent entre ses murs. Tout commence un peu à partir en couille, ici, mais c'est chez nous. Je suis née dans le bunker, je mourrai sûrement dedans.

Tant bien que mal, No me traîne dans les couloirs. Ils se ressemblent tous avec leurs murs gris et leurs tuyaux qui filent au plafond, mais, comme moi, il connaît le Bunker Bx100N comme le fond de sa poche. Nous continuons notre périple comme si mes os souffraient d'arthrose et que j'avais cent ans bien tassés.

Heureusement pour moi et pour la pudeur de mon derrière, on m'a habillée d'un T-shirt king size gris et d'un legging noir au lieu de cette monstrueuse blouse verte qu'on avait l'habitude de faire porter aux patients dans les hôpitaux. Celle qui permettait à votre cul de saluer la terre entière. Comme pas mal de choses ici, ça fait quelques années qu'on a plus de stock.

Il passe son poignet devant un scanner infrarouge à l'entrée d'une dernière porte blindée et elle s'ouvre dans un crissement feutré sans opposer plus de résistance. Nous entrons et elle se referme dans notre dos.

Le spectacle que j'ai devant les yeux me ferait presque exploser de rire s'il n'y avait pas les yeux apeurés et perdus de la sauvageonne qui me fixent soudain. Dans ce beau bleu, je lis à quel point elle est heureuse de voir apparaître le seul visage qu'elle connaît.

Elle est assise sur un banc, les mains posées sur ses cuisses. Ses épaules se redressent lorsque No et moi entrons dans la pièce. C'est une large salle de sport dans laquelle diverses machines de cardio de côtoient et au centre duquel un ring a été installé des dizaines de décennies plus tôt. Le revêtement se barre par endroit laissant apparaître la mousse blanche qui garnit le praticable, mais il survit bien aux années et a vu plus de culs tomber à la renverse que je ne pourrais jamais en botter. Quoique... à la réflexion...

Sur notre droite, Victor, Damien et JB se massent tous les trois un endroit douloureux. Victor, le grand blond, presse un linge rougi de sang contre son nez pété et autour duquel un bel hématome violet s'épanouit déjà largement. Damien et sa tignasse bouclée, se tiennent le ventre, l'arcade éclatée tandis que JB et ses pectoraux savamment entretenus... Aie ! Le pauvre bougre se tient les parties en grimaçant comme si elles lui étaient rentrées sous les côtes et avaient fusionné avec sa rate. À ce moment-là, je remercie mes parents de m'avoir créée avec une paire de seins et d'ovaires.

— Alors les tourtereaux, lancé-je, on essaye de se la jouer Roméo et Juliette sans le consentement de la jolie Capulet ?

Les gars se tournent vers moi. Je peux presque voir de la fumée leur sortir par les oreilles tandis que leurs cerveaux tentent d'assimiler ce que je viens de dire.

— Qui est le con qui a essayé de la peloter ? je traduis, en levant les yeux au ciel sur leur manque total de référence littéraire.

Avec eux, il semble que tout ce qui ne contient pas un ratio minimum d'au moins 80 % d'images n'est pas digne de leur intérêt.

Les visages colériques de Damien et JB se tournent brusquement vers Victor, qui lève les deux mains devant lui, innocent.

— Elle m'a caressé le visage ! se défend-il. Comment est-ce que je pouvais savoir qu'elle prendrait mon geste comme une agression ? C'est quand même elle qui a commencé à m'aguicher.

— Victor, tout ce qui provient de ta personne est une agression pour la gent féminine. Rien qu'à voir ta tête, j'ai envie de devenir lesbienne.

Il se décolle brusquement du mur sur lequel il est adossé et s'avance vers moi.

— T'es vraiment qu'une co...

— Victor, gronde No de sa voix grave et autoritaire, interrompant instantanément l'insulte revancharde de son cadet.

— Pu..., couronne une voix féminine.

Nos cinq têtes se tournent vers le son fluet, mais bien audible qui vient de sortir d'entre les lèvres de la sauvageonne. Ses yeux sont rivés sur moi, tandis qu'elle fait une nouvelle tentative.

— Pu...

Nous sommes tous suspendus à ses lèvres, comme figés dans la glace. Un mince sourire de ma part l'encourage à continuer. Soutenue par No, je m'approche de deux pas vers elle.

— Pu...tain..., réussit-elle enfin à dire après un effort visible. Putain.

Deux secondes passent encore tandis que chacun tente de savoir si elle a bien sorti une insulte en me désignant avec espoir, ou si ce sont nos cerveaux qui déraillent, puis les quatre hommes partent en une intense crise de fou rire. C'est fou la vitesse à laquelle l'on peut vite occulter la douleur lorsqu'une bonne raison de se bidonner sonne à la porte.

No, les yeux humides, tourne la tête vers moi.

— C'est toi qu'elle vient d'appeler, Putain ?

Je grogne.

— Elle croit que c'est mon prénom.

Il s'esclaffe de plus belle en écho aux trois autres hommes.

— Tu m'étonnes ! T'es un vrai dico à jurons ! T'as dû lui refiler ta maladie, me dit-il en me lançant un faux regard accusateur teinté d'ironie.

— Boarf... Tout le monde ne peut pas se vanter d'avoir été instruit par les meilleurs, que veux-tu. Et puis... un « Bordel de couille ! », c'est quand même plus utile qu'un « Où sont les toilettes ? », tu ne trouves pas ?

No soupire. Je crois qu'il a renoncé depuis longtemps à jouer au jeu de la répartie avec moi.

— Bon, préfère-t-il enchaîner, tu peux me la calmer, alors ? Je préférerais ne pas devoir la mettre en cellule.

— Oui, je vais essayer de la...

Mes yeux glissent le long du visage de la fille, sur ses poignets qui reposent toujours sur ses genoux. Ils sont menottés. Pareille pour ses chevilles. Je m'étonnais qu'elle ne se lève pas pour un second round avec les garçons. J'ai ma réponse. Mon visage scandalisé se retourne vers No et je cris :

— Mais putain ! T'as perdu la tête ? Ce sont des menottes électrifiées, No ! Celles que l'ont met aux irréparables quand on les fout à la porte. T'es malade ! Elle doit souffrir le martyre !

— Elle était déchaînée, Em. Je suis désolé, mais je ne pouvais pas la laisser casser la gueule de mes hommes pendant que j'allais te chercher.

Mon regard se fait froid.

— Enlève-lui. De suite.

— Pas avant que tu ne l'aies calmée. Je ne prends aucun risque. Elle aura le droit à des menottes classiques quand j'aurai la garantie qu'elle ne s'en prendra plus à mes gars.

— Elle n'a fait que se défendre.

— Je suis désolé, Em. C'est à prendre ou à...

Avant qu'il n'ait eu le temps de finir sa phrase, mes doigts plongent vers sa hanche. Il comprend immédiatement ce que je veux faire, mais c'est trop tard. Le clip de sécurité de son arme saute et elle se retrouve dans mes mains, le canon pointé sur le croisement de ses sourcils. Une seconde plus tard, c'est trois autres pressions qui s'ouvrent et trois autres canons qui visent ma cervelle. J'ai reculé d'un pas afin de pouvoir tendre les bras et mon flingue vers No.

— Qu'est-ce qu'il te prend, Émilie ? T'as pété un câble ? Est-ce que tu sais ce que tu risques à menacer un gradé ? Si le Contrôleur l'apprend...

— Rien à carrer de ce que pense le contrôleur. (Je fais un signe du menton vers les trois garçons.) Damien, enlève-lui ses menottes.

Damien n'a jamais eu grand-chose dans le fute. Je le sais de source sûre. C'est pourquoi il hésite un instant, ses yeux faisant la navette entre son supérieur hiérarchique et son coup d'un soir, avant de finalement ranger son arme et de s'avancer vers la fille. Il passe son poignet sur le système d'ouverture qui clignote et les menottes s'ouvrent dans un cliquetis qui fait écho au soupir de soulagement de la sauvageonne. Il passe ensuite à ses pieds et recule avec prudence, rejoignant ses coéquipiers, les deux dispositifs électrifiés dans les mains. Elle ne bouge pas de son banc, sans doute trop effrayée. Combien de temps ai-je été inconsciente ? Combien de temps a-t-elle porté ces outils de torture qui, au moins geste brusque, envoient une violente décharge paralysante à leur porteur ? Je ne sais pas et ça me tord les tripes. Je ne suis pas prête de pardonner No pour avoir cautionné ça. J'ai l'impression que les sauvages, ici, c'est nous.

Relâchant la tension dans mes avant-bras, je jette mon arme dans les bras de l'homme à la belle barbe brune et aux paupières fendues, qui l'attrape sans même regarder ce qu'il fait. Il la remet dans son holster. Ses yeux me jaugent un instant puis capitulent.

— Petite chieuse.

— Vieux grincheux.

Et c'est tout. No me connaît depuis que je porte une couche, et malgré son air bougon qui semble n'aimer personne, je sais qu'il m'apprécie. Il me passera tout. Ou presque. Je crois qu'il a encore en travers de la gorge la fois où j'ai mélangé du colorant alimentaire à son adoucisseur d'eau et qu'il a passé une semaine entière la peau teinte d'un joli rose fuchsia. Il n'a pas tort, en fait, je suis vraiment une petite chieuse.

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