10.Émilie

Là, maintenant, j'en veux à la terre entière.

Mon épaule me lance comme si un foutu charognard était en train d'y chercher son dîner, mon cerveau aimerait bien me couler par le nez et – pire que tout - mes cheveux n'ont pas été séchés convenablement. Est-ce qu'ils ont la moindre idée du paillasson que mes boucles vont donner si je les laisse sécher sans les avoir brossés avant ? Déjà, une mèche rebelle rebique sur mon front et je l'écarte d'un geste contrarié.

Putain, les hommes n'ont aucune empathie !

Gaya est postée juste derrière moi. Elle tire nerveusement sur le bas du t-shirt noir que je lui ai prêté tout en roulant des yeux sur chaque objet qu'elle ne connaît pas. Ils ne lui ont pas remis ses menottes électrifiées, mais les fusils d'assaut des deux gardes qui nous encadrent sont pointés sur sa tête. Au moindre pet de travers, c'est de la soupe de pastèque qu'on aura au dîner. À la tension de ses épaules, je sens qu'elle en a autant conscience que moi, sinon plus. Bien, au moins, elle ne fera pas de bêtise.

— Émilie, je t'ai posé une question, fait la voix rauque et un tantinet irritée du contrôleur, tandis que je reporte mon attention sur l'homme assis derrière le bureau.

Le contrôleur est un homme de cinquante ans, petit et sec, dont les lunettes glissent continuellement le long de son minuscule bout de nez. Si nous étions pré-apocalypse, on dirait de lui qu'il est de type eurasien, vietnamien ou cambodgien, aujourd'hui, dans le nouvel ordre mondial qui se résume à une série d'abris disséminés sur ce qu'il reste des continents, on dit juste que c'est un mec aux yeux bridés. Il s'appelle Denis Do, mais pour nous, c'est le Contrôleur ; le pauvre bougre qui s'occupe de toute la merde qui nous tombe jour après jour sur le coin de la gueule. Celui qui tamponne nos coupons de rationnement, qui signe les récépissés de déportation des irréparables, qui nous envoie au casse-pipes récupérer du matériel et des vivres ou qui embrasse presque pontificalement les nouveau-nés sur le front. Un type chouette, mais fatigué dont les responsabilités sont plus grosses que mon ego. Et en toute franchise, c'est pas facile à trouver.

Je m'ébroue.

— Pardon. J'étais en train de me dire combien vos cheveux étaient soyeux, aujourd'hui. Vous avez changé de shampoing, Contrôleur ?

Nos deux gardes pouffent, mais un seul regard de No suffit à leur faire ravaler leurs ricanements. Sa grosse main se contracte sur la crosse de son pistolet tandis que ses yeux glissent sur moi et me toisent comme le double canon d'un fusil à pompe et j'avoue que, même moi, je me retiens de ne pas me faire dessus. J'ai mis le barbu en pétard. Merde.

— Émilie, soupire le Contrôleur. Cette entrevue est importante, alors pour une fois ferme ta grande gueule et réponds à mes questions.

Tiens ? Ce n'est pas son genre de jurer. Mon seigneur serait-il un chouia sur les nerfs ? Il faudra que je lui fasse visionner une de mes vidéos de chatons. Sur moi, un chat qui danse en costume de Superman, ça marche à tous les coups.

Fidèle à moi-même, je grogne quelque chose qu'il prend pour un assentiment.

Les yeux noirs du Contrôleur ne me lâchent pas une seconde et, dans un soupir, je réponds enfin à sa question :

— Non, elle n'est pas dangereuse. Elle m'a sauvé la vie.

Il plisse les paupières et ses yeux disparaissent presque entièrement derrière.

— Elle a agressé deux des nôtres et tu penses que je peux la laisser évoluer à sa guise dans l'abri ?

— Ils l'avaient mérité. Depuis quand on tripote des culs sans leur autorisation ?

Il semble réfléchir. Son pouce tapote le métal de son bureau.

— Elle peut rester quelques jours. Ensuite, elle devra repartir. Seule.

— Merci, Contrôleur.

— Si elle fait le moindre écart... gronde-t-il, laissant les points de suspension porter sa menace.

— Je me porte garante d'elle.

Le Contrôleur paraît satisfait. J'ai l'impression de mettre fait entuber, mais pas moyen de savoir comment. Il se détourne et détaille un instant Gaya, ses magnifiques et immenses yeux bleus, sa peau dorée, ses cheveux ocrés, les muscles de ses épaules développées, sa façon de bouger qui hurle qu'elle ne vient pas d'un abri.

— Où l'as-tu trouvée ? me demande-t-il après sa brève inspection.

— C'est plutôt elle qui m'a trouvée. Elle fait partie d'une tribu d'adaptés qui ont installé leur camp sur une falaise à l'est, à moins d'une journée de marche d'ici.

— Combien sont-ils ?

— Je ne sais pas. Une centaine, peut-être ? Plus ?

— Tu es un soldat, Émilie. Tu es entraînée. Tu devrais être capable de me faire un rapport détaillé.

— Oh ! Mais, pardon ! La prochaine fois que je serai poursuivie par une tribu de sauvages, j'essayerai de compter les lances et les flèches qui tentent de se planter dans le gras de mon cul !

Mes poings sur mes hanches et mon air de taureau sur le point de charger doivent faire leur petit effet, parce qu'il lève deux paumes apaisantes au-dessus de son bureau.

— C'est bon, c'est bon. Je retire ce que j'ai dit.

Il se plonge dans ses réflexions. À cet instant, je donnerai toute ma collection de vinyles pour savoir ce qu'il pense. Enfin, pas tous, un ou deux, faut pas déconner.

— No, dites à vos hommes de nous laisser, lance-t-il en se levant puis faisant le tour du bureau pour venir y déposer une fesse maigrelette.

Les deux gardes échangent des regards interdits, puis un signe du menton de No les décide à sortir du bureau du Contrôleur.

Il replace ses lunettes sur son nez et jette un nouveau coup d'œil sur Gaya qui ne peut plus s'empêcher de poser les yeux sur tout ce qu'elle ne connaît pas avec un air d'enfant curieuse. Il ouvre la bouche, la referme. Je sais exactement ce qu'il se dit.

— Elle ne comprend pas le français. Elle parle dans une sorte de dialecte guttural que je n'ai jamais entendu et qui...

Er ness abrapti o crvha ? lance-t-il à Gaya en m'ignorant.

Elle sursaute presque autant que moi.

L'enfoiré ! Depuis tout ce temps, il parlait sa langue ! Il s'est bien foutu de ma gueule. Est-ce que toute cette comédie était vouée à me pousser à me porter garante de Gaya ? M'enchaînant à la moindre de ses conneries ?

— Vous parlez nejeen ? répond-elle dans sa langue, tandis que ni No ni moi n'en comprenons un seul mot.

Bordel, je déteste être mise à l'écart !

— Je parle dix-sept langues, dont la vôtre, oui.

— Comment ?

— Laissons le « comment » de côté, voulez-vous ? Pour le moment, j'aimerais savoir ce que vous faites ici.

— J'ai ramené Émilie auprès des siens. Elle était blessée et nous n'étions plus... les bienvenues dans mon village.

— Qui d'autre sait que vous êtes ici ?

Elle fronce les sourcils.

— Si ma réponse est « personne » aurais-je l'honneur d'enfin savoir comment marchent vos armes de métal ?

Sa dernière phrase est si teintée de raillerie, que j'ai l'impression d'être un maître Jedi devant les progrès de son Padawan.

— Vous me demandez si j'ai l'intention de vous tuer ?

— Il semble que cela devienne courant ces derniers temps.

— Rassurez-vous, ce n'est pas dans mes méthodes. Je veux juste m'assurer que les miens ne courent aucun risque.

— Vous êtes le Grand Kash d'Émilie.

Il hoche la tête. J'ai de plus en plus de mal à ne pas intervenir. Je déteste me sentir comme une gamine dans une conversation d'adulte.

— Je comprends vos motivations. Elles sont honorables. Bien. Je promets de garder le secret sur votre village enterré si, en retour, vous m'offrez l'asile.

— Nous avons un accord.

Le Contrôleur tend la main à Gaya qui la prend et la serre.

— Papa et maman ont fini de parler ? Parce que leurs enfants aimeraient bien qu'on leur lise une histoire avant d'aller se coucher.

Les bras croisés sur ma poitrine, j'attends qu'ils se tournent vers moi. J'espère que mon visage reflète mon agacement et qu'ils s'en mordent la langue.

Le contrôleur m'ignore, repasse derrière son bureau et ouvre une chemise en carton qu'il lit succinctement.

— No m'a fait son rapport. Il a trouvé des traces de sang et de nombreux éclats de balles partout dans les ruines près de l'endroit où ton équipe et toi deviez déposer les trois irréparables, mais aucun corps. Qu'est-ce qu'il s'est passé, Émilie ? Où sont les autres.

Je sors de ma colère comme un clown dans sa boîte pour enfiler un costume de surprise.

— Comment ça, aucun corps ? Il y avait des morceaux partout quand je me suis évanouie pour me retrouver prisonnière de son village de sauvages !

— Vous avez été attaqués ? Par qui ? Sa tribu ?

Je secoue la tête, la langue pâteuse. Ils ne savent pas. Ils n'ont aucune idée de ce que j'ai vu.

— C'est un monstrueux merdier, là-haut. Pendant qu'on se terre dans notre abri, il se passe des choses qui ne devraient pas être possibles.

— Raconte-moi dans les moindres détails ce qu'il s'est passé.

Par où commencer ? Le pire, sans doute...

— Nos irréparables ne meurent pas comme on le pensait, Contrôleur. Ils survivent. Ils mutent. Mon équipe s'est fait décimer par des putains de... zombies. Il faut arrêter de les envoyer en surface. Ils pourraient se retourner contre nous. Trouver un moyen d'entrer dans l'abri...

Le Contrôleur balaye ma remarque d'un signe de la main comme une mouche agaçante.

— Il n'y a aucun moyen d'entrer, Émilie. Et nous ne pouvons pas garder les irréparables entre nos murs. Nous n'avons pas les ressources suffisantes pour nourrir des bouches inutiles.

— Je sais, mais...

— Il n'y a pas de « mais ». Tu as vécu l'enfer et j'en suis désolé. Mais nous ne pouvons pas...

Une sirène résonne soudain dans tout le bunker Bx100N, emplissant nos oreilles comme le feu d'artifice d'un 14 juillet. Je n'aime pas du tout le bruit qu'elle fait. Une sirène qui se met à hurler, c'est jamais bon signe, mais là, ses intonations stridentes, presque pressantes, augurent un bon gros nid à emmerdes.

Le Contrôleur bondit de sa chaise et échange un regard paniqué avec No.

— L'alarme d'intrusion, souffle la quinquagénaire à lunettes.

La barbe de No frémit, mais il garde son calme. Seuls les quelques poils hérissés de sa toison brune attestent de son niveau de stress.

Les deux hommes sortent du bureau. Je sais exactement où ils vont, et il est hors de question que je reste derrière.

J'attrape la main de Gaya et nous sortons en courant à la suite de No et du Contrôleur. Nos bottes entonnent un chant métallique tandis que nous parcourrons une centaine de mètres dans les galeries souterraines de l'abri. Le pass du Contrôleur ouvre les portes et elles se referment derrière nous dans des chuintements qui m'ont l'air plus lugubres que d'habitude. L'alarme n'a pas cessé de hurler. Je sens que mon cerveau est sur le point de se liquéfier.

Nous entrons dans la salle des commandes comme si une meute de loups étaient à nos troussent, les tronches rougies, les respirations entrecoupées. Je n'ose même pas regarder mon reflet dans la vitre qui nous sépare du réacteur de l'abri. Mes pauvres cheveux...

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi l'alarme d'intrusion est-elle activée ? crie le Contrôleur au type qui pianote sur son tableau de bord avec une telle frénésie que j'ai soudain des doutes sur ces compétences.

La porte de la section A4-d6N a été forcée, répond l'ingénieur sans quitter l'un de ses écrans des yeux.

— C'est pas l'ancien lycée, ça ? demande No.

Je hoche lentement la tête. Si.

Toute la zone du lycée – au quatrième sous-sol - a été condamnée il y a des années à cause d'un accident qui a fait ébouler une partie du complexe. Personne ne peut y accéder. Enfin, en théorie.

— Donnez-moi un visuel de ce qui s'y passe, ordonne le Contrôleur en pressant si fort l'épaule du pauvre Romain si fort que ce dernier couine.

— J'essaye, mais ces caméras n'ont pas été mises en route depuis au moins trente ans. Il va me falloir un peu de temps pour les remettre dans la boucle du système de s...

L'ingénieur se tait, son écran neigeux vient de laisser la place à une image en noir et blanc.

Je retiens mon souffle et je ne suis pas la seule.

Une dizaine d'individus, leurs longs membres terminés par des griffes, remonte un couloir encombré par des gravats, des cadavres de casiers et des néons qui pendent du plafond. Derrière eux, l'épaisse porte en acier trempé qui dessine l'une des anciennes entrées souterraines de l'abri est littéralement éventrée comme si elle venait d'être percée au bazooka.

Romain appuie sur l'espèce de joystick de son tableau de bord et la caméra zoome soudain sur le visage décharné d'un zombie qui nous fixe de son regard vide comme s'il nous voyait à travers la lentille. Je sais que c'est ridicule de l'appeler comme ça. Je sais que je lance des pop-corns sur mon écran, à chaque fois que je matte un film de zombies et que l'un de ces lourdauds se fait bêtement décapiter parce qu'il préfère bouffer du cerveau en grognant et bavant plutôt que d'apprendre à se battre convenablement. Mais ce que je sais surtout, c'est qu'on est dans la merde. Lorsque je suis dans la merde, je balance des répliques à la con, du style de celle qui vient juste de passer mes lèvres :

— Qu'est-ce que vous disiez déjà, Contrôleur ? Qu'ils n'avaient aucun moyen de rentrer ?

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