4.Émilie

Bordel de Dieu !!! Mais c'est une foutue fin du monde là-haut !

Les gens hurlent, tombent, se fracassent contre les rochers en contre-bas. C'est limite si je ne dois pas éviter les corps qui chutent pendant notre descente pour ne pas me faire emporter à mon tour. Mais je tiens bon. Ne serait-ce que par fierté. Je refuse de crever, explosée sur des graviers. C'est une mort trop dégueulasse. Et la compote de fraise est loin d'être ma préférée...

Je jette un coup d'œil derrière moi, en contre-bas. La sauvage dégringole l'échelle de corde comme si elle avait le feu au cul. En même temps, ce n'est pas loin de la vérité...

Notre ascension est tellement rapide et chaotique, que je me brûle les paumes contre le chanvre grossier. Mon royaume pour une paire de gants en cuir !

Les minutes passent. Le bruit des cris et des cavalcades s'amenuise. Il ne reste bientôt plus qu'un écho ténu qui se répercute puis meurt contre la roche calcaire des deux hautes falaises formant le canyon.

Plus qu'une dizaine de mètres à avaler. J'inspire profondément par le nez afin de juguler la douleur qui pointe sous ma combinaison. Au cas où j'aurais oublié, ma blessure récente se rappelle à mon bon souvenir. Qu'elle est mignonne...

Lorsque mes pieds touchent enfin le sol, je me retourne et bute presque contre la sauvageonne.

Elle est là, à me regarder, les bras ballants, avec ses grands yeux de biche prise en tenaille entre le canon d'un fusil de chasse et le flanc d'une muraille rocailleuse. Ses prunelles écarquillées me questionnent sur la suite des événements.

« Qu'allons-nous faire ? », me demandent-elles.

Putain, je déteste les chiens sans laisse ! Et à sa mine perdue de femelle épagneul, elle a vraiment besoin de quelqu'un qui lui dise où aller. Mais ce n'est pas mon foutu village ici, c'est le sien ! C'est elle qui est censée nous guider !

Je soupire.

Tant pis ! S'il faut que quelqu'un prenne les décisions, je le ferai !

Tandis qu'elle lève ses yeux humides vers la plate-forme dévastée, je lui agrippe la main, passe devant elle et la tire en arrière. Pas question qu'elle me pleurniche sur l'épaule ! Elle aura des regrets plus tard !

Sa paume dans la mienne, nous courrons sur le sol sablonneux semé de gravillons et de touffes d'une herbe jaunie. On dirait que la sécheresse n'a pas épargné son village. La rivière est si basse que je m'étonne de ne pas voir des poissons battre désespérément l'air de leurs nageoires, coincés dans des trous d'eau épars. Je zigzague entre les cadavres d'hommes et de femmes qui parsèment désormais le canyon. Mes semelles glissent et ripent lorsque je m'approche trop des flaques de sang qui jalonnent notre chemin.

Merde, à la fin ! J'en ai ma claque de voir des gens crevés depuis quelques jours ! On ne pourrait pas m'accorder un peu de répit ? J'ai frôlé la mort par contamination zombiesque, l'empoissonnement, la séquestration et j'ai vu mon mec se faire égorger comme un cochon de lait ! Bordel, foutez-moi la paix là-haut, au lieu de vous foutre de ma gueule !

En parlant d'en haut...

Une pluie de flèches accueille ma gueulante intérieure. Un trait perce le tissu de ma combinaison et égratigne le côté de ma cuisse. Je serre les dents. J'ai vu pire.

À une centaine de mètres au-dessus de nos têtes, le brouillard de ma grenade fumigène s'est dissipé. On ne crie plus d'effroi, mais de rage. Et je sais exactement contre qui elle est tournée. Je tourne la tête juste le temps d'apercevoir la reine des sauvages. Même à cette distance, je peux sentir son regard noir entre mes omoplates. Si elle n'avait pas l'intention de me tuer quelques minutes plus tôt, c'est désormais le cas. Et je suis à peu près certaine que ma peau viendra orner son horrible trône. Ma PEAU, putain !

Je redouble de vitesse, la main de la sauvageonne toujours dans la mienne, avant de me faire transpercer quelque chose de plus vital que le gras de ma cellulite.

Sous les hampes qui continuent de pleuvoir à verse, suivies par moments de foutues et énormes lances de chasse, nous arrivons enfin à un tournant. La roche nous créer une muraille que le fer ne peut plus percer. Cela ne m'empêche pas de continuer à accélérer. Plus vite je courrais, plus vite je serais à l'abri de cette cinglée de reine et de ses arriérés de villageois. On n'a pas idée de tuer les gens avec des flèches ! C'est un coup à attraper le tétanos ça, bordel !

À une cinquantaine de mètres devant nous, une petite embarcation de la taille d'un canoë glougloute doucement au gré des vagues. Une corde accrochée à un pieu de bois enfoncé dans le sable l'empêche de dériver.

Putain, oui ! Je pense que l'on vient de tomber sur notre salut.

Sans ménagement, je pousse la sauvageonne dans l'embarcation. Elle trébuche, mais réussit à se rattraper au bois humide. Elle s'assoit, maladroite. Ses yeux vitreux m'apprennent qu'elle ne s'est pas encore remise du choc. C'est bien ma veine. Non seulement je dois me démener afin d'empêcher ma carcasse de se faire transpercer de part en part, mais en plus, je me traîne un boulet qui a l'air d'être défoncé à la beuh.

Gé.ni.al !

Délogeant la corde, je la lance dans le canoë et commence à pousser. Mes talons s'enfoncent dans le sol meuble tandis que mes joues rougissent sous l'effort.

Bien sûr, il faut en plus qu'elle pèse trois chameaux morts, cette saleté.

— Merci, pour ton aide, oh combien précieuse, hein ? grommelé-je sachant que je pourrai insulter sa mère et l'intégralité de ses ancêtres, qu'elle ne comprendrait pas un foutre mot de ce que je lui balance.

Je soupire et souffle comme un bœuf arythmique.

Allez ! Encore un effort et... victoire ! L'embarcation est à l'eau.

D'une poussée sur mes pieds, j'enjambe le rebord et m'assois sur le banc. Les deux pagaies en main, je commence à ramer.

L'expression « La mort aux trousses » ne m'a jamais parue si réaliste. Devant moi - dans le dos de la sauvageonne - j'aperçois des guerriers qui commencent la descente des échelles de corde. Si je ne rame pas plus vite, ils n'auront qu'à bien viser pour nous transpercer. Quelle est l'abrutie congénitale qui a eu l'idée de voler une barque ? Dieu, j'ai envie de me frapper !

Mes bras commencent à méchamment chauffer. Il faut dire que la rame n'est pas le sport national quand tu vis dans un bunker...

Derrière moi, la rivière commence à gronder, mais je n'y prête pas plus attention. J'ai d'autres soucis en tête, là tout de suite. Une bonne cinquantaine pour être précise. Armés de lances bien aiguisées.

La sauvageonne a replié ses jambes contre sa poitrine, ses bras enserrent ses genoux et elle observe un mouvement de balancier comme si elle berçait un enfant.

Je crois qu'elle est en état de choc.

Ses larmes silencieuses noient son visage, traçant de larges sillons sur sa peau bronzée. Ses mains se crispent sur ses genoux au point d'y laisser une marque rouge.

Putain, elle ne pouvait pas entendre qu'on soit sauvée pour péter un câble ? Je viens quand même de lui sauver le cul ! Merde ! Un petit coup de main serait le bienvenu.

Mes bras me brûlent, mais je serre les dents, jugulant la douleur. Ce n'est pas l'heure de jouer aux mauviettes. Les cicatrices sur mon flanc, trop fraîches, tirent sur ma peau encore fragile. C'est si douloureux que les larmes me montent aux coins des paupières. Je me mords l'intérieur des joues pour ne pas flancher.

Les guerriers se rapprochent.

Je ne veux pas être fataliste, mais je crois qu'on est foutues.

Je vais crever dans une putain de barque de merde, au milieu d'une foutue rivière à la con en compagnie d'une demeurée qui ne saurait même plus reconnaître sa propre mère si on lui foutait devant les yeux. Je crois que Dieu m'en veut.

Beaucoup.

Autour de l'embarcation, des « floc floc floc » commencent à s'enchaîner tandis que les flèches percent l'eau. L'une d'elles se fiche dans le bois dans un brut mât et sonore. La hampe vibre sous la puissance du tir.

Merde, merde, MERDE !

La sauvageonne a sursauté. Le voile sur ses yeux a commencé à se lever. Elle jette un œil à la flèche qui s'est immobilisée et l'arrache. Son regard se lève et croise le mien.

J'attrape l'autre paire de rames et les lui tends.

Je cris :

— Aide-moi à ramer ! Où on va crever ! lancé-je tentant de faire porter ma voix au-dessus d'un abominable hurlement que je n'arrive pas à identifier.

Mais elle ne m'écoute pas. On ne peut pas dire que la barrière de la langue l'empêche de me comprendre ; ce que je lui demande est assez explicite. Non, elle ne m'écoute clairement pas. Ses iris fixent un point derrière moi et elle commence à paniquer, battant des jambes dans une vaine tentative pour reculer.

Si la situation n'avait pas été si désespérée, je lui aurais bien fait remarquer que c'est derrière ELLE que se trouve le danger. Mais je n'ai pas envie de rire. Pas du tout.

Les yeux écarquillés de frayeur, elle pointe un doigt devant elle en baragouinant dans son dialecte étranger.

— Mais putain, qu'est-ce qui te prend à la fin ? On croirait que tu as vu un...

Elle se penche soudain sur moi et agrippe mon visage de ses deux mains. Pendant un battement d'ailes, je ne vois que ses prunelles aux mille éclats dorés. Puis elle me tourne violemment la tête obligeant mon buste à suivre le même mouvement.

Et ce sont bientôt deux paires d'yeux écarquillés qui fixent avec effroi ce qui se trouve derrière moi.

Le vide.

Une monstrueuse chute d'eau qui fait plus de bruit qu'un bataillon de tanks.

Comment n'ai-je pas pu l'entendre ?!

Trop occupée à échapper à un danger, je me suis jetée les yeux fermés dans un autre. Presque plus grand.

Avant que j'aie le temps de réaliser qu'on va probablement se noyer si l'on ne se fracasse pas d'abord sur des rochers tranchants à la réception, l'embarcation bascule.

Le temps se suspend avant de refermer ses griffes sur nous.

— Merde.

C'est le dernier mot que j'arrive à sortir avant que les flots ne nous emportent.

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