XVI. Black-Out
Sawyer
— Cette robe est sublime, Sweet.
Je crispe mon visage dans ce qui s'apparente à un sourire, aussi vague que ma vie en ce moment. Mon souffle se suspend quand Craig m'entoure de ses bras et pose sa tête sur mon épaule. À travers le miroir, nous ne sommes que deux personnes semblant s'apprécier. Un homme et une femme, un couple, que tout oppose, mais que tout rassemble pourtant.
Et puis, j'ouvre les yeux.
Derrière ce reflet, je ne vois plus que la vérité. La réalité qui m'encercle depuis si longtemps et de laquelle je n'arrive même plus à me détacher.
— Comment ça se passe, avec Ash ?
Son haleine frôle ma peau, à l'identique de sa bouche, qui vient déposer quelques baisers dans mon cou, nu.
— Bien.
C'est la seule chose que je suis capable de répondre. Parce qu'à l'intérieur de moi, les flammes rugissent et me consument entièrement. De la haine aux regrets, de la peine à la honte, je m'efforce de poursuivre mes agissements en ayant conscience de tout ce que ça engendrera ensuite.
Craig est un enfoiré de première, et ça, ce n'est pas nouveau. En revanche, ce qui l'est, c'est ce que j'essaye de dissimuler et qui ne se rapproche de rien que j'aie déjà connu.
Cette sensation, de ne plus étouffer et de respirer. Ce vis-à-vis, entre sourires et complicité. Cet espoir, qui renaît jour après jour et qui menace de mettre un terme à tout le reste.
Avec Ash, tout semble facile. Mais la facilité est quelque chose que je n'ai pas le droit d'obtenir et que je me retrouve obligée de fuir. À cause de moi, de mon passé, de cette vie que je mène et de ce fichu pacte scellé avec Maxwell.
J'ai accepté de mener Ash en bateau. Je n'aime pas les mots choisis, mais c'est pourtant vrai. Aux yeux de Maxwell, c'est juste pour qu'il puisse gérer à bien les plans qu'il conduit secrètement contre son associé. Mais au fond de moi, d'évidence, ce n'est pas la raison qui me pousse à me donner. Si je le fais, c'est pour moi, et moi seule. Parce que la présence de ce garçon m'est devenue presque vitale. Parce que je pense à lui, bien plus qu'à un nouveau schéma pour survivre. Et surtout, parce que j'ai ris, grâce à lui et pour lui.
Alors, pour toutes les raisons que je viens de citer, je n'ai pas la force de renoncer à nous pour le préserver.
S'il le savait, il m'en voudrait à mort, c'est clair. Il ne supporterait pas que je fasse ça pour Craig, sans savoir que c'est tout le contraire et en fait bien plus profond que ça. C'est sans doute la cause qui m'oblige à lui mentir, jour après jour.
Je n'ai aucune excuse. Mais toutes les conditions que Craig m'impose ne sont que des futilités, à mes yeux. En les remplissant, étonnamment, c'est ma liberté que je retrouve.
Aux dépens de quelqu'un d'autre, malheureusement. Mais nécessairement, pourtant.
Si je n'avais pas ça, alors... je n'aurais plus rien.
— J'ai envie de toi, Sweety. Tu crois que tu as cinq minutes à m'accorder ?
Cinq ?
— Je ne sais pas, je...
— Quatre seront suffisantes, dans ce cas.
Quatre...
Il relève ma robe, laissant les prémices de son sexe couvert par son pantalon noir se dessiner sur ma peau.
Trois, deux, un.
Respire, Sawyer. Respire.
Je ferme les yeux, cédant aux mains sales de Craig le bonheur de retrouver mon intimité. Il est doux, mais ça m'est pourtant si désagréable que j'en serre les dents. Je n'aime rien de ce qu'il me fait. Aucune de ses caresses, aucun de ses baisers. Je n'aime pas son souffle court, je n'aime pas non plus l'odeur qui lui appartient. C'est pour ça que lorsqu'il s'apprête à déboutonner son jean, je l'arrête.
Il sourit sur ma peau, parce qu'il sait. Il adore que je lui résiste, ça lui plait plus encore que de m'exploiter.
— Je vais être en retard, annoncé-je d'une voix calme, mais sûre.
— Ash me doit bien ça.
Il embrasse ma nuque, mais je me décale, cette fois. C'est la première fois que j'ose. C'est la première fois que je ne regrette pas.
— Qu'est-ce que tu prépares, contre lui ?
Il hausse un sourcil mi-amusé, mi-intrigué.
— Contente-toi de faire ton job, Sweet. Le reste n'a aucune importance pour toi, crois-moi.
Je me mords la langue pour ne pas lui hurler qu'il ignore tout, de ce qui compte pour moi. Et à la place, je me tourne pour lui faire réellement face, autrement que grâce au miroir derrière moi.
— Laisse-moi faire mon job, dans ce cas, dis-je en reprenant ses mots. Et ne me distrais pas.
Il rit de bon cœur avant de lever ses deux mains en l'air pour abdiquer.
— À vos ordres, lance-t-il avant de se détourner complètement de moi, un rictus sordide au coin des lèvres.
Je m'autorise à relâcher un peu tout ce qui s'est bloqué dans ma gorge, lorsqu'il disparaît pour de bon. La pression, mais aussi l'inquiétude. Je n'aurais pas supporté ses pattes sur moi une fois de plus. Qu'il se plaise à se taper d'autres sirènes me convient davantage ; je ne veux plus rien changer.
En quittant la chambre, j'ai le cœur lourd. Ma poitrine compressée par ce décolleté plongeant ne m'aide pas à mieux respirer. J'essaye d'effacer les restes du souvenir des mains qui ne sont pas celles d'Ash sur mon corps, mais ce n'est pas évident.
Ça s'est joué de peu. Il ne manquait pas grand-chose pour que le passé revienne me hanter sous les traits crispés d'un Craig qui jouit dans mon intimité en la ravageant complètement.
User de stratégie pour le détourner n'est pas chose aisée. Il s'en lassera, et je le sais.
Mais je ne l'accepte pas. Je ne l'accepte plus.
Ça doit se voir, d'ailleurs. Ça doit se lire, sur mon visage qui vient de paniquer, même si j'ai essayé d'en dissimuler les restes.
Ash me tend la main lorsque j'arrive à la voiture. Je ne parle pas, lui non plus, et me contente de le regarder ouvrir la porte.
Je ne sais pas expliquer ce qui me prend lorsqu'à l'intérieur de celle-ci, j'aperçois Nicky. Je suis paralysée, excitée, étonnée, et surtout rassurée. Après ce qui vient de se passer, je n'avais que deux envies.
Deux besoins, même.
Lui, et elle.
Je monte avec plus d'entrain qu'adopter en arrivant et l'enlace si fort qu'elle se met à rire.
— En quel honneur ? s'amuse-t-elle en me dévisageant.
Je souris, parcourant ses yeux de biche.
— La nôtre, affirmé-je. Pour notre honneur, à nous.
Elle fronce un peu les sourcils, mais ne répond rien à ça. Ash me jette un coup d'œil dans le rétro intérieur et le conducteur démarre, à peine trop vite à mon goût.
— Tu m'en files une ? demande-t-il à Ash alors que celui-ci sort un paquet de clopes de la boîte à gants.
— Tourne à droite, indique le concerné en lui tendant la cigarette.
La fumée emplit très rapidement l'habitacle malgré les fenêtres ouvertes. Je ne dis rien, habituée et bercée par cette odeur de tabac et de cendres.
— Tu m'en donnes une, aussi ?
Ma copine me fusille du regard. Elle déteste, me voir fumer. Et moi, j'adore la voir me détester.
Ash rouvre le paquet pour m'en proposer une. Il pivote son visage pour m'observer l'attraper, sa langue léchant le rebord de sa lèvre inférieure.
— Où est-ce que tu nous emmènes ? demandé-je en me saisissant ensuite du briquet.
— C'est une surprise. Les cartes m'ont parlé toute la semaine, putain. Je suis blindé.
Il lance un clin d'œil que je lui rends immédiatement, avant de se tourner à nouveau vers le devant.
— Maxwell accepte ça ? s'étonne ma copine.
Vu le regard de Nicky, il est évident qu'elle n'a pas saisi. Je remercie donc silencieusement le chauffeur qui l'informe :
— Il n'est pas au courant.
Elle hausse les sourcils, la bouche ouverte.
— Qu'est-ce qu'on fiche ici, alors ?
— J'ai payé tes services, poursuit l'individu sur un ton un peu trop fier.
À travers le rétro, j'aperçois ses iris bleus très prononcés. Il est plutôt pas mal, pour tout avouer.
— Et donc ? réplique-t-elle, amère. Des tonnes de personnes déboursent pour mes services, mon chou. Ça ne veut pas dire qu'on peut aller où ça te chante.
— Ah non ?
Il sourit vicieusement en dévisageant mon amie dans le petit miroir. Ash ricane, alors que Nicky, elle, s'offusque. Il est vrai que Maxwell, habituellement, ne laisserait jamais une de ses filles faire la fête autre part qu'à l'Aquarium, que ce soit en solitaire ou accompagnée. Les clients n'ont pas le droit de déplacer la marchandise que nous sommes ; question de sécurité.
Mais la situation, aujourd'hui, est très différente, et pour cause. La moitié des ordres de l'Aquarium, c'est Ash qui les donne. Et Ash prend ce qu'il veut, quand il le veut.
Même si ma copine ne semble pas être d'accord avec ça.
— Dépose-moi à l'hôtel, ordonne-t-elle au chauffeur, lasse.
— Non.
— Je ne te demande pas ton avis.
— Ni moi le tien.
L'inconnu ne dévie pas ses yeux clairs de la route.
— Alors tu fais partie de ces connards qui pensent que l'argent achète tout, y compris le manque de respect, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que non, s'indigne-t-il. Le pognon n'achète pas tout, crois-moi, je sais de quoi je parle. En revanche, celui que j'ai donné paye bien ton petit cul assis dans cette putain de bagnole.
Nicky pousse un léger cri de désespoir puis crache :
— Quel connard, j'hallucine.
— Presque autant que tu es une déesse. Déesse qui va m'accompagner toute la soirée, j'en ai bien peur.
Il ricane et je suis obligée de me mordre la joue pour ne pas rire avec lui.
— Spenc, le reprend Ash. Excuse-le, Nicky. Ce mec ne sait pas gérer son insolence.
— Ni sa grande gueule, visiblement, s'agace ma voisine.
— Je maîtrise très bien mes érections, en revanche. Et tu sais quoi, Nicky ? J'ai payé pour ça aussi. Toi et ma queue, vous allez pouvoir faire connaissance.
— Super, elle s'extasie faussement. Ne t'étonne pas de repartir sans, par contre.
Il rit à gorge déployée pendant qu'elle mime un fuck à travers le rétro. Je souris, en détournant mes yeux de ça, mais mon cœur n'est pas à l'humour pour l'instant. C'est triste, en réalité. D'être obligé de s'amuser de telles remarques. D'avoir à les supporter, et même à s'en satisfaire, dans cette vie de débauche imposée à nos corps et à nos âmes.
Nicky pense faire son boulot, en étant ici. Et au fond, le plus horrible, c'est que c'est vraiment le cas.
Je ne devrais pas être contente que ce dénommé Spencer ait payé pour que Nicky soit de la partie, donc. Je ne devrais pas m'enthousiasmer de passer une soirée seule — ou presque — avec Ash, et ce, loin de l'Aquarium, afin de satisfaire un bourreau malsain et pervers d'idées noires, non plus. Mais je n'arrive pas à faire autrement. C'est plus fort que moi, l'envie de connaître celui qu'est Ash Parker en dehors de ce monde de fou me prend les tripes.
La voiture s'arrête dans une rue descendante, loin de la population que nous côtoyons habituellement. Les sans-domiciles sont nombreux ici, et le trottoir jonché de débris en tout genre.
Je flippe un peu, quand il s'empare de ma main. Nicky ne loupe rien, dans la vie en général, mais là encore moins. Elle pose ses deux yeux marrons qui me jugent dans les miens et je peux presque y lire : WHAT THE FUCK, BORDEL ?
Je souris, donc. Je feins la normalité. Et finalement, elle hausse les épaules avant de taper Spencer avec son sac à main pour le punir d'avoir essayé de poser ses griffes sur sa taille.
Sur les pas des garçons, nous entrons dans un petit bar, miteux par rapport à ce qu'on s'est habitué, mais sympa quand même. Les gens en vestes de cuir se succèdent, je soupçonne les gangs de tous les quartiers pauvres de se réunir ici. Sur le bar en bois, le nom du pub en grosse lettre de néons rouge : Black-Out.
Super.
Je suis Ash et prends place directement face à celui-ci. Nicky se débat avec ses talons aiguilles pour grimper sur le tabouret haut et réclame clairement aux nombreux regards insistants d'aller voir ailleurs. Ma copine est une déesse, sur ce point, Spencer n'a pas tort. Mais c'est sûrement la déesse de l'Enfer, si vous voulez mon avis.
— Mets-nous quatre bières, soumet Ash au barman qui nous fait face.
— Je vais prendre un cocktail, contre Nicky en feintant un sourire.
Le gros costaud devant nous hausse un sourcil pendant que Spencer se laisse aller à ricaner, pour changer.
— Cocktail, répète Nicky d'un air entendu. Ne me dites pas que vous ne faites pas ça, quand même ?
— Si bien sûr. Quel genre pour madame ?
— Je ne sais pas, qu'est-ce que vous avez ?
— Mojito, sourit le barman.
— Quoi d'autre ?
— Mojito, réitère-t-il. Ou une bière, c'est toi qui vois.
Il hausse les épaules, négligeant le regard outré de mon amie. Elle finit par commander une bière, jurant passer la pire soirée de sa vie et continuant de se prendre la tête avec un Spencer plus qu'excité.
Je dois attendre plus de deux heures et quatre verres de plus avant que le groupe ne se scinde enfin, me laissant l'occasion de retrouver Ash en tête à tête. Dehors, assis sur le capot de la voiture, nous fumons une cigarette en regardant les étoiles quand il brise finalement la quiétude.
— Est-ce que tout va bien ?
Je ne virevolte pas pour le contempler.
Non, ça ne va pas. Ça ne va pas, parce que pendant que je me reconstruis en profitant de ta présence, c'est toi que ça détruit.
Parce que pendant que j'attire ton attention, tu la détournes de ce que Craig prépare pour t'anéantir, et pas uniquement au sein de l'Aquarium.
Ça ne va pas, parce que ses mains m'ont touchée à nouveau, aujourd'hui.
Parce que j'ai ressenti ce dégout qui m'était devenu habituel et presque familier, lorsque son souffle s'est retrouvé trop proche du mien.
Ça ne va pas, Ash. Parce que je ne l'ai pas supporté.
Parce que j'ignore ce que je ressens en ce moment.
Parce que je découvre que je peux encore ressentir, justement.
Rien ne va, encore moins quand je te vois, ainsi, le visage rivé vers les étoiles et un destin tout tracé.
Quand les rêves se dissipent pour laisser place au brusque retour à la réalité.
Je devrais certainement lui dire, tout ça. Mais la force est quelque chose qui m'a échappé depuis si longtemps que je ne me souviens pas ce que c'est, de se montrer résistant.
Alors, je hoche la tête de bas en haut, et puis, en calant mes yeux dans les siens, je lance :
— Tu aurais de cette drogue, qui fait voir des éléphants roses ?
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