VII. Corps à corps


Sawyer


Les lumières de la ville sont splendides, vues d'ici. La lune se reflète sur les rues endormies et le calme règne enfin.

J'apprécie la fraicheur du vent qui se lève, j'apprécie le chant des oiseaux qui cesse, j'apprécie chaque chose qui, sans le vouloir, respecte la décision que je prends.

Un pas après l'autre, j'avance.

Vers la liberté. Vers de nouveaux horizons. Vers de nouvelles promesses et un lieu plus clément.

Le bord du muret n'est plus loin. Mon cœur bat à tout rompre, mes mains tremblent, mon sang se fige dans mes tempes. J'ai terriblement mal physiquement, mais je suis en paix, intérieurement.

En paix avec moi, avec ce que j'entreprends, avec ce que je termine.

Un pas après l'autre, donc. Et je suis prête à basculer.

— Sawyer ?

Je ferme les yeux, invitant ce songe à se dissiper le plus loin possible de moi. Je prends une grande inspiration, puis exhale un bon coup.

— Sawyer, qu'est-ce que tu fais ?

Une main sur la mienne, je rouvre les paupières et pivote légèrement mon attention. Merde, ce n'est pas un rêve.

— Va-t'en.

L'inconnu qui ne l'est plus vraiment me dévisage, comme s'il lui était invraisemblable d'imaginer la suite. Cette suite-là, en particulier. Ses sourcils sont froncés, son visage froid. Il ne défait pas son contact, referme même ses doigts autour de ma peau.

Son emprise n'a rien de celle de Craig. Elle m'invite simplement à renoncer.

— Je n'irais nulle part, sans toi.

— Va-t'en.

— Non.

— Dégage ! crié-je.

Il secoue la tête et grimpe sur le muret, pile à côté de moi. Le vide est là, juste devant nous, prêt à nous engloutir. Il n'en a pas peur. Il l'apprivoise, comme une vieille habitude, avant de se tourner vers moi à nouveau.

— Tu veux sauter ?

Sa voix grave est apaisante. Et le fait qu'il s'intéresse réellement à la question me déroute un instant. Quelques secondes planent avant que je n'avoue finalement :

— Oui.

Je ne le voit pas, mais je sens son souffle prendre une autre teinte.

— Pourquoi ? ose-t-il demander.

Je déglutis, sachant pertinemment qu'on ne peut pas mettre de mots sur tout. L'histoire est longue et revenir dessus me ferait perdre un temps précieux. Je dois sauter. Je dois le faire avant que Craig ne s'en aperçoive. Je dois le faire pour moi, pour la fierté que je n'ai plus, pour le bonheur qui m'échappe depuis trop longtemps. 

Je dois le faire. Pour les coups que je prends, pour mon corps qui ne parvient plus à les recevoir. Pour le bleu qui abîme ma vie, pour le jaune que je n'arrive plus à imaginer.

J'ai mal. Trop mal. Et ça ne concerne pas que mon état physique. 

À l'intérieur, mon âme est en totale perdition. Elle ne se raccroche plus à rien. 

— C'est quoi, ton nom ? questionné-je d'un ton éteint, me rendant compte avoir échangé avec lui un baiser avant même la moindre des politesses.

L'inconnu aux yeux sombres regarde devant lui. Sa tignasse noire retombe sur son front en légères mèches humides. Sa mâchoire se contracte, et puis, finalement, il déclare, comme mutilé par ses propres mots :

— Ash.

— Ash, répété-je dans un souffle.

Ce prénom est sans aucun doute celui que je lui aurais donné si j'avais pu choisir. Il le porte à merveille, même s'il lui semble lourd pour une raison qui m'échappe.

— Ravie de t'avoir rencontré, même si c'était relativement court, chuchoté-je en fermant les yeux à nouveau.

Cette fois, je marque le dernier pas. Celui qui me sépare du vide et de la mort et qui me permettra sans doute de vivre enfin. Pour quelques millièmes de secondes, peut-être, mais en étant libre pour la première fois.

Seulement, alors que mon pied quitte le béton pour se suspendre dans le vide, mon corps est projeté en arrière et mon dos cogne contre le sol goudronneux.

— Ne fait pas ça !

Je me relève, l'âme en colère. Qui est-il pour choisir ce que je peux ou ne peux pas faire ?

Ash me dévisage, légèrement essoufflé. Ses yeux s'accrochent aux miens, tentant de comprendre. Il n'y a rien à comprendre. Mes deux mains s'abattent sur son torse et le pousse férocement.

— Putain, t'es complètement cinglé ! hurlé-je à son encontre.

— Qui t'a fait ça ?

Il détaille mon visage avec hargne, sa voix grave feintant le calme. Ses yeux noirs s'arrêtent sur mon œil aux contours foncés par la cruauté. Sur mes bras, tatoués de l'empreinte ferme de quelqu'un d'autre. Ses traits changent, doucement, comme s'il prenait conscience de la réalité qui m'entoure. Ils se tordent à la naissance de cette vérité, m'obligeant à détourner mon attention de ça.

De lui, en colère et désolé, pour ce qui m'arrive à moi, la pauvre femme qui ne parvient jamais à se défendre.

Il serre les poings, la mâchoire et mon cœur, alors qu'il souffle, rageusement :

— C'est Maxwell, c'est ça ? Il ne se contente pas de te posséder, alors. Il te bat, aussi ? 

Je ne réponds rien. J'ignore tout du type face à moi. Ce que je sais, c'est qu'un mec comme lui ne se balade pas dans l'hôtel et aux côtés de Craig par hasard. Ce monde le berce, tout comme il berce chaque personne, ici. Aux dépens des autres et souvent de soi-même, je ne vois pas pourquoi il deviendrait l'exception à cette règle odieuse.

Il n'est pas mieux que Maxwell. Pas mieux que moi, ou que n'importe qui baignant dans la monstruosité de cet aquarium.

— Oublie que j'existe, lâché-je en mettant en suspens mes idées noires. Et ne parle de ça à personne.

Je fais demi-tour, m'apprêtant à rejoindre la porte de secours qui m'a amenée ici.

— C'est impossible, s'élève alors sa voix rauque.

Sans me retourner, je cesse d'avancer, lorsqu'il ajoute :

— Tu as tenté de mettre fin à tes jours juste devant moi. Me demander d'oublier que tu existes, ce serait me demander d'accepter que tu recommences.

Mon corps pivote brusquement, la rage s'insinuant dans chacune de mes veines.

— Mais pour qui tu te prends, sérieux ? Tu ne me connais pas, tu n'es personne.

— C'est vrai. Je ne suis rien. Mais toi, tu as encore le choix d'être tout.

Ma respiration s'écourte pour venir se bloquer dans ma gorge. J'étouffe, devant cette personne qui réussit à me chambouler sans même en avoir conscience.

— Je ne veux pas être tout, assuré-je. Ce que je veux, c'est être libre.

Ash avance, se plantant devant moi. Son corps domine le mien facilement. Ce que je déteste avec Craig me conforte avec lui. Mon cœur retrouve son rythme normal. Au plus il approche, au plus cela me rassure.

J'exècre ce que je ressens. Je ne crois pas que ce soit légitime, encore moins que ce soit une bonne chose. Son souffle en suspend face au mien, je sens les effluves de whisky de tabac et de menthe venir effleurer ma peau. Je ressens toujours la même chose, lorsqu'il est si prêt. Le cœur serré, l'attention en harmonie. Je ne le connaît que très peu, mais c'est comme s'il apparaissait toujours telle une évidence.

Et celle-ci vient me frapper à nouveau lorsqu'il entrouvre les lèvres.

— Alors, sois libre.

C'est la dernière phrase qu'il prononce avant de presser ses lèvres sur les miennes. 






Mon corps reçoit ce baiser comme une agression. Il se brusque, privé d'oxygène, pour finalement se laisser apprivoiser.

Les mains d'Ash sont posées de part et d'autre de mes joues. Son souffle emprunte le mien, me donnant l'affreuse sensation de ne plus savoir respirer.

Si je n'étais pas maintenu par son propre corps, je crois que le mien se laisserait tomber. Il s'abandonnerait, à cet homme, à ce ressenti, à ce baiser, aussi soudain que féroce.

Pourtant, ma langue est la première à se frayer un chemin entre ses lèvres entrouvertes. Elle s'insinue pour frôler la sienne, elle dompte tout ce qu'elle a envie de dompter. Elle ne demande pas la permission et comme ce geste qu'il a commencé, elle n'attend aucun autre consentement que le silence imposé.

Nos respirations s'accélèrent, nos cœurs s'acharnent, nos peaux fusionnent.

Sur le toit de l'hôtel, qui recouvre la merde qui m'ensevelit doucement, je sombre jusqu'à me noyer.

Dans ses yeux, noirs comme le ciel au-dessus de moi.

Dans cet échange, osé et déstabilisant.

Dans le risque que je cours et dans celui que je veux prendre.

Mes poumons se vident d'air à mesure qu'Ash m'en prive, mais je ne me suis pourtant jamais sentie plus remplie que maintenant.

Et c'est mal.

C'est mal, parce qu'à la minute où nos deux êtres renonceront l'un à l'autre, je trépasserais à nouveau.

— Putain, grogne-t-il sur ma bouche.

Je ne pourrais pas dire mieux.

Putain.

Ce que je me suis interdit de ressentir et me suis obligé à fuir depuis tant d'années revient me brutaliser sous les traits d'un démon à l'allure nonchalante.

— Sawyer...

— Ferme-là.

Mes mains déboutonnent sa chemise noire avec entrain et dextérité. J'essaye d'ignorer d'où ça me vient, et à la place, mets un point d'honneur à la faire disparaître.

— Baise-moi, Ash.

Il relève des yeux attentifs vers moi. Dressée face à lui, je ne sais pas quelle route j'emprunte. Ce que je sais, c'est à quoi ressemble la destination que je souhaite rejoindre.

— Tu voulais que je me sente libre, rappelé-je d'une voix terne. Alors, baise-moi.

Il passe sa langue sur sa lèvre inférieure comme une habitude de laquelle il ne parvient pas à se défaire, puis le regard étincelant, hoche la tête, gravement. Je me suis empêcher de céder tellement de fois, pour Craig, que faire ça, comme ça, avec la seule personne capable de lui résister, c'est comme manifester mon droit à l'indépendance.

— Qui a envie de ça, maintenant ?

Il plante ses yeux dans les miens, expire, puis reprend :

— Sawyer... ou Sweety ?

Et alors que sa question me surprend une seconde, je me sens obligée de répondre :

— Moi. C'est moi, qui en ait envie.

Sans répliquer, sa main entoure ma nuque pour me rapprocher de lui. Un instant. C'est tout ce que je demande. Quelques minutes loin de la merde que ça engendre de faire partie d'une vie comme celle-là. Quelques minutes à oublier le pire pour ne penser qu'au minimum. Quelques minutes à me défaire du parfum et de l'emprise de Craig pour enlacer celui de quelqu'un de neutre. D'irresponsable face à ma destinée tragique et difficile. Quelqu'un d'appréciable, par son regard, son visage ou ses abdominaux, se dessinant sous mes doigts fins.

Inutile de se demander pourquoi ce type semble se contrefoutre de tout. On ne peut accorder aucune importance à quoi que ce soit que lorsqu'on a déjà tout.

Sans réellement suivre le cours des choses, je me retrouve nue. Nue et vacante, n'attendant plus que lui pour venir me remplir. Ash me dépose sur le bitume, directement sur le sol recouvert de nos vêtements. C'est désagréable, mais c'est aussi excitant. Son dos à la musculature inébranlable me surplombe, son visage me fait face et son rictus s'accentue.

Je détourne les yeux de lui alors que sa queue vient me pénétrer. Elle est comme lui. Imposante, raide et libre. Mon corps goutte à lui et presque immédiatement, en redemande. Je m'agrippe à ses épaules, me cambre, ferme les yeux. Ses coups de reins m'ébahissent, ils me vident et m'emplissent, me nourrissent et me dessèchent à la fois.

J'ai l'eau à la bouche sans plus avoir de salive, j'ai la langue glacée et l'entrejambe en feu.

Tout mon être n'est qu'un hamac de choses que je ne contrôle pas. Autant mes cris que mes pulsions, autant le plaisir que l'abomination. J'ai l'habitude de me faire prendre par un autre corps, mais je n'ai pas l'habitude que le mien en éprouve ce qui s'apparente à de l'aise. C'est ça en fait. Je me sens entière, à ce moment. Et c'est carrément flippant.

Je ferme les paupières pour m'empêcher de voir ce que reflètent ses yeux lorsqu'ils me dévisagent.

L'espoir qui les constitue et dont je ne suis plus du tout affublée.

La passion et la possession. La victoire, aussi, celle d'avoir su obtenir mes faveurs après seulement quelques jours.

Mon crâne ne fait plus qu'un avec le béton, rasant celui-ci à chaque coup de bassin. Mon souffle devient difficile, l'électricité grimpe dans chacune de mes neurones, et le dernier choc vient m'arracher un cri de contentement pur et simple.

Je laisse quelques secondes s'effiler en tentant de reprendre une respiration normale. En essayant de me reprendre, normalement.

Mes yeux se rouvrent doucement. Et pendant un millième de seconde, c'est lui que je vois. Craig. Ce squale qui provoque un ras de marée dans mon être à chaque fois qu'il le croise. Mon corps en devient douloureux, mes muscles tremblants. Je pousse Ash en retrouvant ses yeux et me lève en enfilant mes vêtements rapidement pendant que, les sourcils haussés, il tente de me déchiffrer.

— Ça va ?

Son air malicieux me perturbe. Il ne s'en défait jamais, même pas lorsqu'il se fait planter juste après la baise. Il se gratte le menton en me détaillant, puis se baisse pour attraper son boxer et me cacher de la vue agréable de sa nudité.

— Ouais, lâché-je, désormais penaude.

Être libre, ça a un prix. La culpabilité est le premier.

Après s'être senti ainsi, il faut être capable de l'assumer. Et ça... je n'y suis pas encore prête. Je déglutis, bien trop durement pour ce que soit naturel, puis me retourne afin de le quitter.

— Tu ne vas pas partir maintenant ?

Je ne réponds pas. Évidemment que je vais m'en aller. Rester ici, devant lui, pour lui dévoiler plus que mon corps serait inimaginable. Et carrément imprévisible.

De ce côté, je crois que j'ai ma dose pour ce soir. L'imprévisible me fait peur et pour cause, le bleu autour de mon œil en témoigne. Alors, sans me retourner, je poursuis mon avancement. Je claque la porte derrière moi, et puis, je descends les escaliers grisâtres de béton.

Ces mêmes escaliers que j'avais empruntés dans l'espoir d'en finir.

Et ces mêmes escaliers que je dévale maintenant avec l'étrange sentiment d'un nouveau commencement. 


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