XII. En contrepartie
Ash
Le Black-Out n'est pas aussi classe que l'Aquarium, mais autant dire qu'il se débrouille, pour un bar situé dans les quartiers pauvres. C'est ici que j'ai choisi de me ressourcer, loin de la pollution des costards trop chers. J'ai beau avoir connu le luxe après la médiocrité, je ne m'en remets toujours pas. La toxicité de ceux qui se prennent pour tout sauf ce qu'ils sont réellement m'empêche de respirer convenablement.
Ici, les tables ne sont pas en chêne. Les néons ne scintillent pas et il n'y a aucune femme engagée pour distraire les clients. Ce n'est pas plus mal, pourtant. Je n'ai pas besoin d'avoir le pif doublé de volume pour supporter ce qui m'entoure.
— Du coup, tu l'as planté.
— Je ne l'ai pas planté, me défends-je. Le trafic reprendra, mais pas ce soir.
— Ouais... du coup, tu l'as planté. Tu sais qu'il ne te pardonnera jamais ça ?
Spencer se penche sur la table pour mieux m'épier, puis énumère en comptant sur ses doigts :
— Premièrement, tu lui piques sa meuf. Deuxièmement, tu lui piques sa drogue. Pour quelqu'un qui voulait se faire bien voir ici, c'est raté, tu ne crois pas ?
— Maxwell est un putain d'enfoiré.
— Et alors ?
— Et alors, quoi ? soupiré-je en terminant mon verre. Ne me dis pas qu'il ne mérite pas une petite leçon, quand même.
— Je ne le dirais pas, réagit-il en levant ses deux mains devant lui. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi. Allez, quoi. Je te connais, mec. Qu'est-ce que tu caches ?
— Il voulait me foutre dehors. Et pas gentiment, si tu vois ce que je veux dire. Je n'avais pas le choix.
— Pourquoi est-ce qu'il ferait une chose pareille ? questionne Spencer, soupçonneux. Il sait pourtant ce que ça lui couterait.
— Peut-être que je l'ai un peu menacé.
— Peut-être ? s'exclame mon pote en agrandissant ses yeux. Tu te fous de moi ?
— Il a cogné Sawyer.
Il fronce les sourcils, la mâchoire serrée.
Nous ne sommes pas des gentlemen's, je crois que c'est clair. En revanche, on ne tolère pas la violence envers les femmes. Nous, on prend soin d'elles. D'une manière sans équivoque, et pour laquelle beaucoup sont prêts à payer. On offre nos services et on le fait gratuitement. On est un peu des sirènes, quoi. Si ce n'est qu'on n'a rien dans les poches une fois que c'est fait.
— Pour résumer... c'est quoi le plan ?
Je hausse les épaules, confus. Tout ce à quoi j'aspire prend l'eau petit à petit, sans vouloir faire de mauvais jeu de mots.
J'étais venu ici dans le but unique de tout détruire. De récupérer ce que mon père avait mis tant de temps à façonner, pour finalement y mettre un terme. Juste comme ça, par fierté, je suppose. Pour venger quelque chose dont il ne se rendra jamais compte, mais afin de soulager mon propre besoin de fission.
En fin de compte, j'ai rencontré cette fille et tout ce pour quoi je lutter me semble bien compromis, maintenant. La paix que je cherche à lui donner est en totale contradiction avec ce qu'il me faut réellement faire pour me satisfaire, moi.
Pour assouvir ma revanche et honorer ma promesse.
Je ne sais même pas où ce chemin me mène véritablement. Si c'est une bonne chose de prolonger. J'ignore si je ne ferais pas mieux de me barrer au plus vite afin de reprendre ma vie où elle en était, avant que ce ne soit plus jamais possible.
Mais face à Spencer, je suis tout simplement incapable de l'avouer.
— On poursuit ce qu'on a commencé. Je réduirais à néant le moindre centimètre carré de cet endroit, et ensuite, on renouera avec le cours de nos vies.
— Juste comme ça ?
— Juste comme ça.
Il me sourit avant de me taper sur l'épaule et de commander un nouveau verre pour chacun d'entre nous, laissant à la soirée le libre cours de continuer à se débrider.
Il est presque minuit, quand j'y parviens enfin. Lorsque je divague juste assez pour me permettre de relâcher la pression. Spenc s'est trouvé une femme qu'il aguiche sans aucune limite. Je le contemple la charmer d'une façon étrange, bien que novatrice. Elle semble amusée, si j'en crois les sourires éclatants qu'elle lui lance. Et franchement, ça m'oblige un peu à réfléchir.
Au passé, au présent, à ce qu'on fait ici et maintenant.
Je ne remets pas en cause nos choix, seulement notre destin. Nos exigences ont toujours correspondu à ce que la vie nous infligeait. Elle s'est amusée, avec nous. En me filant un alcoolique dépravé en guise de père ou en léguant un cancer inopérable à la mère de Spencer. En me forçant à venger la mienne ou en mettant sur nos chemins la tentation de la débauche, et ce, à chaque seconde de nos vies.
Mon portable sonne, je décroche sans détourner les yeux de la scène qui se joue devant moi.
— Franz ?
— Salut, Ash. Tu as fait ce que je t'ai demandé ?
Je regarde autour de moi.
— Pas encore.
Ma voix se mure dans l'air bouillant du Black-Out. J'entends Franz soupirer, à l'autre bout de la ligne. Rien qu'à ça je sais déjà ce qu'il va répondre.
— Fais-le, dans ce cas. Tu connais le boss. Il n'aime pas qu'on lui soit redevable.
Il raccroche et je fourre le portable dans ma poche. La gorgée de whisky que j'avale est la dernière pour ce soir. J'attrape ma veste et fais un signe à Spencer, qui approche juste après avoir chuchoté quelque chose à l'oreille de sa nouvelle proie.
— Le travail m'appelle.
Spenc jette un œil par-dessus son épaule avant de déclarer :
— Je viens avec toi.
— Non, réfuté-je en secouant la tête. Je n'en ai pas pour longtemps.
— Peu importe. Je viens avec toi quand même.
Ses yeux bleus me sondent un moment, avant que je n'acquiesce finalement.
— Comme tu veux.
Dans la voiture, le calme contraste avec l'ambiance du bar que l'on vient de quitter. Aucun de nous ne parle, parce que chacun de nous réfléchit.
Évidemment, je sais pourquoi je fais ça. Il faut accepter de se mouiller, pour obtenir ce que l'on souhaite. C'est la règle, et celle-ci est indémodable. Alors, c'est certainement pour cette raison que je ne m'arrête pas pour faire demi-tour. Je roule, jusqu'à atteindre la destination que je convoite. Et là, je me gare, ordonnant à mon pote de ne pas me suivre.
C'est sans réfléchir que je me plante devant le type que je reconnais sans mal, avec ses cheveux rouges et les cratères qui ont élu domicile sur sa face. Allongé sur le sol, il n'a pas le temps de se relever pour me supplier.
Je plonge ma main dans mon dos, je sors mon arme et je tire.
Et puis, comme si de rien n'était, ne me rappelant que trop bien un passé qui n'est pas si lointain, je m'en vais. Je suis détaché, parce que je sais que ce clochard l'a cherché. Il a fait des trucs qui expliqueraient certainement qu'on lui fasse pire, même. Mais je ne peux m'empêcher de me dire que si lui le mérite, les autres, aussi.
Et que du moment qu'ils sont riches et au pouvoir, eux s'en sortent toujours.
Je remonte en voiture et reprends la route, calmement. Spencer ne pose pas de questions, il n'en a pas besoin. La tête contre la vitre, il pousse le bouton qui incruste la musique à l'habitacle avant de river son regard vers l'extérieur.
C'est ça, notre quotidien. L'absurde habitude qui rythme nos nuits.
Pour se faire une place dans ce monde, il faut être capable de se mouiller. Nager, parfois à contre-courant, pour toujours remporter ce qu'on s'entête à réussir.
Je n'aime pas tuer.
Mais s'il le faut, je suis systématiquement prêt à recommencer.
C'était le prix à payer, ce soir. Un service tout ce qu'il y a de plus banal, en contrepartie à la leçon infligée à Maxwell. Et quand je repense à Sawyer, à ses yeux marqués de bleu, au vide de son regard et à l'expression de son corps face à celui qui dirige le sien... même si je ne saisis pas la raison de ses choix, je suis certain d'une chose.
Ces mains sales que je traîne avec moi, je ne les regrette vraiment pas.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top