6. Émilie

Mes genoux rencontrent le sol avec brusquerie et quelqu'un lâche un gémissement, indubitablement douloureux.

Merde alors ! je crois que c'est moi...

Je n'en suis pas certaine. Je ne suis plus sûre de rien. Dans mon esprit qui s'effiloche comme un vieux pull mité, tout s'emmêle. J'ai l'impression qu'on a appuyé sur le bouton d'une machine à laver géante et qu'on m'a prise pour de l'adoucissant.

Putain..., qu'est-ce que je raconte ?

Mes pensées partent vraiment en couille... Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive.

Je sais seulement que nous marchons depuis des heures, et que cette foutue chaleur réussirait à coup sûr à faire cuire un œuf au plat sur le haut de mon crâne.

Mon estomac gronde. Apparemment, il a la dalle.

Des œufs au plat. De vrais œufs au plat... Je n'en ai jamais mangé. C'est con, hein ? On n'a pas de poules dans les souterrains et donc pas d'œufs frais. Juste une poudre blanchâtre dégueulasse qu'on doit mélanger avec de l'eau et qu'on ose appeler une omelette.

En même temps, dans le bunker Bx100N, on aime bien faire passer des vessies pour des lanternes. Ça fait passer le temps. Ça rend la vie moins monotone.

La preuve, on veut bien croire que Martin est un mec, alors que franchement, avec ses cils maquillés et ses tops en résilles, à mon humble avis, il aurait plutôt un utérus, là où devrait se trouver une paire de kiwis du Mexique. Après, c'que j'en pense, hein ? Chacun croit en ce qu'il veut. Chacun fait ce qu'il veut. Et puis, j'l'aime bien, Martin.

Je tousse.

J'ai la bouche pâteuse ; ma langue est engourdie et gonflée. En réalité, je crois que c'est tout mon corps qui s'engourdit. Sur le sol, mes ongles s'enfoncent dans la terre sèche. Elle se colle à mes paumes moites. Je les frotte sur mes cuisses, afin de les dépoussiérer. Rien à faire. Cette connerie reste collée à mes mains.

Elle progresse même !

Quoi ? Mais... comment ?!

J'écarquille les yeux comme si je voulais faire sauter mes globes oculaires de mes orbites.

Ce n'est pas possible ! La terre grimpe lentement le long de mes poignets, atteint mes avant-bras, pignoche mes coudes.

J'ai l'impression qu'une colonie de fourmis est en train de me grignoter vivante.

La terre ondule - grouille - soudain. Non ! Ce n'est pas de la terre ! Ce sont bien des centaines de fourmis carnivores qui commencent à me bouffer la peau !

Prise de panique, je me jette au sol, me roule dans la poussière dans l'espoir de les écraser, de les empêcher de me dévorer.

On presse mes bras, m'immobilisant.

Gaya ?

Je tourne la tête et la regarde. Elle me fixe de ses sublimes prunelles bleues. Je tuerai ma mère pour avoir de tels yeux, si elle n'était pas déjà morte.

Elle murmure mon prénom, m'apaise de sa voix veloutée.

Bientôt, les fourmis ont disparu, laissant place à une poussière foncée fixée à ma peau par la sueur.

— Qu'est-ce qu'il m'arrive? je réussis à articuler. Je vois des choses, Gaya. Des trucs qui n'existent pas.

Elle hoche la tête. Je sais qu'elle a compris, sinon les mots, l'intonation paniquée dans ma voix. Elle me parle calmement, me rassure. J'essaye de me concentrer sur ses traits, mais son visage s'estompe.

Un nuage brumeux s'est emparé de mon esprit. J'ai du mal à parler. Ma langue est comme prise dans une épaisse mélasse. J'ai l'impression de faire un concours de celui qui réussira à mâcher le plus de « Tuc » possible et d'un seul coup.

Mon foutu monde s'engourdit. Et j'ai mal. Mon estomac se tord si fort que de la bile s'échappe d'entre mes lèvres.

Gaya essuie la commissure de mes lèvres avec une touffe d'herbe jaune puis la jette au loin. Elle me frotte ensuite le dos.

Sur son visage devenu presque transparent, je peux voir qu'elle s'inquiète. Qu'elle sait ce qu'il m'arrive ! J'écarquille les yeux.

Putain, elle sait, la garce !

Elle tente de me redresser sur mes jambes pour me faire avancer, mais je la repousse et me lève de moi-même. Mouais... Ce n'est pas glorieux... Dans le dessin animé, Bambi galère moins que moi alors qu'il glisse sur de la glace. Je me fais ridiculiser par un bébé faon imaginaire. Putain, ce que je suis tombée bas...

Mes mains sur mes cuisses, j'attends que ma nausée passe et me redresse enfin.

Lorsque je relève les yeux pour affronter ceux de Gaya, elle a disparu. À sa place se tient un zombie. Ou du moins, ce que moi, j'appelle un zombie. Je devrais plutôt parler d'Irréparable.

Mais putain de chiotte ! Comment t'es arrivé là toi ?!

Je tourne la tête de tous côtés à la recherche de ma compagne de route. Personne. Comment est-ce possible, foutre Dieu ?! Il a pas pu la grailler en deux secondes ?

Merde, merde, merde, merde, MERDE !

Je plaque mes paumes fébriles sur ma combinaison à la recherche d'une de mes armes, mais c'est peine perdue, elles sont restées au village.

L'irréparable me regarde de ses yeux vides de merlu sous LSD, il ne semble pas prêt à vouloir me sauter dessus. Il attend.

Okay ! Un bon point pour ma jauge de vie. J'ai le temps de trouver comment me sortir de cette situation bien merdique avant qu'il ne se décide à passer à l'action.

J'ai pas de gun, pas de couteau, pas de grenade à fragmentation. Et je suis presque certaine que je n'ai pas planqué un tank dans ma culotte. Comment je bute ce putain de zombie, alors ?!

Me penchant, j'attrape la première chose qui me tombe sous la main : une grosse pierre qui remplit impeccablement l'espace de ma paume. Le zombie grogne et avance d'un pas.

— Je t'interdis de poser tes mains dégueulasses sur moi, c'est clair ?

Je recule et trébuche. L'horreur qui se tient devant moi en a profité pour s'approcher de nouveau.

Je déglutis.

— Je... te préviens que je vais être le steak tartare le plus difficile à bouffer de ta vie.

Mais, comme j'aurais pu m'en douter, il ne m'écoute pas – il ne doit pas être appareillé pour ça – et me fonce dessus. Ma pierre fend l'air et percute son crâne. Il vacille et grogne de plus belle, me laissant le temps de me retourner et de prendre mes jambes à mon coup. Enfin... de me retourner et de m'étaler de tout mon long dans la poussière. Mon menton cogne le sol et le choc m'étourdit.

Alors que ma nausée atteint un seuil dramatique et que mon cerveau semble avoir disjoncté, mes muscles lancés en mode sans échec tentent à eux tous seuls de nous sortir de la merde. Je rampe. Mes ongles s'enfoncent dans la terre et tirent mon corps centimètre par centimètre.

Derrière moi, un hurlement retentit. Et dans mes veines, mon sang se glace. Ma vessie a très envie de se faire dessus, mais je résiste ; je tiens trop à ma dignité. Je tends de nouveau la main devant moi tandis qu'un choc violent m'immobilise. Je hurle et bats des jambes. Le zombie m'agrippe comme si j'étais un burger-frites et qu'il sortait d'une cure de deux semaines d'eau citronnée. Il me retourne sur le dos et je ferme les yeux. Je ne veux pas voir ça. Je donne des coups de pieds, je griffe, je mords, mais mes forces s'amenuisent trop vite. Je suis trop faible. Quelque chose dans mon corps est en train de me vider.

Mes poignets sont immobilisés à leur tour ; plaqués au niveau de mon visage. Je secoue la tête. Mes paupières sont serrées si fort, qu'elles me font mal.

Le zombie grogne, éructe, mais ne fais rien. Il se contente de me tenir fermement, m'empêchant de me débattre ou de lancer un nouveau coup de pied bien vicieux.

Un haut-le-cœur me tord soudain les boyaux, et je penche la tête sur le côté pour vomir un mélange de bile et d'eau. Je n'ai rien d'autre dans mon estomac. Je ne sais pas s'il a déjà bouffé un truc en train de vomir, mais ça lui fera une belle jambe, tiens !

Essoufflée et sans force, je plonge mon regard dans les yeux de celui qui va sûrement me dévorer. Mais ce ne sont pas deux iris flous qui me fixent avec colère, mais bien des prunelles d'un bleu sombre. Celle de la sauvageonne. Gaya.

Et à cet instant, avec ses cheveux hirsutes, son souffle court, son visage cramoisi et du sang dévalant d'une plaie à la tête, elle a, en effet, tout d'une sauvage.

Elle me crie dessus dans sa langue gutturale :

— Calme-toi ! Calme-toi ! C'est moi, Gaya. Tu fais une hallucination. C'est le poison. Calme-toi...

Je suis vidée. Je ne comprends pas. J'essaye de rassembler les pièces du puzzle, mais...

Une goutte de sang tombe sur ma joue. Le cuir chevelu de Gaya est entaillé. Qu'est-ce qui... ? Et soudain, mes synapses se reconnectent. Une pierre ! Ma pierre ! Celle que j'ai lancée sur l'irréparable !

Mes paupières s'élargissent tandis que dans mon esprit brumeux, je comprends enfin qu'il n'y a jamais eu de zombie. Que j'ai halluciné et que depuis le début, c'est elle qui a tenté d'arrêter mes délires.

Des larmes de soulagement dévalent mes joues crasseuses. Mais il est de courte durée. Gaya fixe mon épaule. L'endroit exact, où l'une des flèches a éraflé ma peau. Pourtant, ce n'est pas assez pour me... de nouveau, je comprends. Du poison. Un foutu poison bien vicelard qui me donne des hallucinations. De sales et dangereuses hallucinations.

Putain, je vais crever...

Mais apparemment, Gaya n'est pas de cet avis, elle se relève et tire sur mes poignets, me mettant debout à mon tour. Cette fois, lorsque mes jambes flageolent en mode concours de flamby, je la laisse passer mon bras sur son épaule et me soutenir. De toute façon, je n'ai pas la force de refuser. Ma dignité de femme indépendante peut fermer sa gueule un temps.

Je lui souris. Franchement, je ne sais pas à quoi je ressemble à ce moment, mais si j'ai une tronche pire que la sienne, ça craint un max. Une bonne partie de son front et de son visage est maculée de sang en train de sécher. Au moins, la plaie s'est arrêtée de saigner. Sa peau miellée est recouverte une pellicule de sueur et de profonds cernes marques des poches sous ses yeux. Elle a peur.

Eh bah, ma vieille, t'es pas la seule. Imagine donc être dans la peau de la fille qui va lentement crever, et on en reparlera.

Toujours en me maintenant debout, elle tapote ma poitrine de son majeur puis pointe l'horizon. Ses sourcils en point d'interrogation me mettent sur la piste de ce qu'elle veut. Elle veut que je lui indique le chemin du bunker.

Péniblement, je me penche et elle suit le mouvement. Je plonge la main dans ma rangers gauche et en ressors un papier plié, humide et froissé. D'un coup sec de la main, je le déplie et sous nos yeux, une carte à peine lisible se détaille.

Son regard se pose sur la petite croix rouge est le mot griffonné au stylo rouge : « Bunker Bx100N ».

Elle regarde successivement la carte, autour d'elle, puis moi.

Gaya hoche la tête et dans ses yeux, je peux voir qu'elle ne me laissera pas mourir. Je sens de nouvelles larmes poindre sous la surface. La peur qui me prend en tenaille se dessert légèrement.

Non, elle ne me laissera pas mourir. Mais le poison semble bien décidé à décimer ses bonnes résolutions.

Plongée dans une nouvelle bulle de brouillard, je la sens qui nous guide vers mon foyer. Y'a intérêt à ce que le Doc' soit pas en pause caca-clope quand on arrivera, c'est moi qui te le dis. Sinon, on sera deux à passer un mauvais quart d'heure.

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