Sawyer

J'ai bien trop souvent connu les soirées de ce genre. D'habitude, je ne suis qu'une employée parmi les autres. Une femme, payée uniquement pour faire passer le temps aux hommes qui s'ennuient. Mais aujourd'hui, tout semble si différent que pour la première fois, je n'ai pas besoin de me noyer dans l'alcool pour me purger de mes ressentis.

Craig m'entraîne partout comme sa poupée de chiffon, là-dessus, rien n'a changé. Mais je peux enfin avoir le loisir de l'admirer se décomposer au plus les heures s'écoulent.

Si ses invités se sont montrés compréhensifs bien qu'un peu étonnés au début, ils ne se gênent désormais plus pour revendiquer l'absurde de la situation. Fêter les cinq ans de l'Aquarium sans les fondations de cet endroit, autrement dit, l'alcool fort, la drogue, et le cul, c'est intolérable à leurs yeux.

Et pas que.

Craig ne cesse de faire les cent pas en passant des coups de fil à toutes sortes de grosses mains. Si ce monde m'a bien appris quelque chose, c'est qu'il y a toujours quelqu'un, plus haut. Plus haut que Craig, mais plus haut qu'Ash, également.

Il tente de trouver une solution, n'ayant plus envie de faire preuve de patience en attendant que celui-ci ramène sa fraise et les pilules qui détendraient tout le peuple en prime.

Il y croyait, au début.

J'y ai presque cru, moi-même.

Parce que ce serait complètement fou et réellement stupide qu'Ash se mette dans une telle situation.

Mais, évidemment, fidèle à ses décisions et à son caractère parfois douteux, il l'a fait. Il a claqué la porte et n'est jamais revenu. Exactement comme sur ce foutu toit, la fois avant ça.

Je ne le connais pas, manifestement. Je ne sais rien de ce type. 

Et c'est effrayant. 

De me dire que j'ai mieux expérimenté sa queue que ce qu'il a en tête. De ne pas réussir à le cerner, ou l'appréhender. De ne pas pouvoir le devancer.

Il se pavane comme si le monde était à lui, ce qui est complètement ridicule et faux. Le monde nous engloutit. Il ne laisse personne régner sur lui, surtout pas les gens comme nous.

Je devrais le remercier, pourtant. Parce que cette vue que j'ai de Maxwell courant partout, le front en transe dans son costume à un bras et les yeux presque révulsés, je suis certaine que c'est la meilleure chose que je puisse visualiser ce soir.

Mais, il n'y a rien à faire. Le fait est que je ne comprends pas ses agissements et la vraie raison de sa mise en danger.

Le temps passe, donc, et la soirée est mitigée. Le champagne est la seule affaire capable de désamorcer un peu les riches, tout en facilitant légèrement la tâche des pauvres. Les clients se montrent cordiaux, mais décidément pas assez pour se laisser entraîner dans les abysses de l'Aquarium.

Ils discutent, mangent, boivent, le reste du stock de l'hôtel, mais ils ne dépensent pas. Ni au poker ni au lit. Et c'est un problème auquel Maxwell doit remédier immédiatement, s'il veut continuer d'exister au sein de cette communauté.

Alors que je finis mon verre du bout des lèvres, Nicky vient me trouver. Elle sourit, comme toujours. Cette fille ne fait pas que se contenter de ce que lui offre cet endroit. 

Elle s'y plaît.

— On se croirait à un gala pour personnes âgées. C'est quoi, l'ennui ?

— C'est Ash, l'ennui. C'est ce qu'il s'approprie.

Elle arque un sourcil en attendant mes aveux.

— Il a suspendu le trafic jusqu'à l'Aquarium, expliqué-je en levant les yeux au ciel. Les riches ne parviennent pas à se détendre, du coup. 

— Comment est-ce qu'il a pu faire ça ?

— Je n'en sais rien, avoué-je en haussant les épaules. Ce mec est un mystère, pour moi.

— Un mystère, vraiment ?

Elle rit en me poussant doucement, puis poursuit :

— En tout cas, il est sexy.

Le soupir qui s'échappe de mes lèvres ne fait que renforcer son sourire.

— On ne dit pas que ça suffit à tout pardonner ? insiste-t-elle.

Je lâche un ricanement aussi bref que l'arrivée de Craig devant nous. Suivi de près par Travis, qui, les mains dans les poches, nous contemple sans rien notifier, il admet :

— Je crois que Nicky a raison.

Derrière sa voix sombre, un sourire hypocrite se visse doucement sur ses lèvres. J'entends mon amie déglutir à mes côtés, peut-être à cause de son ton, sûrement à cause de son petit-ami secret, mais le patron n'en reste pas là.

— Qu'est-ce que tu lui as dit, Sweety ?

Je feins un air étonné sous son air de reproche.

— De quoi tu parles ?

— Je te parle d'Ash, assure-t-il en fronçant les sourcils. Il paraît que c'est de ta faute, tout ça.

— C'est lui qui t'a dit ça ?

Au fond, j'espère réellement que ce n'est pas le cas. Et je ne peux que m'en sentir rassurée lorsque Travis intervient en dépassant Maxwell.

— C'est moi, qui a dit ça. Je vous ai vu la dernière fois, quitter la soirée, tous les deux. Vous aviez l'air proches.

— Tu me surveilles, maintenant ? m'insurgé-je.

— Peu importe. Je réitère, ma belle, coupe froidement Craig. Qu'est-ce que tu lui as dit sur moi, pour qu'il se mette en rogne à ce point ?

Cette fois, c'est moi qui peine à avaler. Je cherche mes mots, une excuse et même jusqu'à mon souffle. J'aperçois vaguement Nicky fusiller des yeux Travis avant qu'elle ne se positionne devant moi, les bras croisés, comme une mère qui défendrait son petit.

— C'est n'importe quoi, dicte-t-elle en n'ayant pas peur d'affronter Craig. On ne peut pas se baser uniquement sur ça pour lui faire porter le chapeau, quand même. 

— D'autant plus qu'Ash est un solitaire. Il n'a pas besoin de moi pour prendre ses décisions, ajouté-je en fronçant les sourcils.

Mais Maxwell secoue la tête, durement. Il a déjà pris la sienne, cela va de soi.

Il me dévisage, fourre les mains dans les poches de son pantalon de costume, puis regarde ailleurs pour m'ordonner :

— Appelle-le.

Je ne sais pas si j'ai envie de mourir, là tout de suite, ou bien d'obéir sans y réfléchir. Ce que je sais, c'est que l'intonation de celui qui me fait face ne laisse pas de place au refus.

— Demande-lui de revenir, agrémente-t-il après une seconde.

— Pourquoi ferais-je ça ? scindé-je, fermée.

— Tu es la patronne, Sawyer. Il me semblait pourtant avoir été explicite. Si tu dois donner ta vie pour que ce putain d'Aquarium fonctionne, alors qu'il en soit ainsi.

— Je n'ai jamais rien réclamé de tel.

Craig ricane, l'audace parcourant ses yeux clairs.

— Peut-être, mais ce n'était pas une question.

Il approche rapidement, sa bouche touchant presque mon cou.

— C'était un ordre.

Je le sens sourire, tout près de ma peau. Un ordre, oui. Il n'est question que de ça, entre nous, toujours et tout le temps. Il ordonne et j'obéis. Il décide... et je le laisse faire.

— Très bien, abdiqué-je finalement. Et s'il refuse ?

À ces mots, Craig rit pour de vrai. Il se frotte la barbe, puis plante son regard transparent dans le mien.

— Il viendra, affirme-t-il en reprenant un air sérieux. Mais si vraiment il se montre dur en affaire, donne-lui ce qu'il attend.

— C'est-à-dire ?

— Toi.

Je ravale la nausée qui me prend en percevant ces paroles traverser ces lèvres. A contrario, j'essaye d'ignorer mon ventre qui se serre subitement en riposte à mes pensées les plus profondes.

Mon corps ne se contrôle pas, lorsque je revois ses mains sur moi. Sa peau contre la mienne. Ou son souffle, en écho au mien.

C'est pour cela que je tâche d'éviter de replonger. Je ne peux pas me permettre de sentir ça à nouveau.

— Je pensais que tu voulais que je ne sois qu'à toi.

Je m'étonne de m'entendre dire ça, mais je crois que j'ai besoin de comprendre. Finalement, il aurait mieux valu éluder la question que de l'écouter me répondre :

— Je souhaite encore plus protéger cet endroit, Sawyer.

Entre appréciation et fierté en péril, entre contentement et désagrément, je ne sais pas ce qui me happe le plus. Que Craig avoue tout bonnement et devant témoins que je ne suis rien d'autre pour lui qu'un moyen de parvenir à ses fins, ou qu'il me donne un morceau de la liberté que j'ai toujours réclamé.

C'est vrai, pas exactement comme je l'espérais. Mais ça compte.

Si je peux m'envoler, juste quelques secondes, hors de ce monde et de ces mains destructrices, alors soit.

Je déglutis, et je me redresse.

— Très bien, obtempéré-je devant les yeux effarés de mon amie.

Je n'ai pas besoin de compter jusqu'à cinq, cette fois. Parce que je n'ai plus l'intention de survivre.