XIV. Le pacte (2)
Sawyer
— Et envenimer la situation ? C'est dans tes cordes, ça ?
— Je ne fais que mon boulot, Nicky.
— Contente-toi de servir des verres au bar, dans ce cas.
Travis se redresse, surpris par le cran de celle qu'il considère comme sa petite-amie. Il fronce les sourcils, prêt à en découdre.
— Ce n'est pas vraiment ce que tu me demandes, lorsqu'on est en privé.
Mauvaise réponse.
Nicky passe de la colère à la haine que plus rien ne peut arrêter.
— La moitié de l'Aquarium m'a déjà baisé, Travis. Ne te considère pas comme un privilégié, surtout.
Et elle fait demi-tour, m'entraînant avec elle. Son bras enroulé autour du mien, je suis presque obligé de courir pour suivre le rythme de ses pas. Ma robe rouge et trop longue empêche la bonne fluidité de mes mouvements, et le champagne me tape doucement à la tête.
Lorsqu'on rejoint sa chambre, Nicky est dans un tel état de rage que je n'ose même pas ouvrir la bouche pour tenter de la calmer.
— Je n'y crois pas. Pour qui il se prend hein ? Pour qui ?
Elle défait le nœud dans son cou avec hargne, puis se tourne vers moi.
— Aide-moi à enlever ce truc.
Je me lève sans rechigner afin de la libérer de la fermeture de sa robe. Son dos bronzé s'offre à mes yeux inquisiteurs alors que je demande :
— C'est quoi, le problème ?
— Le problème, c'est que Travis est un con.
— Mais encore ?
— Il n'aurait jamais dû te balancer.
— Mais encore ?
— Pourquoi tu ne m'en as pas parlé, sérieusement ? déclare-t-elle soudain en me fusillant du regard. Tu te tapes ce mec depuis combien de temps, au juste ?
J'ouvre la bouche une seconde, puis la referme finalement. Le temps de remettre mes idées en place et j'avoue :
— C'est arrivé qu'une seule fois.
— Qu'est-ce que ça change ? s'exclame-t-elle, déçue. Je pensais qu'on se disait tout.
— C'est le cas, mais...
— J'aurais pu comprendre que tu aies envie d'autre chose, tu sais. Surtout que ce mec est...
— Non, décliné-je. Ça n'a rien à voir. Ash est...
Je suspends mes mots. Il est... quoi, en fait ? C'est bien la question que je me pose depuis des jours. Il est l'envie et la tentation. Le mal et le bien. Il est la vie, et un peu la mort, aussi.
Chaque fois qu'on se parle, j'oublie qui je suis. Et à chaque fois qu'on ne le fait pas, je n'arrive pas à oublier qui il est.
L'associé de Craig.
Il a démontré le contraire, pourtant, par ses actes et par ses choix. Mais je ne parviens pas à me l'enlever de la tête. Je suis folle à lier, si je pense que retourner dans ses bras est une chose qui pourrait m'aider. Mais au fond de moi, c'est l'attraction qui prime sur tout le reste.
Il est différent, peut-être. Mais il n'est pas mieux.
Je le sais, j'en suis parfaitement consciente. Alors qu'est-ce qui m'attire, au juste ? Ses yeux, sombres comme la nuit ? Son sourire, qui m'invite à m'y perdre ? Ses mauvaises blagues, le fait qu'il soit sûr de lui, ou qu'il baise tel un Dieu vivant ?
Je ne comprends vraiment pas.
Ni ses choix ni les miens.
Pourquoi je reste ? Pourquoi je ne prends pas seulement ce qui m'appartient, avant de tout quitter ?
Pourquoi, pourquoi, pourquoi.
Ça me hante violemment, tout ça.
— Raconte-moi, propose Nicky en s'asseyant sur son lit. Ash est quoi ?
Je plante mon regard dans le sien.
Et puis j'avoue :
— Lui-même. Il est juste lui-même.
Mes doigts passent de la chaise au lit. De la table, à la vitre, donnant sur l'univers tout entier. J'ai tout relaté à Nicky. Je l'ai écouté me sermonner, pour ensuite s'inquiéter, puis finalement s'enthousiasmer.
Il n'y a personne de mieux placé qu'elle pour me comprendre. L'interdit est excitant, mais davantage lorsqu'il est vécu comme une bonne dose d'indépendance.
Après ça, j'ai bien été obligé d'entendre ses conseils. Nicky est rusée et plus que ça, elle est astucieuse. Je lui voue une confiance aveugle, et ce, depuis toujours.
Lorsqu'elle est arrivée, j'étais perdue. Totalement et irrémédiablement perdue. Je ne le savais pas encore, cependant, et son attitude m'a permis de m'en rendre compte. Elle m'a souvent été d'une grande aide, que ce soit dans mes craintes ou mes moments de doutes. Le bonheur n'était nulle part ici, mais avec elle, j'en entrevoyais pourtant l'existence.
C'est sans doute la raison qui explique que je suis là, maintenant.
À me demander quoi dire sans vraiment y réfléchir, à me demander quoi faire sans réellement y méditer.
Je laisse vaquer mon esprit au présent, à ce que je ressens quand mes yeux vagabondent entre cette vue, intérieure et extérieure, ou ses vêtements, à l'odeur si spéciale, qui traînent sur le lit.
Je me perds, là encore, le regard rivé vers le monde qui m'entoure et qui est déjà enseveli par la nuit.
— Ton attirance pour le vide commence à me faire flipper, sirène.
Je souris immédiatement, sans détourner mon attention de la grande fenêtre. J'entends Ash approcher, doucement, et mon cœur, malgré moi, entame le rythme effréné d'une course vers une destination inconnue.
Alors que je le sens tout près, je me tente enfin à me retourner. Ses cheveux noir corbeau tombent de part et d'autre de ses tempes, humides. Ses yeux sombres transpercent les miens.
Et son parfum... il me surprend, lorsqu'il lève la main pour venir frôler ma joue.
— C'est exactement le genre de rêve que je fais tout le temps, tu sais, chuchote-t-il.
Je ne laisse rien paraître de mon excitation, mais il allume déjà la brèche en moi.
— Vraiment ?
— Toi, ici, m'attendant dans ma propre chambre, acquiesce-t-il.
Je déglutis d'impatience, cette fois, quand il reprend :
— Il y a juste une chose, qui ne correspond pas.
— Laquelle ?
Ma voix est fébrile, mélange entre attraction et envie.
— Cette robe, annonce-t-il alors en me détaillant des pieds à la tête.
Il approche son visage jusqu'à susurrer dans le creux de mon oreille :
— Dans mon rêve, tu es nue.
Mon ventre se tord immédiatement en riposte à ses dires. C'est le cas aussi de mes jambes, qui se serrent l'une contre l'autre dans l'espoir d'atténuer le brasier qu'il a allumé.
— Et dans ton rêve... chuchoté-je à mon tour. Qu'est-ce qui se passe, ensuite ?
Il sourit, de ce rictus qui m'impressionne autant qu'il me tente.
— Je n'en ai aucune idée. Je n'ai plus l'occasion de dormir depuis des semaines.
Il se recule presque immédiatement après ça, un sourire vicieux au coin des lèvres, me laissant clairement sur ma faim. Je le regarde s'éloigner puis rejoindre le petit frigo qu'il ouvre pour en sortir deux bières. Il m'en propose une, que j'accepte d'un vague signe de tête, puis part s'asseoir directement sur le bureau face au lit.
— Où tu étais, ce soir ?
Je ne reconnais pas ma voix. Elle est basse, incertaine. C'est celle d'une fillette qui quémande les éclaircissements qu'elle sait pourtant très bien qu'on ne va pas lui donner.
Et comme pour me le prouver, Ash se redresse pour me répondre.
— J'avais du travail.
— Moi, je crois que tu as fui.
Il sourit encore.
— Pourquoi j'aurais fait ça ?
— Il y a des tas de choses que je n'explique pas, affirmé-je en décapsulant ma canette à main nue. Comme le fait que tu t'associes à un type que tu exècres. Ou que tu mettes en péril tes affaires pour celles qui ne sont justement pas les tiennes.
Il lève les yeux au ciel.
— Je n'ai rien mis en péril, Sawyer. On va dire que c'est juste une façon de remettre les pendules à l'heure avec Maxwell.
— Il voulait se débarrasser de toi. Et c'est pire, maintenant. Il ne va plus seulement essayer, il va réussir.
— Peut-être, admet-il. Est-ce que ça t'inquiète ?
— Peut-être, rétorqué-je en retour.
Il se lèche la lèvre en ricanant, avant de secouer la tête pour recouvrer un semblant de sérieux.
— Qu'est-ce que tu envisageais, en m'envoyant ce message, Sweet ? Je veux dire... pourquoi tu n'es pas avec le connard qui te sert de bourreau ?
Il a un don, pour blesser les gens. Mais le pire, c'est qu'il ne s'en rend même pas compte. Ash est un de ces mecs, amputé du cœur et des sentiments. Il n'attend jamais rien en retour et se contente seulement de s'éprendre de ce qu'il souhaite posséder.
Il est libre, et ce n'est pas pour rien que ça m'a frappé, la première fois que je l'ai vu. Il m'attire depuis le premier jour. Depuis qu'il a maladroitement tenté de m'inviter à le rejoindre dans sa chambre alors même qu'il ne connaissait pas mon nom.
C'était écrit, sur sa face de bad boy relou, que j'avais tout à perdre.
Et pourtant...
— Sawyer ?
Il incline la tête, impatient d'entendre ce que j'ai à répliquer. Je pourrais être honnête et lui dire que Maxwell m'envoie une nouvelle fois à l'abattoir afin de satisfaire les priorités qui sont les siennes. Mais je sais, au fond de moi, que ce n'est pas la vraie raison qui m'a fait l'attendre dans sa chambre.
En réalité, j'en avais besoin plus qu'envie. Et si ça me tétanise, à l'intérieur même de mon âme, je dois pourtant avouer qu'il m'est impossible de reculer.
Je devais le voir. Lui parler. Et surtout, le laisser me toucher.
Qu'il efface l'empreinte de Maxwell de mon corps à nouveau. Qu'il me marque, de son odeur, de sa chair, pour essayer d'oublier que la mienne est meurtrie à tout jamais.
Mais je ne peux pas lui dire ça. Il se moquerait de toute façon des raisons, tant que ça lui permet de baiser.
Alors, je souris, simplement. Puis j'annonce :
— Appelle le fournisseur de Craig. Dis-lui de le livrer en condition.
Il fronce les sourcils, les yeux vides, presque ahuris. Puis d'une voix lasse, mais tout à fait rauque, il demande :
— Et pourquoi je ferais ça ?
— Parce que j'ai quelque chose de beaucoup plus amusant à te proposer pour mettre Craig en rogne.
Lentement, je fais glisser ma robe le long de mon corps fragile et pressé. Il s'en nourrit, laissant mes formes effacer le peu de contenance dont nous disposons, tous les deux.
— Est-ce que ça correspond mieux à ce que tu t'imagine lorsque tu ferme les yeux ? chuchoté-je.
Ses yeux parcourent ma nudité. Il se mord la lèvre un instant, avant de m'accorder à nouveau toute son attention.
— C'est exactement comme dans mon rêve.
Sa voix grave m'oblige à déglutir.
— S'il te plaît...
La mienne, basse, l'invite à se relever. Il avance, doucement, jusqu'à me dominer complètement. Son index parcourt la ligne claire de ma clavicule.
— Tu es sûre ?
Et j'opine, sans hésiter une seconde.
Il sort son téléphone, son regard ancré dans le mien. J'entends deux sonneries avant qu'une voix ne réponde. Ash donne ses ordres, puis raccroche, simplement, avec toute la facilité du monde. Il range son portable dans la poche arrière de son jean et me sourit doucement.
— C'est le moment d'écrire la suite de ton rêve, lâché-je tout bas. Alors, dis-moi... par quoi on commence ?
Il secoue la tête légèrement, amusé. Et dans le calme de la chambre, son arrogance tranche finalement :
— Par ne plus jamais se rendormir.
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