7.Gaya
Par la ventripotence avancée de Cibus ! Ce qu'elle est lourde !
Et sa tenue de guerrier, renforcée de métal, ne m'aide pas à avancer plus vite.
Cela fait maintenant trois mille deux cent sept battements de cœur, qu'elle s'est évanouie. Lorsque je serai arrivée à dix mille, elle sera dans une transe si profonde qu'elle ne pourra plus se réveiller. Jamais.
Il ne nous restait que quelques centaines de mètres avant d'arriver dans son village. Elle ne peut pas flancher maintenant ! C'est trop facile de me laisser faire tout le travail !
Malgré moi, je sens une colère mêlée de frustration mettre à mal mon sang-froid. Je sais que je suis injuste, mais j'ai peur. Peur de l'inconnu et peur de l'affronter seule.
Je tends les muscles de mes cuisses au maximum et avance ma jambe. Mon pied racle le sol, soulevant un épais nuage de poussière. J'ai l'impression de marcher dans un inextricable sable mouvant ; plus j'avance, plus je crois faire du sur-place.
Mère Sauvage, aide-moi... Encore une fois, une dernière, entends ma prière. Tu l'as déjà sauvée une fois, recommences. Sinon, tes efforts auront été vains !
La carte tachée et décolorée qu'elle m'a remise est froissée dans mon poing serré, illisible. Elle est collée à ma paume par la sueur. Mais je n'en ai plus besoin, je sais où je dois aller. Toujours tout droit vers le soleil. Vers Qeleck...
Mon corps entier est recouvert d'une épaisse pellicule humide. L'effort me donne si chaud, que j'ai l'impression que mon cerveau est en train de tourner à la broche. Je jette un coup d'œil à ma ceinture où pend mon outre d'eau. Elle bat ma jambe au rythme de mes pas, me rappelant qu'elle est là et qu'elle m'attend. Elle me nargue, comme le faisaient les Ruines de Qeleck quelques jours plus tôt.
« Bois, Gaya. Bois. Tu iras plus vite, si tu reprends des forces. »
Non.
Je ne peux pas m'arrêter pour boire. Chaque seconde lui est précieuse.
Quatre mille sept cent trente-six...
À mon oreille, je l'entends gémir. Elle s'est réveillée, mais pour combien de temps encore ?
Je fais de nouveau quelques pas, tout en comptant les battements lents de son cœur. Je le sens pulser dans ses veines comme un compte à rebours mortel.
Cinq mille cent...
Mes genoux flageolent un instant et lâchent sous nos deux poids cumulés. Lorsque ma peau heurte les graviers qui jonchent le sol, je ne peux m'empêcher de grimacer.
J'ai l'impression que depuis que j'ai rencontré cette étrangère, la sensation qui s'éveille le plus souvent en moi est la douleur. Et juste derrière, la peur, la tristesse, le stress se battent pour savoir qui prendra l'avantage.
Avec mille précautions, j'allonge Émilie à côté de moi. Écartant ses paupières, je vérifie l'état de son iris. Sa dilatation est telle que je ne vois presque plus la couleur de ses prunelles. On est vraiment mal...
Je décroche ma gourde et en fais sauter le bouchon. Elle doit boire un maximum afin d'éliminer le poison. Ce dernier n'a pas d'antidote. Il faut boire beaucoup, se purger et prier encore plus si l'on veut survivre. J'espère que dans son inconscience, elle prie aussi, car nous ne serons pas trop de deux.
Je me déteste pour ce que je vais devoir faire, mais...
Une gifle retentissante fait presque vibrer l'herbe brûlée de la plaine. Du coin de l'œil, je vois même une nuée d'oiseaux s'envoler. J'y suis peut-être allé un peu fort ?
Soudain, elle se réveille en sursaut, haletante, sa chevelure poisseuse collée à son front. Elle pose une main sur son thorax ; elle a du mal à respirer.
Oui, c'est exactement l'effet qu'a le poison. Lorsque la flèche l'a blessée au bras, Émilie n'en a reçu qu'une dose infime. Pas suffisante pour la tuer sur le coup comme un gibier, mais en assez grande quantité pour la paralyser à feu doux.
— Est-ce...que je rêve ou... tu viens de me... gifler ?
Elle tousse et je lui place le goulot sur les lèvres. Elle boit avidement. Tellement qu'elle manque de s'étouffer à plusieurs reprises. Elle en recrache aussi. Ce n'est pas bon.
Alors qu'elle referme les yeux, épuisée, je lève les miens.
Au loin, derrière les ondulations de la chaleur, j'aperçois Qeleck.
Imposante. Morte.
Sa silhouette sombre paraît danser sous les rayons écrasants du soleil. Elle vibre des milliers de centaines d'âmes qui sont décédées entre ses murs glauques.
Je frissonne malgré moi. Je ne veux pas y retourner. Les curiosités que j'y ai vues ne transcendent pas la sensation de mal-être qui s'empare de moi quand je la regarde. Je me souviens des corps, ceux des êtres difformes. De ma vie, je n'en ai jamais vu de pareils. Qu'est-ce qui a bien pu leur arriver ?
La main d'Émilie agrippe soudain le col de ma tunique de peau. Ses doigts se crispent sur le daim et ses yeux se résorbent. Une série de spasmes violents la traversent. Sans plus prendre de pincettes, je la place sur le côté et lui ouvre la bouche. Elle ne doit pas avaler sa langue.
Joignant mon index et mon majeur, je les lui fourre dans la gorge. Sa réaction est immédiate et elle vomit. De l'eau et de la bile.
Si elle expulse une partie du poison, elle a plus de chances de s'en sortir.
Au bout de deux éternités de tourments, les spasmes se calment et elle reprend de longues respirations entrecoupées d'une toux sèche et râpeuse.
— Je vais... crever, putain. Je vais crever et... mon cadavre se chiera dessus au milieu... de ce désert... maudit. C'est moche...
J'entends du regret dans sa voix. De la colère aussi. Je la comprends. Elle a l'air d'être jeune. Une vingtaine d'années ? Comme moi. Vingt ans à peine passés, ce n'est pas un âge pour mourir.
Un bruit ténu, mais bien audible à une centaine de mètres me fait relever la tête. Je plisse les paupières afin de tenter d'apercevoir ce qui a bien pu le produire, mais je ne distingue rien d'autre que de la poussière qui s'élève dans un nuage trop épais pour que je puisse voir ce qui se cache derrière. Le soleil m'éblouit, même ma main en visière est inutile.
Si c'est un prédateur, de ceux qui font deux fois votre poids et possèdent une rangée de crocs de la taille d'une paume de main, nous sommes mortes.
Alors qu'Émilie continue à parler d'une voix rauque, ses phrases entrecoupées de puissantes quintes de toux, je fouille les multiples poches que possède sa tunique intégrale. Elle me laisse faire, je ne suis même pas certaine qu'elle s'en rend compte. Il me faut une arme, n'importe quoi !
Ma main pioche au hasard et mes doigts se referment enfin sur quelque chose. J'approche l'objet de mon visage. C'est petit, rectangulaire. Je le secoue. Ça contient quelque chose. Je l'approche de mon nez. Et ça sent principalement la menthe.
Sans savoir ce que je viens de trouver, mais en ayant conscience que ça n'arrêtera pas ce qui se rapproche inexorablement derrière le nuage, je le remets à sa place.
Les autres poches ne contiennent rien de plus utile. À moins que... Triomphante, je brandis devant mes yeux, un objet fin, en forme de tige. Au bout, il possède quelques poils dont j'ignore l'utilité. Tout ce que je sais, c'est que ça a l'air assez dur et solide pour percer un œil ou la peau fine d'une nuque. Le prédateur me taillera sûrement en pièce, mais je ne me serai pas laissé faire.
Des pas précipités troublent le silence de la plaine. Mère Sauvage, aide-moi ! Ils sont en meute !
Mon cœur se met à accélérer. Celui d'Émilie ralentit.
Sept mille six cent douze...
Alors que je me mets debout, en brandissant mon arme de fortune, sous mes yeux, les pas deviennent des jambes gainées dans un tissu épais et noir. Ce sont des hommes qui nous encerclent tandis que dans ma paume moite, l'objet tente de s'échapper. Je tourne sur moi-même afin de prendre la mesure du danger. Ils sont six, ils parlent fort et pointent sur moi des choses en métal. Les mêmes que celle qui m'a assommée lorsque j'essayais de venir en aide à Émilie. À ce souvenir, ma mâchoire se réveille et me rappelle que j'ai encore un large bleu qui la recouvre.
À cette distance, ils ne pourront pas me frapper avec, mais je reste sur mes gardes, jambes fléchies.
Soudain quelque chose grésille dans la combinaison de l'homme le plus proche de moi. Il attrape une sorte de boîte noire d'où sort une voix désincarnée et parle dedans :
— Intrus encerclés. Je répète, intrus encerclés. Ce ne sont pas des irréparables, mais ça m'a l'air dans un sale état.
— ...
— Deux femelles, pour ce que j'en discerne. Provenance inconnue. Merde alors ! Je pensais qu'on était le seul bunker encore habité à des centaines de kilomètres à la ronde. D'où viennent-elles ?
Il continue à parler dans l'objet et celui-ci semble lui répondre. Y aurait-il de minuscules fées à l'intérieur ? Ou quelques esprits ? Ma curiosité me fait faire un pas.
Erreur.
Les soldats se mettent à crier, et ce qu'ils ont en main se pointe plus ardemment sur moi. Il y a quelque chose de malsain dans ces objets. Je ne sais pas à quoi ils servent ni comment les utiliser, mais rien de bon ne peut en sortir.
Dans une absurde tentative de me protéger, je fends l'air devant moi avec mon arme improvisée. J'espère que ma grimace et mes gesticulations vont les éloigner comme une nuée de mouettes rieuses.
— Chef..., commence l'un d'eux, d'une voix incertaine, mais où pointe l'amusement. Je crois que la sauvage essaye de te pourfendre avec une brosse à dents !
Des gloussements secouent certains d'entre eux.
Il est hors de question que je me fasse ridiculiser ! J'avance dans une ultime tentative pour les effrayer.
Soudain, Émilie se retourne dans un râle. Tous baissent les yeux sur ma compagne qui se retrouve sur le dos. Ses yeux vitreux sont pointés sur l'homme qui nous fait face.
— Putain, c'est quoi... ce bordel ! Y'en a qui... essayent de mourir en... paix, ici !
D'allongée, elle passe à la position assise, puis à genoux. Je pose une main protectrice sur son épaule, l'autre toujours tendue devant moi.
Les yeux de celui qui semble être à la tête du détachement de guerriers, s'écarquillent et il lance d'une voix puissante, légèrement éraillée par la stupéfaction :
— Merde alors ! Les gars ! Baissez vos armes, c'est Em !
Il se précipite sur elle et pose un genou à terre. Son visage pâle, recouvert d'une barbe brune et drue, se plisse. Il l'observe.
— La vache, Em ! T'as vraiment une sale gueule...
— Au moins, la mienne... a le mérite d'être temporaire.
Il grimace.
— Merde, t'es vraiment une teigne.
Émilie plie légèrement le buste. J'ai l'impression qu'elle tente une révérence. Vraiment ? Dans son état ? Cette fille pourrait être en train de vendre son âme au Mal, qu'elle sourirait encore.
Elle vacille et sa tête penche dangereusement vers le sol. D'un mouvement leste, je la rattrape avant que la terre sèche et dure ne l'allège de ses dents de devant.
L'homme en face de nous passe la lanière de son objet métallique par-dessus son épaule afin de se libérer les mains et fouille dans l'une des innombrables poches que compte sa tenue. Elle est la parfaite jumelle de celle que porte Émilie. Comment ai-je fait pour ne pas le remarquer avant ? J'abaisse mon bras. Il est inutile de vouloir se défendre qu'on ceux que l'on recherche.
Le nouvel objet que le guerrier vient de sortir émet des « bips » et clignote. Il l'approche à quelques centimètres de ma compagne et balaye l'air devant son corps. À ma grande stupéfaction, l'objet se met à parler. Le peuple d'Émilie a donc apprivoisé autant de fées ?
« Empoisonnement avancé par ingestion ou contamination du sang. Type : Grande Ciguë. Analyse terminée. Recommandations : Intubation et ventilation respiratoire. Décontamination digestive. Prise d'anticonvulsivants fortement recommandée. Chance de survie : vingt pour cent. Mort par insuffisance rénale et asphyxie due à une paralysie des voies respiratoires dans trente minutes. »
Le guerrier grimace et range l'objet parlant. Il attrape Émilie et ses bras gonflés réussissent sans effort à la soulever du sol.
Me tournant désormais le dos, il entame un mouvement en avant, mais quelque chose le retient : la main d'Émilie fermement agrippée à la mienne.
Le barbu me toise un instant, puis soupire. Il hoche la tête en direction de la jeune femme et fait signe à deux de ses guerriers de m'encadrer. Je me laisse faire, je connais le protocole.
Devant moi, le chef s'est déjà mis en marche, ma compagne toujours dans les bras. Il lui parle dans leur langage :
— Eh bah, ma salope, t'as le cul bordé de nouille qu'on soit sorti à ce moment-là, parce qu'un peu plus, et tu crevais dans les bras de ta sauvage !
— Putain ! Surveille... un peu ton... langage, No. T'as... pas une mère charretière, que j'sache. Et... on ne dit pas « salope », on dit... femme... de petite vertu.
Le dénommé No lève les yeux au ciel. Apparemment, ce que dit Émilie l'exaspère. Elle a l'air d'avoir un sacré mauvais caractère.
Je remercie les anciens de ne pas comprendre leur langue, aussi jolie et chantante soit-elle.
Huit mille huit cent cinquante et un...
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