2.Émilie

— Putain de bordel de merde, putain de bordel de merde...

C'est tout ce que mon cerveau réussit à répéter en boucle depuis deux bonnes minutes. Je lague, comme un vieil écran d'ordinateur.

Comment est-ce que cette sortie de routine a bien pu tourner au cauchemar ? Nous devions simplement sortir du bunker, déposer les trois irréparables au point habituel puis repartir. Pourquoi me suis-je portée volontaire déjà ? Ah oui, parce que Mika en faisait partie.

Mika...

Mes yeux s'embuent soudain lorsque je pense à lui. Son corps gît à une centaine de mètres. Je ne peux pas le voir à travers les gravats et les épaves de bagnoles. Il est mort vite. Ils sont tous morts très vite. Au moins n'ont-ils pas souffert avant qu'ils ne commencent à les bouffer ! Comment les irréparables ont-ils pu monter un tel coup ? Si on les envoie à la mort dans cette ruine, c'est bien parce qu'il n'y a plus une once de conscience et d'humanité en eux. Ils sont vides. Déshumanisés. Inutiles.

Ça arrive. Quelques fois. De plus en plus souvent à vrai dire. Ce mois-ci nous avons dû exiler cinq irréparables, c'est deux fois plus qu'il y a cinq ans. Même dans un putain de bunker, ces putains de radiations de merde arrivent encore à nous infecter. C'est pas faute de se faire vacciner toutes les semaines !

Putain ! Ce n'était qu'une sortie de routine ! Depuis quand le vent qui balaye leur cervelle atrophiée leur permet de s'organiser et de lancer des embuscades ? J'ai l'impression de me retrouver en plein milieu de l'un de ces vieux films de zombies. Ils sont hilarants quand t'es en sécurité dans le bunker, moins quand tu te bats pour ta foutue survie en plein milieu d'une horde déchaînée qui cherche à te bouffer la couenne.

Je gémis. La douleur lancinante qui déchire mon flanc et m'empêche de me relever vient de subir un pic monumental. Je sers les dents. L'un des irréparables m'a donné un coup de griffes. Oui ! Un PUTAIN de coup de griffes. Si seulement la trousse de secours n'était pas pendue au cadavre de Mart. Peut-être que si je me traîne jusque-là... Mhmmm... Mauvaise idée. S'il reste des irréparables encore en vie dans le coin, je ne leur apporterai pas leur steak saignant sur un plateau. Pas moyen ! En même temps..., je vais peut-être pas rester moisir ici. La chaleur est insoutenable même à l'ombre. Et ce n'est pas cette fichue combinaison renforcée qui me fera dire le contraire.

Je pose mon fusil à pompe déchargé et inutile près de moi. Mes yeux se posent sur la fille. Que fait-elle là ? Qui est-elle et... Bordel ! D'où vient-elle ?! À part ceux d'entre-nous que nous relâchons dans la nature à défaut d'autre solution pérenne, il n'y a rien ici. Il ne peut rien y avoir. Les seuls survivants sur cette maudite planète sont ceux qui ont réussi à se réfugier dans les bunkers et les abris durant la 3GM. Avant les explosions nucléaires. Comment peut-elle être ici ?

Je me penche en geignant de douleur et écarte une mèche de cheveux de son visage. Il est maculé d'une boue grise séchée qui s'effrite à certains endroits. Dessous, ses cheveux sont blonds ocrés et sa peau est de la couleur de ceux qui vivent au soleil. Une belle ecchymose jaunâtre commence à s'épanouir sur sa mâchoire.

— Ouais bah, désolée, marmonnai-je me sentant un peu coupable. Fallait pas me foutre la trouille comme ça. T'as vu la taille de ton couteau ? C'est une foutue épée l'machin !

Elle ne répond pas, toujours dans les vapes. Tu m'étonnes, vu le coup que je lui ai foutu avec la crosse de mon arme, elle ne va pas se réveiller de sitôt.

Son corps est mince et élancé. Putain, je suis jalouse. Elle au moins elle a des muscles fins qui ne la font pas ressembler à un camionneur... Merci la muscu.

Elle porte une sorte de brassière en peau et une courte jupe fendue des deux côtés. Une vraie sauvageonne.

Un bruit me fait sursauter, m'arrachant à mon inspection.

Non, non, non. Ne me dites pas...

Si.

Il en reste un. Un irréparable s'avance vers nous, lentement, inexorablement. Ses yeux vides se sont illuminés d'une lueur sauvage. Je ne le reconnais pas. Comment ça se fait, putain !? Ils sortent tous du bunker Bx100N, de mon bunker. Personne d'autre ne vit ici. Je devrais être à même de le reconnaître derrière sa face de monstre.

J'attrape mon arme et presse la crosse contre mon épaule. Mon cerveau est en mode off. Je sais que mon fusil est déchargé, mais je me sens mieux avec. Moins nue. Moins faible.

Il avance, de sa démarche clautiguantes. Ses longs bras aux mains griffues touchant presque le sol.

C'est inhumain d'être aussi laid !

Mon Dieu, pitié, je ne veux pas crever ici. Pas comme ça. J'ai vingt-cinq ans, bordel !

Mes doigts crispés sont si serrés sur le métal de mon arme, que je me blesse. Prenant appui sur le mur, faisant taire ma douleur, je me relève, les jambes flageolantes. Quitte à mourir, autant faire ça bien... On ne casse sa pipe qu'une fois !

Je prends une longue et profonde inspiration ; il s'élance.

Malgré moi, malgré ma résolution de rester digne et forte, je couine et ferme les yeux. Un ridicule cri de souris qui me fait honte. Si je ne m'étais pas déjà soulagée avant de sortir de l'abri, je me serais pissée dessus. Ah elle est belle Émilie, elle est forte ! Je m'affaisse contre le mur, genoux repliés devant moi.

Alors que j'attends le choc, la douleur qui me signalera que ma vie merdique s'arrête ici, je n'entends qu'un bruit mou, humide, puis un râle. L'haleine fétide de l'irréparable 2.0 envahit mon nez. Ça sent la mort.

J'ouvre des yeux timides pour les plonger dans ceux si bleus de la sauvageonne. D'un mouvement rapide, précis, elle retire sa lame de la gorge du monstre. Dans ce mouvement, elle le décapite à moitié. Bordel de merde...

Le corps mou tombe à genou puis sa face s'éclate contre le bitume. Un sang presque noir s'échappe de sa gorge ouverte.

Lorsque j'arrive à m'arracher de ma morbide contemplation, elle s'est relevée, essuyant son couteau plus long que mon avant-bras sur les vêtements crasseux du cadavre. Puis, elle le range dans un fourreau maintenu par une jarretière de cuir sur sa cuisse. Elle retourne le cadavre et l'étudie une longue minute avant de se tourner vers moi.

— Tu n'es pas blessée ? Comment te sens-tu ?

Ces mots sont gutturaux, roulants mais pas dénués de beauté. Ils sont sauvages, comme elle.

— Je suis désolée, je ne comprends pas, lui dis-je en levant les mains, paumes en l'air.

Elle hoche la tête : elle a saisi que la langue était une barrière.

Elle me tend une main. J'hésite. Je lui ai quand même foutu un coup de crosse dans la gueule. C'est pas quelque chose qu'on oublie facilement. Tant pis, je tente ma chance. Je tends le bras et elle me soulève d'une poigne ferme.

Dans ma confusion, j'ai juste oublié un détail...

Je crie et me plis en deux, une main posée sur mon flanc poisseux. Si elle ne m'avait pas encore tenu le poignet, je me serais écroulée comme une marionnette. Au lieu de ça, je coule lentement de ses bras pour me retrouver à mon point de départ : le cul dans la poussière.

Elle s'accroupit devant moi et écarte ma main. Soulevant les pans de tissu déchiré, elle inspecte ma blessure. Une grimace déforme sa peau craquelée de boue.

Super ! C'est infecté, c'est ça ? Je vais me transformer en zombie ridicule et arpenter les rues en bavant et traînant ma carcasse putréfiée à travers de longs et infinis no man's land ? Fait chier. Je savais que cette journée serait pourrie.

Ouvrant la besace qu'elle porte sur le côté, elle fouille dedans et en ressort une petite fiole et un pot. Elle me tend la fiole et me mime de la boire. Je m'exécute, non sans crachoter et pester tout du long. Elle a mis quoi dans là-dedans ? Du rat crevé ?!

Ma mine lui arrache un sourire en coin. J'vais te foutre un nouveau coup de crosse, on verra qui rira... Pétasse...

Elle ouvre son pot en terre cuite, et une odeur de plantes envahit mes narines. Un cataplasme. Rassurée, je la laisse en badigeonner une bonne couche sur ma blessure. Les traces de griffures sont plus profondes que je ne l'imaginais. Elle sort enfin un linge propre de sa besace magique et l'enroule autour de mes côtes, les bandant afin de protéger ma blessure. Ma vue se brouille et je me sens mal. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? J'ai quand même vu bien pire depuis ce matin qu'une entaille, profonde certes, mais une entaille quand même. Est-ce que je dois me rappeler à moi-même que je suis assise à moins d'un mètre d'un cadavre à moitié décapité et que j'ai réussi à garder mon petit-déjeuner intact dans mon estomac ?

Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive. Ma tête tourne follement, ma vision se brouille, mes paupières sont lourdes. Je ne devrais pas me sentir mal pour...

C'est alors que je tourne la tête vers la sauvageonne. À sa mine désolée, je comprends instantanément qu'elle vient de me droguer.

Avant de sombrer complétement, je la sens me soulever comme si je n'étais qu'un enfant et me poser sur ses épaules. Elle plie sous mon poids mais tient bon. Je ne sais pas ce que ces parents lui donnaient à manger petite, mais je veux la même chose !

— Ce... n'était qu'un... petit coup de crosse de... rien du tout. On va pas s'énerver pour... si peu...

Ma bouche est pâteuse, les mots semblent lointains. Le monde s'opacifie peu à peu.

Dans sa langue gutturale, elle me parle mais je ne comprends pas.

Note à moi-même : ne pas accepter de boissons offertes par des inconnus...

Je sombre.

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